C’était déjà le second mois d’été et comme convenu, Margaret arriva le jour de la Saint Jean.
Cette fois, Le groupe commercial avait apporté bien plus de navires que le quai n’en pouvait contenir, de sorte que ceux-ci durent accoster le long de la rivière et attendre que les bateaux précédents aient fini de décharger pour accéder au quai chacun à leur tour.
Roland se rendit compte qu’il était impératif d’agrandir celui-ci.
Durant le mois écoulé, la Compagnie Industrielle de Graycastle avait enfin réussi à remplir sa mission : ils étaient parvenus à construire trois machines à vapeur pour le jour prévu de la livraison tout en réduisant à quarante pourcents le taux de rebuts. Comparée à la troisième génération utilisée à Border Town, celles fabriquées par l’usine pour le commerce extérieur manquaient de puissance, présentaient des fuites d’air, étaient bruyantes, tremblaient et affichaient sous bien d’autres aspects une qualité inférieure. Mais quant au nombre de machines produites, il y avait cependant un énorme progrès.
Comme convenu, La Caravane de la Baie du Croissant de Lune avait également amené une équipe de trois cents artisans. Roland les logea dans le parc industriel situé au sud de la rivière Redwater. Le Prince y fit non seulement édifier une seconde usine de bois mais ordonna également à Karl de construire un dortoir proche de la rivière à l’attention des employés. Afin que la durée des travaux n’excède pas un mois, il avait fait transporter sur les lieux l’énorme quantité de bûches requise qu’Anna découpait suivant les conseils techniques de Karl. Ainsi, la tâche la plus longue qui était de préparer le bois, fut achevée en deux jours à peine.
Lorsque Maître Karl vit la nouvelle capacité d’Anna, il en resta stupéfait. En seulement six mois, cette fragile jeune femme, toujours si calme, avait pris énormément d’assurance et son enthousiasme ne faiblissait pas.
Quant à Roland, il organisa un somptueux dîner au château pour saluer l’arrivée des commerçants.
Pour la première fois, ils découvrirent la Liqueur Blanche.
– « À chaque fois que nous venons ici, vous avez développé de nouvelles choses. Margaret ne m’a pas menti », s’écria Hogg, « même le vin sort de l’ordinaire… cette… »
– « Liqueur Blanche », rappela Margaret.
– « C’est cela, Liqueur Blanche! Comparée à elle, cette bière et ce vin sont absolument fades et insipides », reprit Hogg. Avec un sourire, il vida la coupe de liqueur. « Votre Altesse, il faudra me vendre quelques coffrets de ceci! »
– « C’est un peu trop fort, ou si vous préférez, le vin de fruits me convient mieux », sourit la femme d’affaires en secouant la tête.
– « C’est une question de goût personnel. La forte concentration de cette liqueur distillée ne plaît pas à tout le monde. Du reste, je n’avais pas l’intention de la diffuser mais puisque j’en ai fait un peu, j’ai pensé vous la faire goûter. »
À cette époque, le brassage et la consommation du vin constituaient encore le courant dominant, mais l’alcool distillé offrait un important potentiel quant à un nouveau marché. Comme la Liqueur Blanche, le rhum, le whisky et la vodka étaient des spiritueux distillés avec une teneur en alcool plus élevée. Avec ces alcools viendrait également la filière attachée au développement des barmen. Mais dans l’immédiat, il était encore trop tôt pour développer cette industrie à Border Town.
– « Votre Altesse, j’ai des informations pour vous sur le sujet que vous évoquiez dans votre lettre », commença Margaret. « Depuis que l’Église a fait main basse sur le Royaume de L’Éternel Hiver, il n’y a pas eu d’énormes changements. Actuellement, ils font face à une très forte résistance de la part du Royaume de Wolfsheart. L’Église a réuni toutes ses troupes au Château de la Dent Brisée mais malgré cela, elle n’a pas progressé d’un pas au cours des deux derniers mois. En outre, le Royaume de l’Aube a envoyé un message à Graycastle pour les prévenir que l’objectif de l’Église, qui normalement aurait dû être d’éliminer les sorcières, était en réalité de s’accaparer les Quatre Royaumes. Ils ont suggéré que les deux pays établissent une alliance en vue d’expulser les forces de l’Église hors du royaume et de combattre ensemble la Cité Sainte d’Hermès. »
– « Et qu’a répondu la Cité du Roi ? », Demanda Roland.
– « Le Premier ministre du Royaume, le marquis Wyke, a immédiatement refusé cette proposition, allant même jusqu’à les accuser de proférer des absurdités », répondit Margaret en haussant les épaules. « Cette affaire a fait grand bruit à la Cité du Roi, la noblesse elle-même étant incapable d’acquérir une vision cohérente à ce sujet. Pour autant que je sache, bien des gens sont favorables à cette alliance. Après tout, à l’heure actuelle, l’Église n’a en rien laissé supposer qu’elle rendrait la souveraineté au successeur du Royaume de l’Éternel Hiver. »
– « Timothy n’a-t-il pas avancé ? »
– « On a dû en retour inciter Timothy car en ce moment même, il se précipite en personne vers l’Est avec son armée », répondit Margaret, l’expression légèrement hautaine.
