Sylvie fut la quatrième à être testée.

Chaque fois qu’il se trouvait face à cette sorcière, Roland se sentait un peu mal à l’aise. Ce n’était pas parce que Rossignol lui avait dit qu’elle mentait trop. Dans la société moderne, à part les parents ou de bons amis, il n’y avait pas même une douzaine de personne pour pouvoir parler franchement. Depuis longtemps, il avait pris l’habitude d’entendre toutes sortes de flatteries et de rumeurs.

Il sentait bien qu’il ne pourrait rien lui cacher. Pire encore, il savait que ce n’était pas une illusion mais sa capacité. Elle avait le pouvoir d’ignorer toutes les barrières visuelles si elle voulait. Mais dans un coin sombre de son esprit, Roland regrettait de ne pas posséder ce genre de capacité. Machinalement, il bascula ses jambes et changea de position.

Sur le plan physique, elle était la plus singulière des cinq sorcières avec ses franges et ses cheveux aigue-marine qui lui tombaient sur les épaules, ses minces sourcils, elle semblait sortir tout droit d’une image. Ses yeux couleur d’ambre étaient si transparents qu’on ne leur voyait presque pas de profondeur. Ils étaient semblables à des miroirs qui reflétaient la lumière environnante.

La capacité de Sylvie était très facile à comprendre. Lorsqu’elle utilisait sa vue intérieure, elle pouvait tout voir, jusqu’à la zone située derrière son dos. De plus, sa vision avait le pouvoir de franchir toutes les barrières. La profondeur spécifique de pénétration dépendait de sa volonté. La jeune femme possédait également une capacité dérivée similaire à celle de Rossignol : elle pouvait voir la concentration et la dissipation de la magie.

En soi, ceci était quelque peu surprenant pour Roland, car si les capacités dérivées pouvaient être à ce point semblables, qu’en était-il des capacités primaires ? Il posa la question à Sylvie. Celle-ci hésita tout d’abord et finit par lui certifier que parmi les centaines de sorcières qui vivaient sur  l’Île  Dormante, aucune n’avait la même capacité. Le Prince sentit une douce pincée de la part de Rossignol et sut qu’elle avait dit la vérité.

« L’échantillon est sans doute trop petit », pensa Roland.

Chandelle fut la dernière sorcière à être testée.

Elle et Anna avaient toutes deux vécu leur passage à l’âge adulte l’hiver dernier au cours des Mois des Démons. Lorsqu’elle était encore mineure, elle ne pouvait utiliser sa capacité que pour allumer des bougies, lampes à huile, torches et autres. Mais dès sa majorité, sa magie était devenue plus stable et ses effets avaient augmenté de manière significative. De plus, à compter de ce jour, elle avait acquis la capacité de préserver les caractéristiques d’un objet durant un bref instant. Si par exemple elle projetait sa magie sur un glaçon, il ne fondait pas même si on le plaçait sous le soleil brûlant. À la place, il continuait d’envoyer des vagues de froid.

À première vue, cette capacité semblait tout simplement incroyable. Grâce à elle, Roland serait en mesure de faire beaucoup de choses qu’il n’aurait jamais pu réaliser avec des moyens conventionnels. Mais après plusieurs séries de tests, le Prince dût reconnaître que finalement, sa capacité n’était pas aussi parfaite qu’il l’avait imaginé. D’abord, elle appartenait à la catégorie des capacités d’ײenchantementײ, ce qui signifiait qu’elle nécessitait un contact direct avec la cible. En raison de cette limitation, il était difficile pour Chandelle de garder des objets à haute température.

Ses espoirs d’obtenir une goutte d’acier qui garderait en permanence son état d’incandescence et fournirait au haut fourneau une source de chaleur perpétuelle se brisa. À l’exception d’Anna, personne  n’oserait toucher à quelque chose d’aussi chaud, à savoir mille degrés, à main nues. On aurait pu faire du métal un long et mince fil de fer qui permettrait à Chandelle de tenir une extrémité tandis qu’elle enchanterait l’autre, mais cela amenait un autre problème.

Plus l’état de l’objet surpassait ce qui était considéré comme son état normal, plus la consommation de magie était importante et la durée de l’effet plus courte.

Pour vérifier ce point, Roland eut recours à la glace. Après solidification, il découpa un bloc de glace en deux morceaux de tailles égales. Il en plaça un sur le sol chaud et jeta l’autre  dans une cuvette remplie d’eau. Le premier fondit rapidement au bout d’une heure tandis que l’autre, par rapport au refroidissement, la température de l’eau conserva sa forme initiale.

Cela signifiait que lorsque l’effet était placé sur du fer ou de l’acier rougis aux feu, son efficacité diminuait.

Enfin, le volume de l’objet était également un facteur qui limitait la capacité de Chandelle. Comme pour Colibri et Lune Mystérieuse, plus l’objet était grand, plus Chandelle devait utiliser de magie. Selon l’observation de Rossignol, la quantité de magie que possédait Chandelle se situait dans les rangs inférieurs à moyen. Elle ressemblait à une brume dorée qui ne formait pas encore une tornade dense.

