Roland était assis à son bureau et lisait avec beaucoup d’intérêt le récent rapport de son Chevalier en Chef au sujet de la Première Armée.
Lui qui quelque mois auparavant, encore si pointilleux, était beaucoup moins calme depuis quelques temps. Son visage, habituellement de glace, semblait empreint d’émotions comme l’attente et l’impatience.
« La Star de l’Ouest n’est probablement pas étrangère à cela », se dit Roland.
Il avait eu vent de la récente promenade de Carter et May. Le Chevalier étant l’un des principaux membres de la Première Armée, ne passait pas inaperçu lors ses déplacements. Quant à la femme qui l’accompagnait, elle était de celles qui attirent l’attention des hommes.
Lorsqu’on les avait vu pour la première fois, marchant côte à côte dans les rues de Border Town, ses gardes lui avaient aussitôt rapporté l’information.
Ce genre de choses ne préoccupait guère Roland. Carter avait deux ou trois ans de plus que lui. Il était même étrange qu’il ne soit pas déjà marié. S’il avait trouvé sa moitié sur les Terres de l’Ouest, où était le problème du moment que cela n’influait pas sur son travail.
Selon le rapport du Chevalier, la première armée avait été équipée d’environ 200 revolvers, au rythme d’une douzaine par jour. Si les matières premières étaient suffisantes, la capacité de production d’Anna aurait pu être multipliée. Mais elle était également chargée du raffinage de la fonte en acier et de la fabrication de la machine à vapeur, ce qui la ralentissait.
Mais ce rythme était encore acceptable. Après tout, la Première Armée n’était forte que de 600 hommes. Il suffirait d’un mois supplémentaire pour que toutes les armes aient été remplacées. En outre, tant que la population n’aurait pas augmenté, il était de toute façon impossible d’agrandir l’armée.
Venait ensuite la question de la formation de la Seconde Armée.
Afin de rendre la formation aussi pratique que possible et de maintenir le secret militaire, Roland avait incorporé les hommes de la Forteresse de Longsong dans la Seconde Armée. Pour l’heure, tous suivaient une formation disciplinaire selon le même schéma que la formation militaire. L’éducation idéologique aurait lieu le soir, visant à implanter au plus vite dans l’idée de ces hommes le fait qu’ils étaient les protecteurs du Territoire occidental et de les convaincre que c’était à eux d’assurer la sécurité de leurs proches.
« À l’heure actuelle, la formation de la Seconde Armée progresse bien. Ils devraient être prêts à commencer la pratique du tir d’ici une semaine. À ce moment-là, nous aurons remplacé suffisamment d’armes pour que chacun d’entre eux puisse être équipé d’un fusil à silex », concluait Carter.
C’était l’un des avantages des armes à feu : Il fallait au moins un an pour former un soldat aux armes blanches et cinq ou six ans pour un chevalier, alors que les soldats équipés d’armes à feu pouvaient être envoyés en mission militaire après un mois d’entraînement seulement. Par ailleurs, plus la bataille durait longtemps, plus l’avantage des armes à feu devenait important : tirer sur une gâchette était beaucoup plus sûr que se battre avec une épée.
– « Pendant la pratique du tir, les superviseurs sont tenus de faire attention au nombre d’armes à feu qu’ils ont remises et de s’assurer que toutes reviennent. De même pour la poudre à canon. Lorsque vous aurez à en distribuer au cours de l’entraînement, les vétérans de la Première Armée seront chargés de superviser l’opération. »
– « Très bien », acquiesça le Chevalier.
– « Parfait ». Roland le congédia d’un signe de la main : « Ce sera tout. Vous avez à faire vous aussi. »
– « Euh, Votre Altesse… » dit Carter avec hésitation : « La dernière fois, vous avez dit que le parfum mélangé au savon était à base de canne à sucre, était-ce vrai ? »
– « Oui », répondit le Prince en s’asseyant. « Pourquoi cela ? »
– « La canne à sucre est-elle chère ? »
– « Non… sa culture est assez répandue. »
– « J’ai entendu dire qu’une bouteille de parfum de la taille d’un pouce pouvait être vendue cinq Royals d’or à la Cité du Roi. » Carter se gratta la tête : « Si tel est le cas, la fabrication de parfum à base de canne à sucre ne rapporte-t-elle pas un énorme bénéfice à la ville ? »
– « Cinq Royals d’or ? » S’exclama Roland, surpris. Il n’avait jamais étudié la question. Il fit appel à ses souvenirs concernant la vie du 4ème prince au palais : celui-ci ne s’était jamais soucié du prix des marchandises, encore moins de celui du parfum qu’il n’utilisait absolument pas. Seules les femmes aimaient ces colifichets dont le but était uniquement d’offrir une senteur agréable.
