Avant que le soleil ne se soit totalement couché, caméléon traversa tranquillement le canal à la nage et fit le tour du camp des mercenaires pour les surprendre par derrière.
Caméléon n’était pas son vrai nom. Elle s’appelait en réalité Aphra, un nom qu’elle aimait beaucoup, parce qu’il signifiait “poussière” et que c’est l’Archevêque Heather, de la Nouvelle Cité Sainte qui l’avait nommée ainsi. Une autre raison pour laquelle elle aimait ce prénom était que la poussière est quelque chose de simple et de discret. Lorsqu’elle tombe sur le sol, aucune particule ne se distingue des autres. Un peu comme elle, globalement.
Ce n’est que lorsqu’elle se retrouvait face à Heather qu’Aphra reprenait son apparence réelle.
En tant que membre du tribunal d’arbitrage, elle assistait l’archevêque dans la prise en charge de nombreux déchus, y compris les sorcières au service de l’Eglise qui avaient tenté de se révolter ainsi que les croyants séculiers corrompus. Elle avait été envoyée à La Cité du Roi pour accomplir une mission essentielle : transformer un Juge Président dévoué en roi de Graycastle. Capturer les sorcières déchues était pour elle un simple exercice à temps partiel. De plus, elle se plaisait à prendre l’apparence de ces sorcières condamnées à la torture. Elle en faisait ainsi elle-même l’expérience du début à la fin, partageant la douleur de la chute et vivant toujours plus intensément ce qu’elle accomplissait. Aphra avait ainsi le sentiment d’expier pour elle-même le pouvoir dont le Diable l’avait dotée.
Le camp adverse avait été intelligemment disposé : il se trouvait à même le rivage, sur un plan surélevé entouré d’un terrain dégagé, ce qui fait qu’il était difficile de les observer lorsque l’on se trouvait en contrebas. De plus, la sorcière qui volait dans les airs l’empêchait d’approcher, aussi Aphra dut-elle se cacher dans un entrepôt agricole et attendre la tombée de la nuit pour passer à l’action.
Lorsqu’enfin la nuit enveloppa la terre, elle découvrit avec surprise que la situation avait changé.
Tous les mercenaires avaient quitté le quai pour se recentrer à l’intérieur du camp. Ces idiots de rats de Dreamland n’avaient pas trouvé mieux que de se réunir en un seul endroit et d’allumer des torches. Cela revenait en gros à signaler à l’adversaire : ײnous arrivons pour vous attaquerײ. Même si la sorcière qui volait dans les airs était absente, à moins d’être composé d’aveugles, le groupe de mercenaires serait averti au premier coup d’œil de l’arrivée de leur assaillant.
Quelle malchance ! Aphra devint sombre : si l’ennemi jugeait que les rats étaient en trop grand nombre pour qu’ils aient une chance de l’emporter, il leur suffirait de battre en retraite vers l’est. Même s’il était généralement proscrit d’avancer durant la nuit, ce tabou n’aurait plus d’importance s’il s’agissait de fuir et de se disperser pour rester en vie, profitant de ce que les hommes de Dreamland, qui auraient déjà dû encercler le camp, se trouvaient encore de l’autre côté du quai et n’avaient que quelques radeaux de bois à leur disposition pour traverser lentement la rivière.
La sorcière se dit que lorsque ceux-ci poseraient pied sur l’autre rive, l’adversaire aurait eu tout le temps de s’enfuir.
Il serait impossible aux rats de les prendre en chasse, étant donné qu’il faisait nuit mais comment allait-elle faire maintenant pour retrouver ces damnées sorcières ?
Aphra se précipita vers le camp dans l’espoir d’infiltrer leurs rangs avant qu’ils ne battent en retraite.
Mais contre toute attente, elle s’aperçut que tous les mercenaires s’étaient rassemblés non loin de là.
Certains patrouillaient encore autour du camp, et le feu, dont les flammes étaient encore bien hautes, lui permettait de voir leurs silhouettes aller et venir. Loin du chaos auquel elle s’attendait, tout cela semblait plutôt ordonné.
« Ne vont-ils pas se décider à battre en retraite ? »
Aphra les observa attentivement durant un moment et eut la confirmation de ce qu’elle pensait. Elle fut remplie de joie. Même si la jeune femme ignorait pour quelle raison l’ennemi avait décidé de rester au lieu de fuir au plus vite, ils avaient en quelque sorte signé leur arrêt de mort. Elle tira un poignard de sa ceinture et observa les mouvements des sentinelles pour trouver leur point faible.
Non seulement l’Archevêque Heather lui avait enseigné l’essentiel pour survivre dans le monde extérieur, mais elle lui avait également appris à combattre et à tuer. À voir la disposition des sentinelles, la sorcière en déduisit que ses adversaires n’étaient pas des mercenaires d’élite endurcis au combat. Profitant du moment où l’un d’entre eux se retournait pour inspecter un autre secteur, Aphra surgit d’un angle mort situé en contrebas et l’assaillit par derrière. D’une main, elle lui couvrit la bouche tandis que de l’autre elle lui assénait un coup de couteau magistral dans le cou.
