Un chapeau de paille sur la tête, Sirius Daly marchait le long du rivage, observant la croissance du blé.
Quatre mois après avoir été semé, il était enfin mûr.
Le champ de blé s’étendait à perte de vue tout autour de lui, semblable à un océan d’or. Les épis étaient épais et pleins. La quantité de grain avait plus que doublé. Elle dépassait la totalité des récoltes de printemps qu’il avait vues jusqu’ici. Nul besoin d’attendre jusqu’à la pesée. Sirius savait déjà que cette année, la récolte serait exceptionnelle.
Nul doute que la contribution des sorcières en était la cause.
Depuis dix ans, il accompagnait son père dans les plantations, aussi savait-il bien entendu reconnaître le blé commun. Un plant de blé portait entre un et trois épis, et chaque épi contenait entre vingt et trente grains. Que la fertilité du sol puisse réellement influencer la taille du grain était déjà croyable, mais était-elle en mesure de doubler carrément la taille du caryopse ? Il n’y avait aucune autre explication possible : ce ne pouvait être que l’œuvre d’une sorcière.
Apparemment, il y avait eu nombreuses transformations comme celle-ci. Les nouveaux châteaux d’eau qui surplombaient Border Town, par exemple. Il avait observé de près ces monstruosités et conclu qu’il était impossible d’installer des tubes d’acier plus grands qu’un bâtiment résidentiel par la seule force humaine. Pourtant, ils avaient été quasiment construits en vingt-quatre heures. Depuis, il était très rare que les habitants du nouveau district aient besoin de porter un seau pour aller puiser de l’eau. Ils n’avaient plus qu’à tourner le robinet pour que l’eau fraîche du puits sorte du tuyau.
Il en était de même pour les ײîlotsײ situés au centre de la rivière Redwater. Depuis que Son Altesse avait organisé la cérémonie d’honneur et de remise des prix et que Mlle Nana était montée sur l’estrade, de plus en plus de personnes savaient à présent que le Prince faisait appel aux sorcières. Il était évident que seules des sorcières auraient pu faire surgir ces îlots au milieu de la rivière.
Il avait posé la question au Premier Ministre Barov, de l’Hôtel de Ville, celui-ci lui répondit qu’il n’avait pas besoin de comprendre. Son Altesse Roland avait bien sûr ses raisons.
« Je suppose que ça devrait aller… Après tout, la famille royale aime bien se trouver face à l’Église. Même si celle-ci envoyait des troupes pour éliminer Son Altesse, ils devraient d’abord vaincre la Première Armée. Alors seulement ils seraient en mesure de parler. À défaut, le Territoire de l’Ouest reste la propriété de Roland Wimbledon.
Le duc Ryan en est le parfait exemple. »
– « Enfin vous voilà, Monsieur! » Deux serfs qui se trouvaient dans les champs et qui avaient remarqué Sirius Daly accoururent aussitôt et le saluèrent. « Voyez-vous, cette partie du champ de blé peut être moissonnée dès aujourd’hui. Au… aussi, puis-je vous demander… »
– « Nous souhaitons demander à Monsieur si les précédents décrets du Seigneur sont toujours valables. »
– « Exactement, Exactement », approuva le second en se frottant nerveusement les mains. « Avons-nous vraiment la possibilité de devenir des hommes libres ? »
En sa qualité de chef du Ministère de l’Agriculture, à part trouver et consigner la meilleure façon de planter et établir des statistiques sur les récoltes, Sirius avait une importante responsabilité : communiquer les directives de Son Altesse et la politique de l’Hôtel de Ville aux serfs. Même s’il n’aimait pas entrer en contact avec ces paysans qui avaient passé leur journée dans la boue, l’autodiscipline qu’il avait acquise en tant que chevalier lui permettait cependant de remplir sa tâche.
– « Voyez-vous ces slogans ? »
Sirius tendit la main et désigna la banderole, à côté des terres agricoles.
– « Monsieur, je… ne sais pas lire… », avoua le serf avec un sourire gêné.
– « Le travail procure la richesse et change la destinée », déclara le Ministre. En d’autres termes, à partir du moment où vous vous efforcez de cultiver, vous aurez l’opportunité de devenir des hommes libres. Son Altesse en a fait la promesse et cela se réalisera. »
– « C’est vrai ? C’est formidable! »
– « Lorsque vous serez devenus des hommes libres, vous pourrez vivre au centre-ville, posséder votre propre maison de briques, et aurez droit à une éducation primaire, après quoi vous n’aurez plus à me demander la signification de ce slogan. »
Sirius leur relut la propagande en question.
« Très bien, Monsieur », approuva le serf avec enthousiasme. « Il fait si chaud! Voudriez-vous venir prendre une coupe d’eau fraîche dans ma cabane ? »
– Je ne peux pas, vous avez beaucoup de travail dans l’immédiat », dit-il en désignant les champs de la main.
Tous deux comprirent aussitôt la signification de son geste. Ils lui exprimèrent leur gratitude et s’inclinèrent longuement, puis retournèrent dans leur secteur et reprirent le travail.