Sa première motivation lorsqu’il avait conçu ce parfum était d’obtenir un agréable savon parfumé. Sans savon dans une salle de bain où il y avait à présent l’eau courante, il lui manquait quelque chose : la sensation d’avoir le corps couvert de bulles.
Si une petite bouteille de parfum pouvait être vendue plusieurs Royals d’or, c’était en effet une excellente idée commerciale. Contrairement aux miroirs enduits, les matières premières, la canne à sucre et les fleurs, étaient beaucoup moins onéreuses que le cristal.
À cette pensée, Roland se mit à rire :
– « Ce n’est pas une mauvaise idée, je vais y réfléchir. »
– « Votre Altesse, pourrais-je… prendre une canne à sucre au château ? » Demanda le Chevalier, le regard plein d’espoir.
– « Cela ne me dérange pas », répondit le Prince qui devinait ce qu’il avait l’intention d’en faire. Contrairement au port de Clearwater, les récoltes des Fjord étaient relativement rares à la frontière occidentale. Par conséquent, c’était une bonne idée de cadeau lorsque l’on souhaitait fréquenter une dame de l’Ouest : « Elles poussent derrière le mur de l’arrière-cour, vous n’avez qu’à vous servir. »
– « Merci, Votre Altesse! » répondit Carter en saluant.
Roland appela ensuite Barov. Il n’était plus tout à fait approprié de le qualifier de Ministre adjoint. En sa qualité de numéro un de l’Hôtel de Ville, il était déjà considéré comme le Premier Ministre de Border Town.
Après que Barov ait pris place, Roland lui exposa dans les grandes lignes le projet commercial au sujet du parfum :
– « Pensez-vous que cela pourrait nous rapporter de grosses sommes d’argent ? »
Le Ministre ne répondit pas immédiatement. Il réfléchit un moment et demanda, les yeux écarquillés :
– « Votre Altesse, êtes-vous certain que le parfum soit à base de canne à sucre ? »
– « Vous n’avez pas essayé le savon parfumé ? Pour obtenir cette senteur, j’y ai incorporé du parfum », répondit Roland en écartant les mains. « Il est exact que ces matières premières sont peu onéreuses. Mais j’ignorais que le parfum était vendu si cher à la Cité du Roi jusqu’à ce que Carter m’en parle. »
– « Cela va bien au-delà de ce que vous pouvez imaginer, votre Altesse! » répondit Barov avec enthousiasme : « Le parfum est une formule top-secrète de l’Association Alchimique de la Cité du Roi. Ils produisent chaque année environ mille flacons dont une petite partie seulement est vendue à la capitale. Le reste est réparti entre les autres villes du royaume et les prix augmentent de vingt à trente pourcents. Dans les fjords et les autres royaumes, le prix est littéralement doublé. Pour empêcher les commerçants de tirer profit de la différence de prix, l’association non seulement contrôle scrupuleusement les prix pratiqués en dehors de la Cité du Roi mais choisit elle-même ses revendeurs.
Si vous parvenez à fabriquer du parfum, quand bien même vous ne le vendriez qu’à Redwater City ou à la Crête du Dragon Déchu, vous obtiendriez certainement un généreux retour sur investissement. »
– « Je vois. »
« Ce n’est pas pour rien que vous avez été vingt ans assistant du Ministre des Finances », pensa Roland, « en ce qui concerne les prix des produits de base et la situation du marché en temps réel, Barov est un génie! »
Fort de cette information, Roland esquissa mentalement les prémisses d’un projet.
On pouvait créer du parfum de différentes manières, la méthode la plus simple consistant à écraser les pétales ou les herbes aux saveurs uniques et de les laisser tremper dans de l’alcool. On obtenait ainsi une huile aromatique. Les résidus étaient ensuite filtrés et dilués avec de l’eau.
L’alcool provenait du jus de la canne à sucre et pour obtenir de l’huile aromatique, on utilisait soit des roses, soit plus communément du romarin ou de la vanille. Cependant, comme il fallait absolument produire à grande échelle, la meilleure solution était de demander à Leaves d’utiliser sa magie pour transformer une plante afin qu’elle sécrète d’elle-même cette huile parfumée.
En plus du parfum, l’industrie pourrait également produire du sucre blanc et de la liqueur. En outre, le peuple manquait de nombreux produits de consommation courante. Même si les bénéfices étaient bien inférieurs à ceux du parfum, ces produits pourraient être vendus à bas prix à la population, ce qui constituerait une étape importante dans l’amélioration du bien-être du peuple.
La principale raison de la lenteur du développement de l’industrie légère de Roland était la pénurie de main-d’œuvre et la difficulté de réaliser des profits élevés avec une production à petite échelle des produits de première nécessité. Pour cette raison, il serait plus approprié de limiter le nombre de personnes impliqués dans l’industrie lourde.
L’industrie du parfum étant incroyablement rentable, peut-être pourrait-il profiter de cette occasion pour compenser le manque de main d’oeuvre.