Depuis que les cinq sorcières de l’Île Dormante étaient arrivées à Border Town, Roland demeurait constamment en ébullition. Le banquet terminé, il s’allongea sur son lit mais ne put trouver le sommeil. Sans meilleure option, il se leva pour boire une demi-tasse de liqueur blanche et tenta de s’obliger à s’endormir.

Le lendemain, alors que les cigales dans la cour commençaient à chanter, le Prince avait retrouvé l’esprit clair. Plein d’énergie, Il sortit du lit et, après une rapide toilette, se rendit immédiatement à son bureau.  La lumière blanche de l’aube apparut dans le ciel et les premiers rayons du soleil qui traversaient la fenêtre se répandirent uniformément dans toute la pièce.

Roland regarda longuement autour de lui mais ne put déceler la présence de la silhouette qui autrefois lui était familière. Il avait pris l’habitude de trouver Rossignol, paresseusement allongée sur son siège à chaque fois qu’il poussait la porte.

Roland sourit, impuissant, s’assit à la table, sortit un cahier du tiroir et entreprit de planifier la prochaine génération de programmes d’entraînement des sorcières.

Dans un premier temps, il demanderait à Wendy et Scroll d’aider les nouvelles arrivantes à se familiariser avec leur environnement afin qu’elles puissent commencer à s’intégrer à la communauté. En outre, il prévoyait également de lancer une volée de balles enrobées de sucre afin que les visiteuses puissent profiter pleinement du style de vie unique et confortable de Border Town. Il ne serait pas indispensable qu’elles demeurent en ville pour que son projet réussisse.  Si, par la suite, elles désiraient repartir, ce serait une excellente chose qu’elles fassent circuler l’information au sujet du fabuleux mode de vie que l’on menait à Border Town.

Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque Rossignol entra.

– « Oh! Vous avez réussi à vous lever de bonne heure ce matin ? Ne me dites pas que Lily avait raison, que vous étiez tellement impatient de voir arriver les nouvelles sorcières que vous ne pouviez plus attendre! »

– « Ne dites pas de sottises! »

Roland sourit et posa un sac de poisson séché sur la table. « Comment vous êtes-vous entendue avec votre nouvelle sœur hier soir ? »

– « Sœur ? » Rossignol fit la moue : « Vous ne devriez pas leur faire trop confiance. »

– « Que s’est-il passé ? »

Rossignol tendit la main pour attraper le sac et alla s’asseoir sur le canapé.

– « La sorcière nommée Sylvie : sur dix phrases qu’elle avait prononcées, la moitié étaient des mensonges. Bien que ce ne soit pas très grave même si cela pourrait signifier qu’elle a de mauvaises intentions envers nous, elle nous cache certainement beaucoup de choses. »

– « Eh bien… c’est assez compréhensible », répondit Roland qui, apparemment, n’y accordait guère d’importance. « Elle voulait probablement voir si j’étais ou non le véritable Roland Wimbledon. »

– « Comment ? » s’écria Rossignol, légèrement hébétée.

– « Si l’un de vos proches changerait subitement et de beaucoup, vous en viendriez certainement à penser que soit il a été remplacés, soit il est sous contrôle. »

Il sourit : « À mon avis, Tilly pense qu’il se pourrait que l’une de ces possibilités me soit arrivée. À la Cité du Roi, j’étais connu pour passer mes journées à ne rien faire. Je n’avais rien appris et ne possédait aucune compétence. J’étais quelqu’un qui intimidait les faibles et craignais les forts. Comment une telle personne a-t-elle pu changer aussi brusquement, redresser le dos et abriter des sorcières ? »

En réalité, les commentaires négatifs utilisés pour décrire le 4ème Prince n’étaient pas exagérés. Il gardait en mémoire un souvenir d’enfance : un jour, le Prince, qui jouait dans le Palais, avait accidentellement brisé plusieurs vases de cristal.

Pour éviter la punition, non seulement il avait rejeté tous les torts sur Tilly mais pour que ce soit plus crédible, il avait été jusqu’à pousser la jeune fille, qui avait alors six ou sept ans, sur les éclats de cristal. Après cette sombre histoire, ne serait-ce pas étonnant que la Princesse ait une bonne opinion de lui ?

Il était normal qu’elle doute alors que la nature de son frère aîné avait à ce point changé qu’on aurait dit qu’il n’était plus lui-même. N’importe qui en aurait fait autant.

– « Puisque vous parlez ainsi, moi aussi je veux savoir », demanda Rossignol, curieuse. « Pour finir, êtes-vous réellement Roland Wimbledon ou non ? »

– « Les deux.  Oui et non », répondit Roland en étendant les bras.

Rossignol resta surprise :

– « Pourquoi mes capacités me disent-elles que vous dites vrai ? »

– « Parce que c’est ainsi. »

La capacité de Rossignol ne pouvait détecter que les mensonges délibérés. Il n’avait pas le sentiment de mentir.

Rossignol resta un long moment le front dans sa main puis décida de cesser d’y réfléchir :

– « Soit, je demanderai à Anna un peu plus tard. Peu importe. Du moment que je connais le Roland qui se trouve devant moi, tout va bien. »

– « Bien sûr! Depuis le jour où vous avez fait ma connaissance, j’ai toujours été moi-même », répondit Roland en souriant.