– « J’ai entendu dire qu’une flotte massive à l’est de la Région du Vent de la Mer avait attaqué et pillé la côte orientale. Il paraît que rien ne les arrête. Les églises elles-mêmes n’ont pas été épargnées et bon nombre de marchands des Fjords se seraient retrouvés face au désastre. »
– « Bon nombre de gens sont aujourd’hui des fugitifs dans la région de l’Est, Hogg et moi en avons accueilli énormément. »
« Ils nous ont rapporté que les pillards ne se contentaient plus de s’approprier l’argent. De nos jours, ils emmènent également les gens et lorsqu’ils ont emporté ce qui pouvait l’être, ils brûlent tout le reste. De toute évidence, ils entendent bien faire du Territoire de l’Est un désert. C’est un coup sévère pour l’aristocratie orientale qui vient à peine de se soumettre à Timothy. »
En principe, Roland aurait dû se réjouir d’apprendre que Timothy faisait face à une attaque massive, mais lorsqu’il entendit que l’adversaire avait été jusqu’à capturer la population, le cœur du Prince fut rempli de souffrance :
– « Ceux qui ont pu s’échapper… »
– « Ils vous intéressent ? »
Margaret eut un léger sourire : « Après avoir lu votre lettre, j’ai deviné que vous pourriez vouloir acheter un grand nombre d’esclaves pour enrichir la main-d’œuvre de votre territoire. Cependant, à la différence des réfugiés étrangers des Royaume de l’Éternel Hiver et de Wolfsheart, ceux de Graycastle n’accepteront certainement pas de se vendre comme esclaves. »
– « Je n’entends pas en faire des esclaves. Si ces gens sont prêts à venir s’installer à Border Town, ils seront logés et nourris et également rémunérés pour leur travail », corrigea Roland. Il venait de réaliser qu’en effet, c’était une excellente occasion pour lui d’élargir son personnel, même si l’information lui parvenait un peu tardivement. « Combien sont-ils ? »
– « La plupart des réfugiés parmi les plus robustes ont déjà été recueillis par la noblesse et les caravanes, mais il reste encore près de dix mille personnes rassemblées aux portes de la Cité du Roi. Cependant, ce sont majoritairement des jeunes et des femmes. »
– « Soit, j’enverrai tout de même quelqu’un pour les jauger », déclara le Prince. « Si jamais je veux les engager, serai-je tenu de négocier avec les fonctionnaires de la Cité du Roi ? »
– « Absolument pas », répondit Margaret, accompagnant sa réponse d’un geste de la main. « Ils seront trop contents de voir que quelqu’un se charge de ces gens. Ils craignent que leurs stocks de nourriture ne suffisent pas. Si le nombre de réfugiés venait à augmenter, cela pourrait engendrer une pénurie alimentaire qui serait alors source d’émeutes. »
Après le dîner, Roland retourna à son bureau et fit appeler Théo, son garde personnel.
Cet incident lui avait fait prendre conscience de l’état actuel de son système de renseignement. S’il avait été immédiatement informé de la question des réfugiés, il aurait pu prendre des dispositions bien plus tôt, augmentant du même coup la population de Border Town. Pour l’heure, il ne connaissait du monde extérieur que ce qui lui était rapporté par les caravanes qui ne venaient qu’une fois par mois. C’était vraiment loin d’être suffisant à ses yeux.
Même avec une armée stationnée à la Forteresse de Longsong dont il avait fait un poste de relais, Roland ne pouvait surveiller que la région de l’Ouest. S’il voulait vraiment concourir pour le trône de Graycastle, il allait lui falloir étendre son réseau d’information de manière à couvrir la totalité du royaume. Ou mieux encore, l’ensemble du continent.
Pour l’heure, Roland ne disposait pas d’un nombre suffisant de subordonnés loyaux et dévoués, pour pouvoir établir un réseau de renseignement complet, sans compter la nécessité d’envoyer des hommes aux quatre coins du pays qui lui serviraient d’agents secrets. Par conséquent, il commença par établir les fondations en envoyant des gens à la Cité du Roi afin qu’ils collectent des informations sur la capitale et les régions environnantes. Il n’espérait pas au départ une surveillance détaillée, mais de cette façon, il aurait au moins une compréhension approximative de la situation globale et ne serait plus contraint, comme c’était le cas jusqu’ici, à la passivité.
Conscient de l’influence qu’avait Theo sur les ײratsײ des rues sombres de la Cité du Roi, le prince sut qu’il était le meilleur candidat pour ce poste.
– « Vous attendez de moi que je suive la caravane jusqu’à la Cité du Roi ? » demanda ce dernier les yeux écarquillés de surprise.
– « Exactement! Votre mission sera double. D’une part il vous faudra rencontrer les réfugiés de la région de l’Est. Vous serez accompagné par une troupe d’environ cent soldats qui seront chargés de les escorter jusqu’à Border Town. Je vous indiquerai ultérieurement les critères spécifiques d’évaluation mais rassurez-vous, vous le saurez avant le départ de la caravane. »
– « Entendu! »
« Ensuite, lorsque le flot de réfugiés se sera apaisé, vous resterez à la Cité du Roi et commencerez à recueillir pour moi des informations en provenance de toute la ville. Comme vous avez l’habitude de traiter avec ײles ratsײ des sous-sols, vous saurez, j’en suis certain, comment vous y prendre. De plus, la caravane de Margaret vous soutiendra pleinement. Si jamais vous avez besoin d’argent pour l’une de vos missions, n’hésitez pas à aller la trouver.
À la différence de votre précédente mission qui était de vous rendre à Redwater City pour répandre la rumeur au sujet des sorcières, vos fonds cette fois seront illimités. »
Il déposa un revolver sur la table : « Soyez prudent et protégez-vous, j’espère recevoir très bientôt de bonnes nouvelles de vous. »