Lorsqu’il apprit que de son côté, Son Altesse avait trouvé une méthode pour guérir la peste démoniaque, l’humeur de Théo, irritable depuis quelques jours, s’apaisa.

Sitôt qu’il put s’occuper, les jours qui suivirent lui parurent passer beaucoup plus vite.

C’était toute une histoire pour parvenir à entrer dans la Cité.  Prenant prétexte des réfugiés qui campaient hors des murs, on avait scellé toutes les grandes portes de la ville. De cette façon, personne ne pouvait plus y pénétrer, surtout depuis que l’Église avait commencé à distribuer le Saint Elixir. Lorsque les réfugiés en eurent connaissance, ils se mirent à attaquer chaque jour désespérément les portes de la ville, dans l’espoir de se voir autorisés à se rendre à l’église pour être soignés. Mais les gardes postés sur le mur rétorquèrent sans hésiter à grands tirs d’arbalète. De ce fait, de nombreux cadavres gisaient devant les portes de la ville et pourrissaient sous le soleil brûlant, répandant une odeur nauséabonde.

La seule porte restée ouverte était une entrée latérale limitée à l’usage de la noblesse et des marchands qui livraient la nourriture. Heureusement, Théo avait travaillé un certain temps au sein de la patrouille c’est pourquoi il était connu par la plupart des gardes comme étant natif de la Cité du Roi, ce qui lui permettait de franchir la porte avec un simple salut.

C’est précisément à cause de cette quarantaine que la ville perdit tout contact avec l’extérieur. Lorsqu’ils avaient évacué les réfugiés en grande pompe, la nouvelle ne s’était répandue qu’avec difficulté jusqu’au centre-ville. La haute noblesse attendait avec anxiété que quelqu’un les débarrasse des réfugiés en provenance de la région de l’Est et les préserve d’avoir à réprimer une rébellion.

Théo comprenait à peu près pourquoi le Prince avait réagi le jour même où il avait reçu la lettre. Tous ces gens à l’extérieur de la ville avaient l’impression d’avoir été abandonnés par leur Roi. De fait, si jamais l’Église venait à envoyer un prêtre pour les guérir, ils deviendraient leurs plus fervents adeptes.

Cependant, si les gens envoyés par Son Altesse pouvaient arriver avant que l’Église n’ait le temps de s’accaparer les fugitifs, ceux-ci se rangeraient plutôt de son côté. Nul doute que si le Prince les guérissait et leur offrait un nouveau lieu de séjour, ils deviendraient ses partisans les plus fanatiques.

Le quatrième jour, dans la matinée, la première flotte accosta sur les quais du canal à l’heure dite. Théo fut surpris de constater que Son Altesse avait envoyé jusqu’à 300 soldats de la Première Armée. De surcroît, tous portaient leur uniforme standard et étaient armés de révolvers. Avec ce puissant contingent pour les protéger, même si l’Église venait à les connaître, ils ne pourraient jamais empêcher le départ des réfugiés.

– « Foudre! » s’écria Margaret qui elle-aussi attendait sur le quai. Lorsqu’elle aperçut la silhouette de la jeune fille, elle ne put se retenir d’aller vers elle et de la serrer dans ses bras.

– « Cette dame est…? » Demanda Hache-de-Fer.

– « Mme Margaret, propriétaire de la Grande Chambre de Commerce », expliqua Theo, « Tous les navires dont nous aurons besoin pour assurer le transport seront fournis par elle ou un de ses partenaires. Sans elle, jamais nous n’aurions pu mettre en œuvre le plan de Son Altesse. »

– « C’est donc ça » Hache-de-Fer, qui venait de comprendre la situation, lui adressa un signe de tête : « Merci pour votre aide. »

– « Toutes mes dépenses seront déduites des honoraires de Son Altesse », répondit Margaret en haussant les épaules. « Mais si vous me remerciez, vous devriez également remercier Foudre. »

Cette dernière pencha la tête et demanda, confuse :

– « Pourquoi moi ? »

– « hmhm, ce n’est rien », répondit Théo en toussotant. « Qu’allez-vous faire ensuite ? »

– « Nous allons installer notre camp au sud du quai pour pouvoir contrôler la zone, puis, dans l’après-midi, nous lancerons la mission de sauvetage », répondit Hache-de- Fer. « Si les navires pouvaient arriver entre temps, ce serait pour le mieux. »

Lorsque Brian conduisit ses hommes dans la zone des réfugiés, il ne put s’empêcher de froncer les sourcils.

