– « Vous êtes parvenu à vous procurer le Saint Élixir ? » demanda Black Hammer, qui retrouva d’un seul coup sa motivation.
– « Le Saint Élixir ? »
Le sourire de Théo disparut et il se mit à ricaner : « Nous n’avons que faire de drogue de l’Église. Il existe un autre remède capable de guérir les patients de la peste démoniaque. »
Il sortit deux gourdes de sous ses vêtements et les posa sur la table, « Il est classique de faire porter la responsabilité de tout aux sorcières pour en tirer profit, après tout, un mort ne peut plus se défendre. »
Stupéfait, Black Hammer saisit une gourde, la porta à son oreille et la secoua. Puis il détacha la corde qui la maintenait fermée et huma le contenu :
– « Cela ne sent rien! »
– « Apportez ceci à Silver Ring et Pots, ainsi, vous serez certain que c’est un véritable remède », répondit Theo. « Ils sont surement quelque part dans la taverne. »
– « Lorsque nous nous sommes aperçus qu’ils étaient infectés, je les ai cachés au sous-sol et leur ai interdit de sortir. De nos jours, chaque fois que quelqu’un voit une personne avec des taches noires, il est à peu près certain qu’il se mettra en quatre pour attaquer le malade, c’est pourquoi le repaire des « Doigts de Squelettes » refuse d’ouvrir sa porte. Black Hammer prit une seconde gourde et annonça : « Je m’en vais de ce pas essayer ceci, Monsieur. »
Il se leva et s’éloigna. Hill continuait à fixer la table, sans un mot. Théo secoua discrètement la tête.
– « Quelqu’un qui vivrait sous la menace constante de la peste démoniaque ne pourrait jamais rester aussi calme en apprenant qu’il existe un moyen de se procurer le remède à cette maladie. Même si vous ne voulez pas paraître trop excité, jetez-y au moins un coup d’œil et posez des questions!
En agissant ainsi, Hill a prouvé qu’il n’était vraiment pas qualifié pour devenir un espion. »
– « Ce remède a-t-il vraiment le pouvoir de guérir la peste démoniaque ? » s’écria soudain Little Finger. « Monsieur, où avez-vous eu cela ? »
Même cette jeune fille est meilleure que lui, pensa Théo en prenant une gorgée de vin.
– « Absolument. Ce remède m’a été remis par mon Seigneur, au Palais Royal. Qui d’autre que lui oserait s’opposer à l’Église? »
En un rien de temps, Black Hammer était de retour, suivi de Silver Ring et de Pots.
– « Oh, mon Dieu! Ce remède est incroyable! Ils venaient à peine de le boire que déjà, les taches noires commençaient à disparaître. »
Apercevant Théo, les deux hommes se mirent à genoux malgré leurs blessures qui saignaient encore et dirent à l’unisson :
– « Monsieur, merci infiniment pour ce remède, vous nous avez sauvé la vie! »
– « Allez d’abord panser vos blessures », fit Théo en désignant leurs plaies.
Bien que l’eau purifiée ait pu guérir la maladie, elle n’avait pas le pouvoir de soigner leurs blessures. Celles-ci étant plutôt sérieuses, elles mettraient au moins une semaine pour cicatriser.
« C’est mon employeur qu’il faut remercier, pas moi. Si vous parvenez à remplir cette mission, il y a de grandes chances pour que vous ne soyez plus jamais considérés comme des rats des rues. »
– « Est-ce vraiment la volonté du R… euh, je veux dire de votre employeur que nous vendions ce médicament ? » Demanda Black Hammer avec enthousiasme.
Apparemment, il avait déjà évalué les revenus qu’ils pouvaient espérer en vendant cette potion.
– « Tout à fait. L’Église, actuellement, se sert de son remède pour tromper le peuple, ce qui a rendu mon employeur furieux. S’il permet à cette bande de diseurs de bonne aventure sans scrupules de continuer dans cette voie, j’ai bien peur que la Cité du Roi, qui appartient à la famille Wimbledon, ne devienne bientôt une immense cathédrale… » Théo baissa la voix : « De plus, il ne veut pas voir cette grande Cité se vider jusqu’à ce qu’il ne reste que quelques citoyens. C’est pourquoi il faudra impérativement vendre ce remède à un prix abordable, faute de quoi bon nombre de gens ne pourraient pas se le procurer. » Il tira de sous sa poitrine deux autres gourdes de cuir : « Vous les vendrez toutes au prix de dix Royals d’argent. »
– « D..Dix Royals d’argent ? » S’exclama Black Hammer, les yeux écarquillés.
– « Oui, six reviendront à mon employeur et le reste sera pour vous. »
Il étendit sa paume : « Il y a suffisamment de remède pour soigner cinq à six mille personnes. Par conséquent, vous pouvez espérer gagner au minimum plusieurs centaines de Royals. Même si vous les partagez, cela vous fera une belle somme. Vous devriez pouvoir passer le reste de votre vie dans le confort. »
On aurait dit que ses interlocuteurs voulaient parler, mais ne trouvaient pas les mots. Ils gardaient les yeux fixés sur les gourdes posées sur la table. De toute évidence, ils cherchaient un moyen de faire davantage de bénéfices.
Intérieurement, Théo savait pertinemment ce qui se passait dans l’esprit de ces rats des rues.
