Le troisième jour, aux abords de la porte Est de la Cité du Roi.

Dissimulée dans son brouillard, Rossignol observait calmement le groupe de réfugiés vêtus de haillons. Guidés par Écho et sa capacité à manipuler les sons, une vague de réfugiés se rassembla et suivit Sir Brian vers les quais.

À présent ils n’avaient plus à se rendre aux abords du camp comme ils l’avaient fait les deux jours précédents pour répartir la foule en petits groupes. La plupart des réfugiés s’étaient aperçus que dès qu’une vague de gens partait, elle était aussitôt suivie par une autre. Les gardes, eux-mêmes, depuis les murailles, s’étaient rendu compte de ce qui se passait, mais ils ne demandaient pas mieux que de se débarrasser de ces répugnants fugitifs.

Le projet, dans son ensemble, progressait très bien, le nombre de réfugiés diminuait considérablement tandis que les habitants de la Porte Nord avaient pris l’initiative de se rapprocher d’eux. Avec un peu de chance, au coucher du soleil, ils auraient terminé d’évacuer tous ces gens.

Tous, à l’exception de Rossignol, était occupé. Écho, chargée d’attirer les réfugiés, était entourée de ײmercenairesײ et Lily, sous la protection de la Première Armée, produisait constamment de l’eau purifiée.

Ce n’est que lorsque les “mercenaires” transportaient des patients trop malades pour se déplacer par eux-mêmes qu’elle devait être vigilante. Soudain, Rossignol s’aperçut qu’Écho levait la tête pour regarder la magnifique porte Est.

– « Que se passe-t-il ? » Demanda –t-elle en passant.

– « Rien, je suis juste un peu abattue » répondit tristement Écho.  « Avant que je ne sois vendue à la Cité du Roi, j’ai dû souffrir tout le long de la route. Jusqu’à présent, je pensais que la raison pour laquelle ils étaient si froids avec moi était le fait que je sois originaire du Pays des Sables, et donc une étrangère aux yeux des habitants de Graycastle. Mais à présent, il semblerait qu’ils soient aussi impitoyables envers leur propre peuple, ce qui me prouve qu’ils ne sont guère différents des habitants d’Iron Sand City »

Rossignol se souvint alors qu’Écho avait été achetée et vendue comme esclave, aussi ne sut-elle que répondre. Elle lui tapota l’épaule et dit d’un air réconfortant :

– « Mais tout le monde n’est pas comme eux, il y a aussi beaucoup de bonnes intentions, comme vos sœurs de l’Association de Coopération des Sorcières et… Son Altesse. »

– « Voulez-vous dire… que Son Altesse peut mettre fin aux querelles ? » chuchota Écho, « Pensez-vous réellement qu’un jour les gens, qu’ils soient originaires des grands royaumes du Pays des Sables, des Fjord, qu’il s’agisse de personnes normales ou de sorcières, pourront vivre  ensemble, librement et  en paix, sans  avoir besoin de se battre les uns contre les autres ? »

– « Si Son Altesse s’en charge, je pense que c’est possible » répondit Rossignol sur un ton joyeux « Et ce ne sont pas ces machines étranges ou ces surprenants pistolets qui me donnent ce sentiment, c’est plutôt le fait que… J’ai l’impression que Son Altesse Royale et nous ne sommes pas du même monde. »

– « C’est évident qu’il est différent. Il est le Prince du Royaume de Graycastle. »

– « Non, ce sentiment n’a rien à voir avec son identité ou son statut », dit-elle en secouant la tête, « je ne peux pas l’expliquer, c’est une intuition, rien de plus. Une personne comme Son Altesse Royale, avec ses théories étranges et excentriques… qui insiste pour étudier les capacités des sorcières jusqu’ à ce qu’il les comprenne bien, pense différemment des autres. Je ne serais pas surprise qu’il réussisse un tel exploit. »

– « Vous avez vraiment confiance en lui », dit Écho, dont l’expression triste s’adoucit aussitôt, « J’espère qu’un jour, je pourrai retourner dans le Sud et retrouver mon peuple. »

Confiance ? Sous certains aspects, oui, mais pour d’autres… elle n’avait pas la même certitude.

Rossignol ne put s’empêcher de regarder vers l’ouest. La sorcière se demandait ce qu’il pouvait bien faire pendant qu’elle n’était pas à ses côtés. Était-il en compagnie d’Anna ou occupé à tracer les plans d’étranges machines ?

Elle secoua énergiquement la tête pour chasser ces pensées.

« Quoi qu’il en soit, la journée terminée, nous rentrerons à Border Town », se dit Rossignol « et une fois là-bas, je pourrai lui demander tout ce que je veux : il ne pourra pas me mentir. »

Lorsqu’à midi ils rentrèrent enfin au camp pour se reposer, Foudre elle-aussi redescendit sur terre.

