– « Du savon parfumé ? »
Elle prit un bloc et l’approcha de son nez pour le sentir. En effet, May put distinguer le parfum des roses.
– « Oui, il est difficile d’imaginer que pour le fabriquer, il faut d’abord réaliser une pâte épaisse. Son Altesse y a ajouté des arômes pour le parfumer. »
May regarda machinalement le prix indiqué sur le parchemin. À 25 Royals d’argent le bloc, ce savon pouvait être classé dans la catégorie des produits de luxe. Mais comparé aux parfums qui étaient infiniment plus chers, le prix semblait moindre.
– « Êtes-vous certain qu’il s’agir de parfum ? Lorsque je me produisais à la Cité du Roi, un puissant Seigneur m’avait offert trois bouteilles de parfum. Elles n’étaient pas plus hautes que le pouce et pourtant, elles coûtaient plus de Cinq Royals d’or. Pour un savon aussi gros, il en faut au moins une demi-bouteille! »
– Vraiment ? », Demanda Carter, surpris : « Le parfum est vraiment aussi cher ? »
– « Bien sûr », répondit May en le regardant. « Il s’agit de l’un des produits dont l’Association Alchimique de la Cité du Roi est la plus fière. Outre le cristal, le parfum est le produit le plus vendu. J’ai entendu dire qu’en plus de l’hommage rendu à la famille royale, un millier de bouteilles arrivaient chaque année sur le marché. Les personnes qui peuvent se permettre un tel luxe appartiennent à la haute noblesse ou sont de riches commerçants. Si on ne me l’avait pas offert, jamais je ne me serais permis d’acheter une bouteille de parfum qui coûte l’équivalent de mon salaire sur plusieurs représentations! »
– « Mais j’ai vu comment Son Altesse Royale utilisait le parfum. On n’aurait pas dit qu’il s’agissait d’un produit rare… À l’écouter, il était fait à base de canne à sucre. »
Devant la perplexité de May, Carter précisa « Une canne à sucre ressemble à un bâton sucré. C’est une culture typique des Fjords. Lorsque vous mordez dedans, vous obtenez une gorgée d’eau sucrée. Actuellement, le seul endroit où l’on peut en trouver est le jardin du château. La prochaine fois que je verrai Son Altesse Royale, je lui demanderai si je peux en prendre une. »
Encore le Prince! Depuis que May était arrivée dans cette ville, elle n’avait cessé d’entendre parler de Roland Wimbledon. Irène aussi bien que Carter le mentionnaient à chaque fois qu’ils parlaient des changements opérés à Border Town. On aurait dit que Son Altesse était omnisciente, qu’il n’y avait rien qu’il ne sache pas! De plus, il avait inventé toutes ces nouveautés.
« Se pouvait-il qu’il existe dans le monde une personne aussi érudite ? »
May avait bien du mal de le croire : même pour une personne particulièrement intelligente, apprendre toutes ces choses nécessitait du temps. À la Cité du Roi comme à la Forteresse de Longsong, les gens réputés érudits étaient tous des vieillards aux cheveux blancs. Sur le territoire Occidental, tous répétaient inlassablement la même sentence : « Plus la barbe est longue, plus le savoir est grand. »
Mais le prince n’avait qu’une vingtaine d’années, comment pouvait-il en savoir autant ?
Le visage de May restait cependant impassible :
– « Non, si cela peut être utilisé pour produire du parfum alors il s’agit d’une culture très rare. Cette formule pourrait être vendue à très haut prix à n’importe quel atelier d’alchimie. Ne demandez rien à Son Altesse et si jamais vous le croisez, n’en parlez surtout pas. »
– « Très bien », répondit Carter. Il prit un mouchoir et y enveloppa quatre morceaux de savon.
– « Comptez-vous acheter tout ça ? »
– « Une seule personne n’est autorisée qu’à en prendre deux. Nous ferons donc semblant de les acheter séparément et lorsque nous serons sortis, je vous les donnerai. » dit le Chevalier en levant la main pour arrêter toute protestation de la part de May. « Lorsque j’ai terminé le mien, je peux aller trouver Son Altesse et lui en demander un autre. Mais ici, vous ne savez pas quand les stocks seront renouvelés. Avec ces quatre savons, vous pourrez tenir un bon moment. »
En voyant que son interlocuteur parlait sérieusement, May sentit son cœur brûler. Elle serra les lèvres durant un long moment pour ne rien ajouter et se contenta de regarder le Chevalier envelopper les morceaux de savon parfumé.
– « Puisque nous sommes là, jetons un coup d’œil aux autres produits », dit-il en riant, son paquet à la main.
Lorsqu’elle rentra ײchez elleײ à Border Town, le ciel s’était considérablement assombri.
Les dernières lueurs du jour perçaient à travers les rideaux, auréolant la pièce d’une nuance orangée.
Étant donné qu’elle avait décidé de rester pour jouer la seconde pièce, May s’était vue attribuer le même appartement qu’Irène. Il n’était pas très grand mais entièrement meublé.
Elle déposa un à un sur la table les articles qu’elle avait achetés au marché de proximité. En plus des quatre savons parfumés, il y avait également une bouteille de vin.
