Durant un moment, toutes restèrent là à jouir de l’atmosphère chaleureuse des retrouvailles. Soudain, un amas de breloques qui ressemblaient à des bijoux attira l’attention de Cendres. Curieuse, elle demanda :

– « Qu’est-ce que c’est ? »

– « Venez ici », répondit Tilly en tapotant la place à côté d’elle, « je vais vous montrer quelque chose d’intéressant »

Cendres obéit et s’assit, jambes croisées, à côté de la Princesse. Cette-ci enfila un gant de soie blanche, incrusté d’un cristal couleur rubis sur le dos de la main.

– « Mais c’est… une Pierre de Localisation! »

Sans répondre, Tilly sortit en plein air. Soudain, un éclair jaillit du bout de ses doigts et se précipita au sol. On entendit un craquement accompagné d’une épaisse fumée et une trace noire de la taille d’une paume apparut à l’endroit où il avait frappé la terre.

Cendres n’en crut pas ses yeux :

– « Vous avez acquis une nouvelle capacité! »

Tilly Wimbledon étant une extraordinaire, sa magie, qui n’était utilisable que sur elle-même, se manifestait par une intelligence inégalée. Elle ne la manifestait donc pas comme le faisaient traditionnellement les autres sorcières. Cet éclair de lumière signifiait qu’elle possédait à présent une toute nouvelle capacité, chose qui était normalement impossible. Il était de notoriété que nulle sorcière ne pouvait avoir deux types de capacités primaires.

Tilly retira le gant et le tendit à cendres :

– « Non, je n’ai pas de nouvelle capacité. Ce que vous venez de voir est le résultat de cette pierre », dit-elle en souriant : « elle a le pouvoir d’inverser votre magie et vous permet d’obtenir des effets radicalement opposés à ceux que vous génériez jusqu’ici. »

Cendres frotta le joyau et ressentit un choc au centre de son corps. Tilly avait dit la vérité. Cela signifiait que dorénavant, les sorcières non combattantes seraient également en mesure de se battre, augmentant ainsi de manière significative leur capacité de résistance à l’ennemi.

– « De combien de ces pierres disposons-nous ? »

– « Une seule », répondit la Princesse qui, visiblement, avait suivi le cheminement de sa pensée. « De plus, cette pierre n’est pas aussi facile à utiliser que vous pourriez l’imaginer. Il faut d’abord visualiser la magie comme quelque chose de concret et la projeter dans la pierre. Ensuite seulement il vous sera possible de la libérer. »  

Cendres visualisa laborieusement durant de longues minutes, en vain.

– « Vous me croyez à présent ? » demanda Tilly d’un ton taquin. « Nous autres extraordinaires y parvenons plus facilement car nous pouvons ressentir la magie. Pour la majorité des sorcières, c’est beaucoup plus difficile. Cela implique de pousser notre imagination et notre entendement jusqu’à des limites extrêmes. Pour tout vous dire, j’ai testé bon nombre d’entre nos sœurs : sur cent, seules deux ou trois sont parvenues à saisir le processus et à libérer la foudre. »

– « Vous sous entendez que j’ai l’esprit lent ? » demanda Cendres en retirant le gant. Elle le jeta sur le côté.

– « C’est à peu près ça », répondit Tilly avec un clin d’œil. « J’ai réussi en utilisant… »

Cendres la fit taire en l’embrassant. La Princesse ne put que chuchoter… Lorsqu’elles se séparèrent enfin, cette dernière prit une longue inspiration.

– « En y réfléchissant, vous n’êtes pas si stupide! »

– « À quoi servent toutes ces autres pierres ? » demanda Cendres en se passant la langue sur les lèvres. La cinquième fille du Roi était la seule personne en compagnie de laquelle la sorcière parvenait vraiment à se détendre.

« Posséderaient-elles toutes des capacités différentes ? »

– « Oui, elles produisent toutes un résultat différent », confirma Tilly dont les joues étaient encore empourprées. « Cependant, elles ne permettent pas aux personnes normales d’acquérir des capacités. Seules celles qui possèdent un pouvoir magique sont capables de les activer. » Elle marqua une pause : « Ce qui soulève une autre question. »

– « Laquelle ? »

– « Qu’est-ce que la magie exactement ? » répondit Tilly en pesant ses mots. « Depuis toujours, les capacités des sorcières se sont manifestées sous différentes formes, avec un degré élevé d’incertitude. Nous autres extraordinaires, les percevions également différemment. Mais ces étranges pierres unifient la magie, permettant à n’importe quelle sorcière de manifester la même capacité, ce qui m’amène à penser que j’ai peut-être fait fausse route au départ. Peut-être que la magie est un seul et même pouvoir que chaque sorcière ne peut manifester que sous une forme unique. »

– « Et ces pierres magiques ? » Demanda Cendres.