Ayant assassiné le mercenaire sans faire le moindre bruit, elle posa sa main sur lui et l’autre sur sa poitrine pour projeter son pouvoir de transformation. Le processus pouvait être long comme extrêmement rapide: lorsqu’elle avait remplacé le Roi par un substitut, elle avait dû utiliser presque toute la magie contenue dans son corps pour assurer un effet à long terme et la conversion avait pris près d’une demi-heure. Mais cette fois, nul besoin d’autant d’efforts : en un clin d’œil elle prit l’apparence du mercenaire. Même si l’effet ne durait qu’une demi-journée, il serait plus que suffisant pour permettre l’assassinat.
Avant le retour des autres patrouilleurs, elle retira à une vitesse fulgurante les vêtements de sa victime et les enfila, puis elle traîna son corps dans un champ de blé. Cependant, l’arme subtilisée au mercenaire la déconcerta. On aurait dit un canon de fer. La poignée était en bois. Il n’y avait pas de lance à son extrémité mais un trou sombre.
« Quelle est cette arme ? » se demanda la sorcière.
Aphra eut beau y réfléchir, elle ne trouva pas la réponse. Voyant que le second patrouilleur revenait, la jeune femme n’eut pas d’autre choix que de se remémorer ce qu’elle avait pu observer du mercenaire et porter son arme à l’épaule, donnant ainsi l’illusion d’accomplir sérieusement son devoir de sentinelle.
Comme au cours des nombreux assassinats précédents, lorsque l’autre garde passa près d’elle, il ne s’aperçut de rien.
Aphra n’était pas pressée d’entrer dans le camp pour trouver la sorcière. Sa capacité de substitution lui permettait seulement d’imiter l’apparence extérieure d’une personne, mais elle n’avait pas accès à ses souvenirs. Si jamais elle venait à rencontrer une connaissance de sa victime, elle risquait fort d’être exposée. La jeune femme décida donc d’attendre que les troupes soient dispersées, ce qui lui donnerait la liberté de choisir entre de multiples possibilités.
La lune était déjà haute dans le ciel nocturne lorsque les idiots de Dreamland, qui avaient enfin réussi à traverser le canal, s’approchèrent du camp. Aphra entendit l’appel lancé par une sentinelle, vit les patrouilleurs et les mercenaires se retirer au camp : elle sut que sa chance était arrivée.
La sorcière les suivit de loin et découvrit avec surprise que le camp adverse comptait bien plus d’une centaine de personnes. Ils formaient un grand cercle entourant le sommet de la petite colline, certains accroupis, les autres debout, et tenaient à la main cet étrange bâton dont l’orifice était pointé sur leur ennemi.
Mais le moment n’était pas venu de s’y attarder. Profitant de ce que l’attention du groupe était concentrée ailleurs, elle se pencha et entra dans la tente la plus proche.
Presqu’immédiatement, des cris de guerre retentirent à l’extérieur, interrompus par une violente explosion. Ce bruit intense et presque incessant causa des sursauts à la sorcière.
« Mais que se passe-t-il donc ? »
Par instinct, elle voulut jeter un coup d’œil. Cependant elle se reprit et attendit calmement.
Au bout d’un certain temps, l’agitation revint dans le camp : elle entendit de nombreux bruits de pas et des commandements. Ils tentaient probablement d’organiser leur défense en fonction de l’attaque ennemie. Cependant, le temps passant, Aphra s’inquiéta : pourquoi étaient-ils si longs ? Pourquoi n’avaient-ils pas encore attaqué le sommet de la colline ?
Les explosion s’estompèrent peu à peu, et lorsqu’ Aphra n’entendit plus les bruits de lutte contre les rats, son cœur sombra : « est-il possible que ces bons à rien de Dreamland aient été vaincus ? Même si les mercenaires étaient deux fois plus nombreux qu’elle ne l’aurait cru, ils n’étaient tout au plus que 200 à 300 et les rats qui les encerclaient étaient plus d’un millier. Comment, en étant si nombreux en attaquant de tous les côtés n’étaient-ils pas parvenus à atteindre le sommet de la colline ?
De toute évidence, l’occasion lui glissait entre les doigts.
Sur une rapide décision, Aphra quitta la tente et tenta d’atteindre le centre du camp.
Elle attendrait là la fin de la bataille. Après tout, durant l’appel, il lui serait pour ainsi dire impossible de passer inaperçue aux yeux de tous. Ce n’était vraiment pas ainsi qu’elle avait planifié l’infiltration. La sorcière n’était pas familiarisée avec l’équipe des mercenaires et ne connaissait pas leur mot de passe, elle devait donc agir rapidement.
Aphra contourna deux tentes, en fit lentement le tour et regarda au centre du camp. Elle aperçut quatre femmes assises autour d’un feu de camp. Il s’agissait certainement des sorcières, d’après les renseignements qu’ils avaient pu obtenir.
Leur nombre n’était pas celui auquel elle s’attendait mais depuis le début de cette opération, ces fichus rapports manquaient de précision. De plus, à ses yeux, il n’’y avait guère de différence entre le fait de tuer deux sorcières ou quatre : elle était tenue de torturer toute personne soupçonnée de corruption. Et si elle n’avait pas le temps de les torturer, il fallait s’empresser de les tuer. S’il s’avérait par la suite que ces personnes n’étaient pas vraiment corrompues, les sacrifices étaient inévitables.
Aphra observa scrupuleusement son environnement, avisa une issue de secours sûre, se leva de derrière la tente et, comme si de rien n’était, s’approcha du feu.
Au moment même où elle atteignait le centre du camp, la jeune femme sentit que l’on appuyait un objet froid et dur contre son dos.
– « Pas un geste », dit une voix de femme. « Qui êtes-vous ? »