Au cours du dernier mois, on lui avait souvent posé cette question. Il avait beau leur expliquer, ils prenaient toujours la peine de venir le lui redemander, craignant que Son Altesse ne décide subitement d’annuler cette politique.
Un peu plus bas sur la route, Sirius fut à nouveau encerclé par un groupe de gens :
– « Bonjour, Monsieur Sirius. Lorsque nous aurons fait sécher la récolte, n’aurons-nous vraiment à payer que les sept dixièmes ? »
En entendant la question, Sirius ragea intérieurement. Cette question était également la plus souvent posée, juste après celle concernant la « promotion au rang d’hommes libres. »
– « La première année seulement. Ensuite, cela ira en diminuant. Si vous êtes promus au rang d’hommes libres, vous n’aurez plus à restituer que les deux dixièmes. Nous avons déjà évoqué ce point à plusieurs reprises. »
– « Si jamais je suis promu, » dit un homme de grande taille en se touchant l’arrière de la tête, « Ces trois dixièmes de blé restant, pourrons nous… »
– « Vous pourrez les vendre à Son Altesse, les utiliser pour votre nourriture ou les conserver comme des semences. » Sirius frappa dans ses mains pour inviter tous les serfs qui se trouvaient dans les environs à s’approcher. « Ecoutez bien, tout le monde. Border Town interdit à quiconque de vendre de la nourriture en privé, que ce soit à des citadins ou à des hommes d’affaires étrangers. Ce serait une violation des lois de Border Town. Si vous outrepassez cet interdit, non seulement votre salaire sera confisqué mais vous risquez également la prison. »
– « Que ferons nous si le Seigneur n’offre qu’un prix très bas ? » Marmonna le grand homme.
– « Ces conditions pourrons se produire. Et c’est tout à fait normal. L’acquisition de nourriture par Son Altesse vise à stabiliser le prix du marché. Aussi, que votre récolte soit exceptionnelle ou au contraire mauvaise, il est peu probable que les prix changent substantiellement. Par conséquent, il vous suffira de conserver du blé, de crainte que vous n’ayez pas assez à manger après l’avoir vendu. En cas de récolte trop importante, vous n’aurez plus à vous inquiéter de ne pas pouvoir tout vendre ni de devoir vendre à bas prix. »
Sirius réitéra ses consignes : « Le seul endroit où il vous est permis de vendre des aliments est le marché de proximité et celui-ci relève de la gestion de l’Hôtel de Ville. »
– « Finalement, le prix sera…? »
– « Rassurez-vous, Son Altesse en personne l’annoncera avant d’acheter. »
Sirius regarda les serfs dispersés par groupes de deux ou trois, passa sa langue sur ses lèvres sèches et poursuivit l’inspection des récoltes. Il ignorait combien d’entre eux se souviendraient de ses paroles, cependant Sir Barov avait clairement fait savoir que Son Altesse se montrerait intransigeant s’il venait à découvrir des vendeurs clandestins de nourriture. Ceux-ci seraient sévèrement punis.
Au même moment, un jeune serf se détacha de la foule et se retourna :
– « Monsieur », demanda-t-il, haletant, « je voudrais vous poser une question. »
– « Oui ? »
– « Savez-vous où sont Mlle May et Mme Irène ? » Il hésitait : « Voici un moment qu’il n’y a pas eu de représentations sur la place, aussi je voulais… vous demander si elles n’étaient pas tombées malades. »
Cette nouvelle question était excitante. Sirius ne put s’empêcher de relever le coin de sa bouche. S’il ne les avait pas vues à l’Hôtel de Ville en train d’accomplir des formalités, il n’aurait su répondre.
– « Elles sont à la Forteresse de Longsong. »
– « Ah », fit le serf, visiblement déçu. « Ne me dites pas qu’elles n’ont plus l’intention de rester à Border Town ? »
– « Elles se sont simplement rendues au théâtre de la Forteresse pour y jouer », répondit Sirius en haussant les épaules. « En outre, il fait si chaud en ce moment que personne n’aurait le cœur à les voir debout sous le soleil et trempées de sueur. Attendez l’automne, elles reviendront et donneront un nouveau spectacle sur la place. »
– « Si… si c’est cela… merci Monsieur! »
En regardant de dos le jeune homme qui s’éloignait, tout à fait satisfait, Sirius ne put s’empêcher de réfléchir sur lui-même. Il était passé de chevalier à prisonnier, de prisonnier à officier de l’Hôtel de Ville… Autant dire que son existence, ces derniers temps, pouvait se résumer à une série de hauts et de bas. Il ne voulait plus retourner chez lui sur les terres de Wolf. Là-bas, il n’aurait plus qu’une maison miteuse et un champ de blé floconneux. En devenant chevalier, il espérait rompre avec le mode de vie de son père qui était fermier.
Tous les Chevaliers n’étaient pas aussi bien considérés que Lumière du Matin qui, en sa qualité de chevalier personnel du Duc, avait le meilleur territoire et également sa propre escorte. Son salaire annuel était à présent plus élevé qu’il ne l’avait jamais été lorsqu’il était chevalier et il avait encore de la marge pour croître. Il était peut-être enfin temps de faire venir ses parents à Border Town, d’épouser une jeune fille et de commencer à profiter de la vie.