La potion en elle-même ne coûtait rien lors de sa fabrication, et le fait de la distribuer gratuitement n’aurait pas posé de problème. Cependant, sans un bénéfice à partager, Théo n’aurait pu compter que sur lui-même, ce qui aurait eu pour effet de diminuer considérablement l’efficacité du remède et de le faire plus facilement repérer.
En laissant les rats se charger de la vente, il réduisait ainsi les risques. Par ailleurs, la grande majorité des citadins étaient en mesure de payer dix Royals d’argent.
Pour être honnête, le garde était convaincu qu’ils ne le vendraient pas si bon marché. Qu’ils en volent une partie pour la vendre dans le centre-ville ou qu’ils le transfèrent au marché noir, ils s’arrangeraient pour faire d’importants bénéfices.
En fin de compte, la quantité de potion vendue à bas prix aux citoyens n’excèderait sans doute pas la moitié, mais ce n’était pas le sujet de préoccupation de Théo.
Sa mission consistait à saper le plus possible la conspiration de l’Église pour que chacun comprenne que le Saint Élixir n’était pas le seul antidote capable de chasser les mauvais esprits, pas plus qu’il n’était quelque chose de rare et donc d’onéreux. Ainsi, la propagande de l’Église serait remise en question, surtout par les croyants qui avaient pris les devants pour se procurer ce coûteux remède. Ceux-ci se demanderaient alors si ceux qui se prétendaient être les porte-parole de Dieu ne les auraient pas trompés.
– « Je sais exactement ce que vous pensez », dit Théo, « Vous vous dites qu’en cachant une partie du remède, vous pourrez les vendre discrètement et plus cher dans les rangs supérieurs. Je veux bien fermer les yeux mais… Je ne l’oublierai pas. »
Il prit un ton glacé : « Mon employeur n’est vraiment pas commode. Si vous ne voulez pas finir noyé dans les douves, il vaudrait mieux pour vous que vous fassiez preuve d’un peu de retenue. Pour profiter des plaisirs, encore faut-il que vous restiez en vie.
– « Mais que ferons nous si quelqu’un décide de revendre le remède ? » Demanda Silver Ring.
– « C’est très simple : vous ne vendrez qu’une gourde à la fois et la personne devra la boire sur le champ. »
Suite à ce conseil, il regarda Black Hammer et demanda : « Alors, êtes-vous intéressé par cette affaire ? »
– « Mais la ײCaverne du Trompettisteײ ne va pas pouvoir gérer une telle quantité de remède, je pense que… »
Théo l’interrompit aussitôt :
– « C’est à vous de vous organiser en ce qui concerne les gens qui seront chargés de vendre le remède, et à vous également de décider où vous comptez le faire. Je ne suis qu’un délégué que mon employeur a chargé de garder un œil sur vous. »
Black Hammer grinça des dents, regarda ses quatre subalternes et voyant qu’aucun d’eux ne soulevait d’objection, il donna un grand coup de poing sur la table et déclara :
– « Marché conclu! »
– « parfait » acquiesça Théo, « Après demain, au coucher du soleil, un charriot se présentera à l’entrée de la taverne pour vous livrer le remède. Cela vous laissera le temps d’organiser votre main-d’œuvre et de répandre la nouvelle au sujet de la distribution de ce médicament. Faites du bon travail, mon employeur ne tolèrera pas l’échec. »
« Après-demain se termine le séjour de la Première Armée. Lorsqu’ils auront quitté la ville, peu importe ce qu’il adviendra, ce ne sera plus une menace pour Son Altesse Royale » pensait Théo.
À peine eut-il quitté la taverne que Hill le rattrapa.
– « Ne voulez-vous pas rencontrer mes compagnons ? Ils sont tous désireux de se venger de Timothy »
– « Pour le moment, je vous fais confiance car vous avez réussi le test. » Théo secoua la tête et poursuivit : « Si vous ne vous étiez pas fait prendre aujourd’hui, qu’auriez-vous fait ensuite ? »
– « Je serais rentré pour faire part aux autres de ce que je venais d’apprendre et je leur aurais demandé ce qu’ils en pensent. Je ne savais pas si je devais continuer à surveiller encore un peu ou s’il était préférable que j’aille immédiatement trouver Son Altesse Roland », répondit Fawkes.
– « Hein? »
Piqué de curiosité, Théo s’enquit : « Et qu’en pensez-vous ? »
Durant un instant, Hill hésita. Enfin il exprima le fond de sa pensée :
– « Je pense que Son Altesse Royale ne ressemble pas à la plupart des nobles. J’en connais peu qui n’auraient pas ménagé leurs efforts pour sauver les réfugiés et surtout… il a pour les sorcières les mêmes égards que pour n’importe qui. Si Timothy avait été comme lui, ma femme ne serait certainement pas… » Il se tut un moment :
« J’aimerais mieux me mettre directement au service de Son Altesse. »
– « Si tel est le cas, retournez en ville et ne dites rien. Faites comme si vous n’étiez jamais venu sur le quai. »
Surpris, Hill releva la tête :
– « Pourquoi ? »
– « Un espion hors pair doit prendre l’habitude de cacher ses secrets plutôt que de tout partager avec les autres, surtout dans un moment aussi grave que celui-ci », répondit Théo. L’une après l’autre, il lui en donna les raisons :
« Si vous voulez travailler pour Son Altesse, vous avez encore beaucoup de choses à apprendre. »