Partout où se portait son regard, il voyait des mourants. Leur peau était fendue en de nombreux endroits, du sang noir coulait continuellement de leurs plaies et attirait des nuées de mouches. Cependant, ces malades qui n’avaient même plus la force de chasser les insectes les laissaient se promener sur leur corps et boire leur sang.

Cette vue lui rappela les Mois des Démons, lorsque les habitants de Border Town étaient pris au piège dans les bidonvilles de la Forteresse de Longsong. Beaucoup devaient faire face à la mort par la faim et le froid dans une impuissance totale. Si vraiment tout cela avait été orchestré par l’Église, il s’agissait d’un crime tout simplement impardonnable.

– « Appelons le premier groupe », dit Brian. « Nous comptons sur vous, Mlle Echo. »

S’ils se mêlaient à la foule en annonçant qu’ils étaient en possession d’un remède pour soigner les malades, cela risquait fort de provoquer du chahut. Et si un trop grand nombre de réfugiés se dirigeait vers les quais en même temps, leur petit groupe d’une douzaine de personnes ne suffirait pas à les contenir. C’est pourquoi ils devaient s’assurer que l’information ne serait diffusée qu’à un petit groupe restreint simultanément. Son Altesse, qui avait réfléchi au problème, avait décidé d’envoyer Mlle Echo à cet effet. Sa capacité lui permettait de contrôler la zone dans laquelle sa voix serait entendue. Elle pouvait également coller sa voix à distance à l’oreille d’une personne.

Même si Brian voyait bien qu’elle ouvrait la bouche pour parler, il n’entendait absolument rien, tandis que les fugitifs, eux, se retournaient et regardaient partout.

Bientôt, certains d’entre eux arrivèrent, trébuchant plus qu’ils ne courraient :

– « Votre honneur, ce que vous avez dit est-il vrai?  Si vous avez le pouvoir de guérir cette maladie, je suis prêt à vous suivre dans la région de l’Ouest! »

– « Bien sûr que c’est vrai. Nos navires sont à quai, rassemblez votre famille et suivez-moi! »

D’autres soldats s’avancèrent pour venir en aide aux patients allongés sur le sol et qui étaient incapables de bouger. Le petit groupe compta bientôt plusieurs centaines de personnes qui se dirigèrent ensemble vers les quais. Beaucoup de gens s’en aperçurent et se mirent à suivre, faisant de leur mieux pour tenter de les rattraper.

Lorsqu’ils arrivèrent sur le quai, les soldats de la Première Armée avaient déjà rempli et placées sur une longue table de l’eau purifiée. Hache-de-Fer, accompagné d’un escadron, se tenait au bas de la passerelle d’accès au navire afin de ne laisser monter que deux personnes à la fois et de s’assurer que ceux qui s’apprêtaient à embarquer avaient d’abord bu l’eau de guérison.