– « Elles n’ont pas le pouvoir de concentrer la magie, seulement de la libérer. On ne sait pas vraiment si elles ont été créées par l’homme ou si elles sont d’origine naturelle », commenta Tilly, une lueur de regret dans les yeux. « Selon la légende, ces pierres auraient été trouvés enterrées avec des reliques. De nos jours, les gens se les sont partagées. Je n’ai pu me procurer que celles-ci. J’ai entendu parler d’une ruine antique à l’est de la région du Vent de la Mer. J’ai vraiment l’intention de m’y rendre. Je pourrai peut-être y trouver des informations au sujet de la magie et des renseignements sur l’histoire oubliée. »

La Princesse parlait d’une façon qui laissa Cendres perplexe. Malgré elle, une pensée lui vint à l’esprit : « Puisque nous sommes en vie, que nous importe ce qui a pu se passer il y a quatre cents ans ? » 

– « Il vaudrait mieux que vous n’y alliez pas. Actuellement, la Région du Vent de la Mer est la plus dangereuse de tout le Royaume de Graycastle. »

– « Pourquoi ? »

– « Avant de quitter le port de Clearwater, j’ai entendu des marins évoquer la Flotte des Voiles Noires de Garcia Wimbledon. Ils projetaient de se rendre dans la Région du Vent de la Mer, qui est la propriété de Timothy », expliqua Cendres. « Dès que la loi martiale fut enfin levée, je saisis la première occasion qui se présentait à moi pour quitter le port. Si mes renseignements sont exacts, cette région n’est plus aujourd’hui qu’un océan de flammes. »

– « Ainsi, ils continuent à se battre », dit Tilly, visiblement inquiète. « C’est exactement ce qu’attend l’Église pour envahir tout le pays. Si nous ne trouvons pas un moyen de nous unir, Graycastle tombera de la même manière que le Royaume de l’Éternel Hiver. Nous finirons tous absorbés par l’Eglise. »

Ses dernières paroles firent sursauter Cendres. La cinquième fille du Roi le remarqua et demanda :

– « Que vous arrive-t-il ? »

– « Rien », répondit la jeune femme avec un clin d’œil. « Si ce n’est que vous me rappelez Roland Wimbledon. Il m’a dit exactement la même chose. »

– « Oh ? Vous l’avez rencontré ? » S’exclama Tilly dont l’intérêt venait de s’éveiller : « Au fait, vous ne m’avez encore rien dit de votre voyage en occident! »

– « J’avais entendu dire que l’Association de Coopération des Sorcières se trouvait à Border Town, mais Ombres a dû vous en parler », expliqua Cendres. Elle serra la Princesse dans ses bras. « J’ai fini par découvrir que la fameuse Montagne Sacrée qu’elles auraient soi-disant trouvée n’était qu’un canular inventé de toutes pièces par Roland. Il a mis la main sur les membres de l’Association et continue à recruter secrètement des sorcières. »

Elle raconta ensuite à Tilly tout ce qu’elle avait entendu et vu durant la semaine qu’elle avait passée à Border Town :

– « Avant mon départ, le Prince m’a dit, tout comme vous, que nous devions nous unir si nous voulons résister à l’Église. Il a ajouté que si celle-ci venait à nous attaquer ici, dans les Fjords, et que nous soyons contraintes de partir, nous serions toujours les bienvenues à Border Town. »

– « Eh bien… »

Tilly resta un moment songeuse avant de déclarer : « L’homme que vous avez rencontré ne peut-être Roland. Il s’agit forcément d’un substitut. »

– « Pardon ? »

– « Vous avez bien dit qu’il s’était entouré d’un grand nombre de sorcières, n’est-ce pas ? Je pense que l’une d’entre elles aura réussi à prendre le contrôle de sa personne ou bien à changer d’apparence pour lui ressembler. J’ai grandi avec Roland : comparé à mes deux autres frères et à ma sœur, il avait le don de dissimuler la vérité. Mais lorsqu’il mentait, les mensonges étaient truffés de failles. Il n’aurait jamais réussi à se faire passer pour quelqu’un d’autre. 

Quant aux armes dont vous avez dit qu’elles pourraient être utilisées pour combattre l’Armée du Châtiment Divin, elles ne font que corroborer ce que je pense… Un individu peut peut-être dissimuler sa véritable personnalité, mais jamais il ne pourrait simuler le savoir. Les mentors de la cour ne lui ont jamais rien enseigné de tel! Comment pourrait-il connaître toutes ces choses ? » Expliqua Tilly : « Les gens ne viennent pas au monde avec la science infuse. Cet homme ne peut-être mon frère, qui est stupide et ennuyeux. »

– « Alors… C’était ça ? », Lâcha Cendres en fronçant les sourcils.

– « Quoi qu’il en soit, je dois impérativement entrer en contact avec lui » soupira Tilly. « Après tout, Roland est mon frère. Il est peut être ignorant et incompétent, mais cela ne signifie pas qu’il soit sans espoir. Comparé aux autres, il était inoffensif. J’espère que les sorcières de l’Association ne l’ont pas encore envoyé sous terre. »

– « Elles n’auraient jamais fait cela », répondit Cendre en pensant à Wendy. « J’ai laissé Maggie auprès de lui : à la fin du mois, elle devrait revenir nous donner des nouvelles de Border Town. »

– « De cette façon, nous saurons. Nous ne pouvons nous focaliser sur cela », répondit la Princesse. Elle se libéra de son étreinte, fit quelques pas dans le jardin et dit, les bras grands ouverts : « Maintenant que vous voici de retour, nous allons pouvoir mettre en œuvre notre plan de nettoyage.  Il ne doit plus rester trace de l’Église dans les Fjords. Ce n’est qu’à ce prix que nous parviendrons à y établir la demeure des sorcières. »

Le soleil qui brillait dans le dos de Tilly l’auréolait d’une fine couche dorée. Ses longs cheveux d’argent nimbés d’or lui caressaient le visage. Elle semblait si confiante qu’on aurait dit que nul obstacle n’était capable de la rebuter.

– « Ma vie vous appartient, ma vénérée Reine », déclara Cendres, accompagnant son serment d’un sourire.