Depuis quelques jours, la jeune fille avait la tâche la plus difficile d’entre toutes, il lui fallait constamment patrouiller en volant sous le soleil brûlant. Pour passer inaperçue, Foudre devait porter un manteau spécial de ײcamouflage célesteײ qui moulait étroitement son corps y compris sa tête. De toute évidence, Son Altesse n’avait pas conçu ces vêtements pour être esthétiques. Ils lui permettaient de s’intégrer parfaitement dans le décor lorsqu’elle volait. Si on ne la voyait pas de trop près, il était difficile de la détecter.

Redescendue sur le sol, la jeune fille retira immédiatement sa tenue et s’empara d’une gourde d’eau pour étancher sa soif. Rossignol s’aperçut que ses vêtements, comme son front et son nez, étaient trempés de sueur. Ses lunettes coupe-vent avaient laissé des marques sur ses joues blanches.

– « Cela a dû être éprouvant pour vous » dit la jeune femme. Elle s’accroupit devant elle et entreprit d’essuyer la sueur.

– « Heureusement que ces gens qui arrivent de l’est n’étaient pas en nombre illimité », répondit Foudre en tirant la langue, « sans quoi je me serais évanouie, avec ce soleil. »

– « Pourrez-vous rentrer à la maison demain ? », dit Lily, découragée en se laissant tomber aux côté de Foudre. « Je n’ai pas pris de douche depuis plusieurs jours, je me sens mal à l’aise. »

Rossignol ne put s’empêcher de rire. Lorsqu’elles séjournaient avec l’Association de Coopération des Sorcières, il arrivait parfois qu’elles ne puissent prendre de bain durant quinze jours, mais à l’époque, personne ne s’en plaignait. Seulement, depuis un peu plus d’une semaine, elles en avaient pris l’habitude. Elle eut soudainement l’impression que le fait d’avoir instauré la salle de bains et le savon était vraiment une ײconspirationײ de la part de Son Altesse. En les rendant dépendantes de ces choses étranges mais utiles, il s’assurait en quelque sorte que les sorcières n’auraient jamais l’idée de quitter Border Town.

Cependant, le calme ne dura pas : Théo, l’homme chargé de collecter les informations en provenance de la Cité du Roi, revint avec de mauvaises nouvelles.

– « Vous voulez dire que… Dreamland rassemble ses forces dans l’intention d’encercler le quai ? » demanda Hache-de-Fer en fronçant les sourcils.

– « Il se pourrait bien qu’ils le fassent », rectifia Théo. « Une partie semble le laisser penser tandis que l’autre est plutôt curieuse, c’est pourquoi mes informateurs ne sont pas certains de l’information. À l’heure actuelle, toutes les autres organisations de l’ombre ont déjà commencé à agir, elles se préparent pour le cas où Dreamland viendrait à les attaquer à l’improviste. Mais comparée au fait d’encercler les quais, il est possible que ces informations ne soient que des signaux de fumée. Je pense que c’est délibérément qu’ils l’ont divulguée, c’est certainement courant chez les rats des rues. La plupart des gens qui adhèrent à ces organisations de l’ombre ne sont que des brutes ou des rebuts, et de ce fait, il leur est fondamentalement impossible de former un groupe soudé. Si mes renseignements sont exacts, Dreamland est certainement assujetti à une autre force, sinon il leur serait très difficile d’agir en dehors de leur territoire. »

– « Ce n’est qu’une bande de canailles », s’exclama Hache-de-Fer qui ne semblait pas particulièrement affecté. « Si ces gens se dispersent dans tous les sens, cela risque-t-il d’affecter vos plans en ce qui concerne la vente du remède ? »

– « En principe non », répondit Théo, « ils ne peuvent pas mettre la main sur la patrouille, aussi est-il peu probable qu’ils parviennent à m’empêcher d’entrer et de sortir par la porte latérale. Lorsque nous serons entrés dans la ville, les ײdoigts de squeletteײ nous enverrons des gens pour assurer le transport du remède. Mon seul souci, c’est vous, parce que ce soir, je vais devoir rester en ville pour superviser la vente de l’eau purifiée, aussi je crains de ne pas pouvoir être là pour vous voir partir demain matin. »

– « Ce n’est pas grave », dit Hache-de-Fer en lui tapotant le bras pour le rassurer. « Son Altesse a l’intention de venir en personne à la Cité du Roi, nous nous reverrons à ce moment-là. »

Comme Rossignol l’avait prévu, au crépuscule, le dernier navire transportant les réfugiés mit les voiles en direction de Silver City. Quant à ceux qui ne souhaitaient pas quitter la Cité du Roi, soit un peu plus de 300 personnes, Hache-de-Fer leur ordonna de se disperser.

Ils furent tous évacués de l’autre côté du canal, attendant que le rideau de la nuit descende.