Ce vin n’avait rien de commun avec celui que l’on pouvait trouver dans les pubs. Elle se rappela avoir lu qu’on l’appelait Liqueur Blanche. Il n’avait presque pas de couleur et était plutôt pur et transparent sans aucune différence avec l’eau. Elle se souvient que, selon la description des produits, cette boisson, hautement concentrée en alcool, ne devait pas être ingérée en grande quantité.
– « Liqueur Blanche » sourit-elle en regardant l’aspect du liquide. « Elle porte bien son nom. »
May retira le bouchon de bois et se versa une coupe de ce breuvage. Lorsqu’elle la souleva, un éclat de saveurs la frappa au visage et pénétra dans ses narines, ce qui eut le don de lui faire froncer les sourcils. Cependant, l’odeur forte s’estompa pour laisser place à un délicieux bouquet de saveurs. Elles étaient douces et moelleuses, très différentes du vin de qualité inférieure et coupé d’eau que l’on pouvait boire dans les tavernes.
Compte tenu de l’attention requise pour se consacrer à son métier d’actrice, May fréquentait rarement les pubs. Lorsqu’une pièce devenait un succès et que tout le théâtre avait décidé de fêter l’évènement, alors seulement May les accompagnait et buvait tout au plus deux coupes de vin. Elle faisait toujours attention de n’être jamais ivre au point de ne plus pouvoir parler, car elle avait vu de nombreux acteurs se saouler à en oublier toute maîtrise de soi. Aussi restait-elle toujours maîtresse de sa consommation d’alcool afin de ne pas s’en trouver affectée.
Mais ce jour-là, l’actrice éprouvait une forte envie de se saouler. C’est pourquoi elle avait acheté cette liqueur extrêmement chère contre l’avis de Carter. Elle voulait expérimenter ce que ressentaient ces acteurs qui affirmaient que lorsqu’ils étaient saouls, ils se sentaient comme protégés de tout souci et de toute pensée, afin de trouver elle-même l’explication qu’ils cachaient tout au fond de leur cœur.
May ferma les yeux, leva la coupe jusqu’à son visage et laissa couler la boisson dans sa bouche. Immédiatement, une sensation piquante et épicée explosa dans sa gorge. Elle recracha la liqueur et se mit à tousser jusqu’aux larmes.
« Fichtre, est-ce vraiment du vin ? »
L’actrice attendit que la sensation de brûlure ait complètement disparu, puis, se mordant les lèvres, elle fit une seconde tentative. Cette fois, elle n’en prit qu’une gorgée. La saveur épicée revint aussitôt à la charge, suivie d’une intense sensation de richesse et de douceur lorsque ces deux saveurs se mélangeaient. Elle n’aurait pas pu dire si la boisson était bonne, néanmoins, elle lui procurait une étrange sensation.
Environ un quart d’heure plus tard, May sentit un sentiment de vertige embrumer son esprit.
Elle sortit de sa poche une boîte de la taille d’un poing, l’ouvrit et aperçut son image dans un miroir lumineux. Celui-ci était très différent de ses précédents miroirs en bronze ou des fins miroirs en argent, sa surface était lisse et son reflet très clair. C’était certainement un objet précieux. May y aperçut ses yeux rougis et son regard confus.
C’était le premier cadeau que lui avait fait le Chevalier en la quittant. L’actrice aurait bien voulu refuser, mais Carter s’était détourné si vite qu’elle n’avait pas pu le lui rendre. Il lui avait adressé un signe pour lui dire au revoir, mais il était déjà parti.
« Sérieusement, lorsque Carter Lannis ferme la bouche, il est impeccable. Mais d’un autre côté, s’il n’était pas si bavard, je ne serais probablement pas restée… »
Serait-elle finalement contrainte de prendre racine dans cette petite ville ? Loin de l’animation de la cité et où, à l’exception des quelques membres de la troupe, personne ne connaissait son identité… La peur de l’inconnu ne lui rendait pas la décision facile.
May déplia la lettre que le Prince lui avait remise par l’intermédiaire d’Irène : elle était de Petrov, gouverneur de Longsong. Le théâtre de la Forteresse avait annoncé qu’on ignorait où elle se trouvait et Petrov souhaitait vivement qu’elle rentre au plus vite et reprenne ses représentations.
Son Altesse le Prince ne lui avait pas caché cette nouvelle et lui laissait le choix.
May termina le fond de sa coupe et sa vue se troubla peu à peu.
Elle tituba jusqu’à son bureau, déplia une feuille de parchemin et entreprit de répondre à la lettre.
Ses pensées se mélangeaient. Elle revit le théâtre de la forteresse, Irène, Ferlin Eltek, les acclamations bruyantes de la foule sur la place, et ces acteurs de troisième ordre qui perdaient tout contrôle lorsqu’ils jouaient avec elle. Pour finir, ces images s’estompèrent. Une seule s’imposait à son esprit : celle de Carter Lannis qui lui proposait avec un sourire :
– « Bonjour, Mademoiselle May, puis-je vous offrir un verre ? »