– « Le Fjord est composé d’innombrables îles. Jusqu’à présent, personne n’avait jamais franchi la limite de celles-ci », dit un homme de haute stature à l’apparence rude et vigoureuse : « Plus vous naviguerez vers l’est, plus le climat sera imprévisible et il en va de même pour les îles. J’ignore totalement jusqu’où elles peuvent devenir étranges. »
– « Vous-même n’avez jamais été jusqu’au bout de ces îles ? demanda Tilly, curieuse. « On dit que vous êtes l’explorateur le plus remarquable du Fjord et qu’à part vous, rare sont ceux qui osent traverser l’île de la Flamme Brûlante et poursuivre leur route vers l’est. »
L’homme se mit à rire de bon cœur.
– « Vos louanges sont trop élogieuses. En réalité, chaque année, des gens courageux en provenance du Fjord naviguent vers l’est à la recherche de nouvelles terres mais cette quête est difficile. Avec les ouragans en furie et le brouillard qui se lève brusquement, les navires finissent par ne plus pouvoir avancer. »
« C’est Tonnerre », se remémora Cendres, « le premier explorateur à avoir découvert les îles aux Ombres. »
Elle n’aurait jamais imaginé le trouver sur l’île Dormante et encore moins que la 5ème princesse lui proposerait un accord afin qu’il l’aide à ouvrir de nouvelles routes maritimes pour l’île Dormante, à dessiner une carte marine et à rechercher de nouvelles ruines tandis qu’elle enverrait des sorcières pour l’assister dans son exploration. Quant au motif de sa disparition au cours des deux années précédentes, elle ne l’avait jamais entendu le mentionner et Tilly non plus n’avait jamais abordé le sujet. Mais elle avait le sentiment que Sa Majesté était au courant, sinon, ils n’auraient jamais atteint un tel niveau de compréhension mutuelle. À cette pensée, Cendres se sentit un peu triste.
– « Des ouragans comme celui d’hier ? »
– « Tout à fait. Ils apparaissent en un clin d’œil et disparaissent tout aussi rapidement : »
Tonnerre secoua sa pipe, jeta les cendres dans la mer, puis la remplit d’herbe et la ralluma. « Sans le pouvoir magique de votre sorcière… »
– « Son nom est Molly », lui rappela sèchement Cendres.
– « Ah, c’est vrai, quelle mémoire j’ai! » répondit Tonnerre qui, loin de paraître contrarié par sa remarque, se contenta de se gratter la nuque et se mit à rire. « Sans Molly, je crois bien que le bateau aurait été renversé. Sa capacité est tout simplement fantastique. Je me suis souvent dit que les sorcières étaient sans doute les plus aptes à être exploratrices. »
– « N’est-ce pas déjà le cas ? » dit Tilly en souriant, « …une sorcière n’a-t-elle pas déjà hérité du titre du plus remarquable des Explorateurs ? »
– « Eh bien… » Tonnerre tira une grande bouffée de sa pipe et souffla un long trait de fumée : « Je l’espère. »
« Ça recommence » se dit Cendre en fronçant les sourcils, « encore une fois, voilà qu’ils parlent de choses que je ne comprends pas. »
Elle quitta carrément l’étrave et se rendit à la poupe pour tenter de calmer ses émotions. Sa Majesté semblait très pressée d’explorer les ruines. Après avoir supprimé toute présence de l’Église dans le Fjord, elle avait immédiatement pris toutes les dispositions pour prendre la mer. Et à sa grande surprise, Sa Majesté, contre toute attente, avait déclaré qu’elle voulait s’y rendre en personne. Cendres avait bien tenté de l’en dissuader par tous les moyens possibles, mais en vain.
En arrivant à la poupe, elle aperçut Molly qui, assise là, contrôlait son serviteur magique. Lui, de son côté, tenait une canne à pêche et apprenait à pêcher auprès des marins. Lorsque les sorcières étaient montées à bord, ceux-ci avaient d’abord semblé hostiles mais depuis l’ouragan de la veille, leur attitude changea complètement.
Molly avait convoqué son serviteur, lui ordonnant de prendre rapidement de l’expansion pour avaler la partie centrale du navire. De ce fait, ni la pluie, ni le vent ne pouvaient plus les atteindre. Les déferlantes se succédaient, soulevant l’embarcation pour la faire redescendre l’instant d’après, mais la coque gardait sa stabilité habituelle.
À présent, chacun des marins considérait les sorcières comme leur porte-bonheur, allant même jusqu’à dire que dorénavant, ils auraient trop peur de prendre la mer si une sorcière ne les accompagnait pas.
– « Grande Sœur Cendres, regardez le gros poisson que j’ai attrapé! »
Molly pointa du doigt le baril derrière elle. Il contenait un poisson de mer sans écailles avec un long ײbecײ fin et pointu, très différent des poissons de rivière qu’elle avait pu voir à Graycastle.
– « Qu’est-ce que c’est ? »
– « Un espadon. Ils aiment suivre et accompagner les bateaux, mais il leur arrive parfois d’endommager la coque avec leur bec » répondit un marin. « Ils sont aussi particulièrement délicieux à manger, surtout la chair du ventre. Elle fond comme de la glace sur votre langue. »
– « On dirait que j’ai un autre poisson », s’écria Molly.
Cendres n’aperçut qu’une ombre noire qui se déplaçait sous la surface bleue de l’eau, mais le serviteur magique tirant sur la canne, l’ombre devint de plus en plus grande et très vite, perça la surface de l’eau.