Après le petit-déjeuner, Wendy amena les cinq sorcières de l’Île Dormante au bureau.

Toutes les cinq s’inclinèrent en signe de salut :

– « Bonjour, Votre Altesse »

– « Détendez-vous je ne suis pas quelqu’un de très à cheval sur l’étiquette. Vous pouvez vous adresser à moi comme vous le feriez avec Tilly », dit Roland en agitant la main.

– « Au cours de cette première semaine, je ne vous confierai pas de tâche. Vous mettrez ce temps à profit pour vous familiariser avec l’environnement et le style de vie de la ville. Vous pouvez visiter librement Border Town, personne ne vous discriminera sous prétexte que vous êtes des sorcières. Ils ne tenteront pas non plus de vous capturer en échange d’argent. J’ai totalement éradiqué le pouvoir de l’Église sur tout le Territoire de l’Ouest. S’il en est de même à  l’Île Dormante, toutes deux sont donc des  terres de liberté.

J’imagine que vous connaissez déjà la cause de la magie qui dévore votre corps. Par nécessité, il ne faudra jamais cesser de pratiquer. Durant la journée il n’y a pas de restrictions. N’oubliez pas de rentrer déjeuner et tout ira bien. Après le dîner, vous assisterez à des cours d’éducation primaire, comprenant l’apprentissage de la lecture et de l’écriture,  des mathématiques simples et des connaissances naturelles. Tilly vous l’a sans doute déjà dit, non seulement une sorcière peut passer le jour de sa majorité, mais sa capacité peut être renforcée. Pour ce faire, il est nécessaire que vous maîtrisiez ce savoir. Toutes celles qui sont intéressées peuvent assister aux cours en compagnie des sorcières de Border Town. »

« En outre, vous recevrez chaque mois un Royal d’or à titre de salaire. Vous aurez vos week-ends et bénéficierez également de congés payés. Si vous ne comprenez pas ce que cela signifie, demandez-le à Wendy. En bref, votre quotidien à toutes sera le même que celui de l’Association de Coopération des Sorcières. Border Town est, comme l’Île Dormante, un foyer pour les sorcières. » Roland marqua une pause : « Notre prochaine tâche consistera à tester vos capacités. La description qu’en a faite Tilly dans sa lettre n’était pas très claire. Comme il serait trop inconfortable de le faire ici, allons dans un endroit plus spacieux. »

– « Je vous en prie Votre Altesse, attendez un instant! Je dois d’abord vous remettre quelque chose », dit Sylvie.

– « Qu’est-ce que c’est ? »

Elle ouvrit le paquet qu’elle tenait à la main et déposa sur la table plusieurs parchemins jaunis et une lettre :

– « Lady Tilly a découvert ces documents dans des ruines dans les fjords. Elle voulait vous demander si vous seriez capable de comprendre l’écriture dans laquelle le texte est rédigé. »

Intrigué, Roland ouvrit l’enveloppe. La lettre n’était pas longue, aussi en vit il très vite la fin. Mais le contenu en était si monstrueux que ce fut comme si le ciel s’était mis à trembler au fond de lui.

Une île artificielle au fond de l’océan, après des centaines d’années de changements imprévisibles dus aux marées montantes et descendantes, possédait un miroir d’observation que l’on pouvait utiliser de l’intérieur ainsi qu’une porte de pierre construite dans une falaise… C’était inimaginable! Pourquoi existerait-il des vestiges aussi incroyables dans les Fjords ? De plus, les questions que Tilly posait à la fin de sa lettre lui donnèrent une sensation de picotement sur tout le corps. Il jeta un œil au parchemin. Les mots lui étaient en effet assez familiers.

– « Allez vite me chercher Scroll », ordonna Roland à Rossignol.

Peu de temps après, Scroll, qui avait quitté en hâte l’Hôtel de Ville, arrivait au château.  Elle convoqua son Livre Magique. Le Prince le lut et ne put s’empêcher de froncer les sourcils.

Il regarda le ײLivre Sacréײ que Cara avait ramené des ruines de la forêt orientale et les documents trouvés dans les ruines du Fjord et s’aperçut que les caractères utilisés étaient exactement les mêmes! Cela confirmait les soupçons dont Tilly lui faisait part dans sa lettre : ces ruines anciennes avaient été construites par les mêmes personnes.

« Si c’est l’Église qui les a construites, pourquoi les a-t-elle abandonnées ? De plus, il ne s’agit pas que de ces magnifiques bâtiments. Même les archives, qui datent de quatre cent cinquante ans, ont été abandonnées mais non détruites. Que cherchaient-ils à dissimuler ? »

Le soleil brûlant du dernier mois d’été était assez puissant pour que Roland en perçoive la moindre chaleur. Mais à ce moment, ce qu’il ressentait était indistinct. Quelque chose de sombre et de froid à la fois qui montait de la plante de ses pieds.

« La tour de pierre que Foudre avait découverte dans la Forêt aux Secrets est-elle également liée à ces ruines ? Et les bêtes démoniaques, les Démons et la Cité Sainte de Taquila… Enfin, que s’est-il passé il y a quatre cent cinquante ans ? »

Roland perçut une sensation de malaise qui montait en lui.