– « Que tout le monde m’écoute! Ces gourdes contiennent le remède contre la maladie, tous ceux qui en boiront se rétabliront aussitôt »

Près de la longue table avait été installée une estrade sur laquelle se tenait le plus haut gradé des soldats. Celui-ci lisait et relisait le document manuscrit de Son Altesse :

– « D’après l’Église, qu’il s’agissait d’une ײPeste démoniaque causée par les sorcières et qui ne peut être guérie que par leur Saint Elixirײ est une affirmation infondée, rien de plus. Tout ce que ces gens veulent, c’est gagner de l’argent et vous faire mettre à genoux devant eux pour les remercier de leur bonté, et du fait qu’ils vous aient sauvé la vie. Contrairement à eux, Lord Roland non seulement vous a apporté le remède, mais celui-ci est entièrement gratuit. Vous n’aurez pas à payer un Royal de cuivre pour être guéris! »  

Ces paroles mirent aussitôt la foule en émoi et lorsque le premier malade eut bu l’eau purifiée, il sentit presqu’immédiatement des changements dans son corps. Incrédule, le patient déchira ses vêtements et vit que les taches sombres disparaissaient rapidement :

– « Ce remède  est vraiment efficace! Je suis guéri, je suis guéri! »

– « Moi aussi! Dieu du Ciel, mes blessures ne saignent plus! »

– « Dieu dis-tu ? Où donc ? Je ne vois là qu’un groupe de menteurs! »

– « C’est vrai! Ce remède n’a rien à voir avec l’Église! »

– « Vive Son Altesse, Roland! »

Au fur et à mesure que les gens guérissaient, la foule, témoin des faits, était de plus en plus agitée. Si la Première Armée n’avait pas été là pour maintenir l’ordre, le flot des fugitifs aurait déjà emportés les gourdes placées sur la table.

– « Actuellement, Son Altesse a entrepris de développer la région de l’Ouest. Pour cela, il a besoin de beaucoup de main d’œuvre pour cultiver les champs, construire des maisons, des routes… Il ne vous facture rien pour le remède et ne vous oblige pas à nous accompagner dans l’Ouest. » Criait de toute sa voix le soldat chargé de la propagande. « Mais Son Altesse Royale vous fait la promesse que si vous êtes prêts à nous suivre dans la Région de l’Ouest et à travailler pour lui, vous aurez de la nourriture, un abri et vous serez payés! Quelle que soit votre spécialité, vous obtiendrez un travail qui corresponde à vos aptitudes. Si vous êtes prêts à faire le premier pas vers une nouvelle vie, avancez et suivez les mercenaires à bord, ils vous conduiront vers votre nouveau foyer! Si vous ne le souhaitez pas, nous resterons trois jours ici pour vous apporter de l’aide, ensuite nous partirons. Durant notre séjour, la caravane distribuera gratuitement de la nourriture! »

– « Est-ce vrai qu’un nouveau foyer nous attend, avec un emploi et un salaire ? » Cria quelqu’un ?

– « Bien sûr, ce sont les conditions que vous propose Son Altesse! » répondit le soldat en hochant la tête.

– « Je vous en prie, prenez-moi à bord. Je suis prêt à servir Son Altesse Royale! »

– « Moi aussi! »

– « Et moi! »

– « Je suis forgeron! »

Brian fut ravi de constater qu’au sein de ce groupe de plusieurs centaines de personnes, nul n’avait choisi de demeurer à la Cité du Roi. Tous avaient pris la décision de monter à bord du navire en partance pour l’Ouest. Sous le commandement de Margaret, lorsqu’un bateau était plein, il partait immédiatement et un autre venait prendre sa place sans la moindre interruption.

Par la suite, Brian continua de diriger les réfugiés des camps vers le quai, toujours aidé de la technique de transmission du son d’Echo. Chacun des groupes de réfugiés qu’il avait en charge comprenait entre trois cent et quatre cent personnes.

Alors qu’il revenait avec un nouveau groupe de patients, il constata soudain que la Première Armée stationnée dans les champs de blé du sud commençait à bouger. Une de leurs équipes se précipitait à grande vitesse en direction de la rive nord du canal, leurs révolvers à la main.

– « Que s’est-il passé ? » lança Brian en direction des hommes de Hache-de-Fer.

– « Miss Foudre, notre éclaireur, a signalé que quelqu’un avait sauté secrètement du navire et s’était enfui », répondit l’un d’eux en saluant. « Peut-être un rat s’est-il dissimulé parmi les réfugiés. »