Malgré toutes ces restrictions, cette jeune fille un peu introvertie restait la plus importante récolte de Roland en ce qui concerne ce groupe de sorcières. Dans le domaine de la construction industrielle, être capable de consolider l’état d’un objet était un trésor inestimable. La clé résidait dans les mots “état normal”. Le chauffage et le refroidissement constants, le frottement ou tout autre type de force qui influencerait le matériau provoquait la fatigue du métal et entraînait la déformation de la structure globale.

À présent, le Prince n’avait plus à s’inquiéter du fait que les forets s’échauffent en raison de la friction. Il n’aurait plus besoin de se préoccuper de l’abrasion quotidienne des outils. Si les points clés des machines pouvaient être maintenus dans un état “normal” en permanence, les machines pourraient maintenir leur efficacité maximale et travailler avec la meilleure précision possible.

En d’autres termes, Chandelle pourrait effectivement améliorer la résistance mécanique des

matériaux inférieurs.

…

De retour à son bureau, Roland sortit le registre où il avait consigné les capacités, les parcourut à nouveau puis entreprit de planifier leur futur travail.

– « Comment étaient-elles ? », demanda Rossignol en sortant la tête de son brouillard. « Y’en a-t-il une parmi ces cinq que vous appréciez particulièrement ? »

– « Elles sont toutes très bien », approuva nonchalamment Roland.

– « quoi ?! Vous les aimez toutes ? »

Il lui lança un regard sombre tandis que celle-ci grignotait le poisson séché.

Évidemment, pour l’heure,  les plus utiles pour lui étaient Lotus et Chandelle.

Grâce à la capacité de Lotus à transformer le paysage, le Prince pourrait aisément construire un nouveau mur de terre hors de l’actuel mur de la ville au lieu de construire un nouveau mur en ciment et pierre des champs. Il économiserait ainsi les matériaux et le processus de construction s’en trouverait accéléré. Quant à l’endroit où elle travaillerait, Roland avait choisi le plus petit secteur situé entre le pied du Versant Nord de la montagne et la rivière Redwater. Il était suffisamment petit pour être achevé avant l’arrivée des Mois des Démons et limiterait l’expansion vers l’ouest de Border Town. En raison de l’augmentation incessante de la population, les terres sauvages et la Forêt aux Secrets ne tarderaient pas à être développées. Ce n’était qu’une question de temps.

Le nouveau mur de terre s’étendrait jusqu’à la lisière de la Forêt aux Secrets. Cette expansion doublerait la superficie actuelle de la ville. Quant à l’allongement de la ligne de défense, ce problème pourrait être résolu en augmentant les troupes et en amenant les bêtes démoniaques à attaquer des zones prédéterminées. Cependant, comparés aux piques en bois et aux fusils à silex de l’année précédente, la puissance de tir et le taux d’attaque actuels de la Première Armée avaient subi des changements d’envergure. De plus, lorsque le nouveau mur serait terminé, il serait possible de mettre en place des batteries, forteresses ou autres mesures de défense similaires.

Il avait également l’intention de demander à Lotus d’ouvrir un chemin à travers la montagne au sud, reliant ainsi Border Town au haut-fond. La ville pourrait ainsi avoir son propre port naturel, ce qui faciliterait le commerce avec les Fjords. Compte tenu de l’énorme quantité de puissance magique qu’elle aurait à dépenser pour transformer le rocher, Roland estimait que ce projet pourrait prendre plusieurs mois.

Quant à Chandelle, le Prince avait prévu de la faire travailler avec Anna et Lucy à la création d’une nouvelle génération de machines-outils pour la production d’armes à feu et autres équipements mécaniques. Ce serait une bonne chose car Anna pourrait ainsi être déchargée du fastidieux processus de production.

La tâche de Sylvie était évidente. Elle aurait pour mission d’explorer la Mine du Versant Nord et la Forêt aux Secrets. Selon les histoires racontées par les mineurs, la Mine serait une grotte naturelle dotée d’une centaine de canaux dont personne ne savait où ils finissaient. À l’heure actuelle, seule une vingtaine d’entre eux avaient été exploités et nettoyés, même si de nombreux minerais avaient déjà été découverts. Roland était de plus très curieux de connaître la crédibilité des rumeurs selon lesquelles la mine serait l’ancien repaire de monstres.

Maintenant qu’il avait à sa disposition une sorcière capable de voir à travers les murs, il entendait bien achever l’exploration de la mine du Versant Nord et en réaliser une carte détaillée. Au cours de l’exploration, Lotus pourrait ajuster le terrain et, ce faisant, augmenter l’efficacité de l’exploitation minière.

Pour Honey, Roland n’avait guère d’inspiration. Peut-être pourrait-il lui demander de l’aider à renforcer son système de transmission des informations. Il n’y avait pas de radios à cette époque. Pour cela, il lui fallait de nombreux oiseaux bien entraînés qui pourraient servir de pigeons voyageurs. Il n’était pas nécessaire que ceux-ci soient aussi intelligents que Maggie, l’essentiel étant qu’ils puissent transmettre les messages au plus vite.