– « Ce… C’est… » Le marin le fixait, hagard : « Non, jetez vite la canne à pêche! »
Il n’avait pas fini de parler qu’une créature monstrueuse sauta hors de l’eau, une énorme gueule grande ouverte pour tenter d’avaler Molly.
Il n’en aurait fait qu’une bouchée si Cendres n’avait été encore plus rapide que le monstre.
De sa main gauche, elle souleva Molly tandis que de l’autre elle s’emparait de son immense épée et frappait la tête de l’animal.
Le monstre lança un cri douloureux tandis qu’elle l’envoyait voler dans les airs pour atterrir directement sur le pont. Immédiatement, il tenta de déplacer son corps long de six pieds pour s’enfuir et retourner dans l’eau, mais Cendres ne lui en laissa pas l’occasion. Elle déposa Molly, saisit son épée et cloua le monstre sur le pont.
Durant un moment, il se tortilla puis, crachant une série de bulles blanches, cessa tout mouvement.
– « Qu’est-ce que c’est ? » demanda Cendres qui avait enfin l’occasion de regarder le monstre.
Il ressemblait quelque peu à un poisson, mais il avait de courtes pattes comme celles d’un crabe. Sa gueule, largement ouverte présentait des rangs serrés de dents pointues et était presque aussi grande qu’elle. Mais le plus répugnant était la paire de bras poilus situés de chaque côté de la gueule, qui, divisés en cinq doigts, ressemblaient globalement à des mains humaines.
– « Une variante des fantômes marins », répondit le marin, encore choqué, en se tapotant la poitrine : « Ils se déguisent souvent en poissons, attrapent les pêcheurs dans leur gueule et les entraînent sous l’eau. De plus, j’ai entendu dire que c’est en mangeant des humains qu’ils parviennent à faire pousser leurs mains! »
– « Cette rumeur est infondée », dit une voix derrière eux.
Cendres se retourna et s’aperçut que Tonnerre et Tilly les avaient rejoints.
– « Capitaine! » s’écria le marin en tirant la langue, embarrassé. Il se retira rapidement.
– « Plus une rumeur est sensationnelle, plus elle est incertaine », dit Tonnerre. Il s’approcha et donna un coup de pied dans l’une des pattes du monstre. « En réalité, il porte un autre nom que vous connaissez certainement. »
– « Lequel ? » demanda Cendres.
– « C’est une bête démoniaque », répondit-il doucement.
– « Sir Tonnerre, brouillard droit devant! » cria soudain le guetteur.
– « Bon courage à tous! Baissez la voile », ordonna le capitaine, « nous entrons dans la Mer des Ombres! »
Cendres remarqua que le ciel qui, quelques instants auparavant était clair et ensoleillé, s’était soudainement assombri, conférant à la mer bleue une nuance sombre comme si un flot d’encre s’était répandu sous la surface de l’eau. Bientôt, un épais brouillard enveloppa le bateau. Debout à l’arrière du navire, elle n’apercevait même plus la figure de proue qui se trouvait à l’avant.
– « Que se passe-t-il ? » demanda Tilly qui ne put s’empêcher d’agripper le bras de Cendres.
– « C’est signe que nous suivons la bonne direction », plaisanta Tonnerre. « Quand les îles de l’Ombre émergent de la mer, celles-ci forment une épaisse brume. Bien évidemment, il serait plus juste de dire que l’eau est à marée basse, environ dix pieds (3,3 m) plus bas que d’habitude. Le déclin massif produit une grande quantité de brouillard et partout apparaissent des récifs. Aussi, à la moindre négligence, nous coulerons. J’ai besoin de votre aide afin d’être certain que le navire ne heurte rien. »
Sur ces paroles, tous se dirigèrent vers l’étrave. Comme durant l’ouragan, le serviteur de Molly s’étendit aussi loin qu’il le put. Il avala l’étrave et s’enfonça dans l’eau de façon à ce que si jamais celle-ci venait à heurter un récif, il serait le premier à le sentir.
– « Qu’auriez-vous fait sans les sorcières ? » demanda Cendres.
– « Nous n’aurions pu compter que sur notre patience et sur la chance », soupira Tonnerre. La flotte aurait envoyé une petite embarcation en reconnaissance et, après avoir reçu la confirmation que la voie était sûre, seulement alors nous aurions suivi. Mais ce secteur maritime est loin d’être paisible. Comme vous avez pu le constater, plus vous vous rapprochez des îles de l’Ombre, plus le danger est grand. Il y a le brouillard, les récifs, les monstres marins… C’est pourquoi même si de nombreux explorateurs ont pu arriver jusque-là, seuls quelques-uns d’entre eux sont parvenus à trouver l’entrée des ruines. »
Au bout de deux heures environ, le brouillard disparut peu à peu, et Cendres put enfin distinguer les îles environnantes. La végétation y était quasi inexistante. Mis à part quelques mousses vertes ou algues, seuls de nombreux crustacés grimpaient sur les rochers.
– « Toutes ces îles s’enfoncent-elles dans l’eau ? »
– « Tout à fait. C’est comme pour l’île Dormante mais ici, la marée et l’intervalle des marées basses sont beaucoup plus rapides et changent à chaque demi-lune », répondit Tonnerre. « De plus, l’eau monte et descend incroyablement vite, comme si un énorme trou au fond de la mer engloutissait toute l’eau environnante. À mon avis, si le niveau de l’eau dans le Fjord varie, cet endroit en est la cause. Avec un peu de chance, nous pourrons même voir l’île principale surgir de la mer. »