– « Chargez! »
C’était la voix de Lehman.
Incrédule, Levin regarda son capitaine. Il venait de tomber de cheval et l’arrière de son crâne avait été emporté. Son cerveau était à nu. Son casque, tombé non loin de là, portait un énorme trou à son sommet. Il n’avait été d’aucun secours au Chevalier.
Cette fois, la voix de Levin retentit :
– « Tous à moi ! Chargez! »
« C’est impossible, aucun d’entre nous n’a pu donner ces ordres! » Levin se couvrit la bouche et regardant derrière lui, s’aperçut que la milice n’avait pas attendu. Ils avaient déjà avalé leurs pilules et se précipitaient vers lui comme une marée humaine.
– « Une sorcière! » s’exclama-t-il en réalisant qu’on avait imité sa voix.
« Arrêtez-vous immédiatement! » cria-t-il du plus fort qu’il put.
Cependant, sa voix ne portait guère au sein de cette foule déchaînée. Les quelques personnes qui avaient entendu son ordre s’arrêtèrent tandis que tous les autres continuaient de charger.
– « Vite, attaquez! Essayez de percer le centre de la ligne de défense ennemie! Tous ceux qui atteindront la ville seront autorisés à piller!»
Sa voix, celle de Duane et celle d’un troisième Chevalier retentirent l’une après l’autre, comme si tout cela avait été préalablement calculé. De plus, la voix de la sorcière éclipsait tous les autres bruits, comme si elle retentissait tout près de son oreille.
Au sein de la milice, de nombreux cris retentirent. Des slogans incitant au pillage. Levin ne sut jamais qui avait commencé, mais les slogans retentissaient à présent dans tous les rangs.
Le chevalier, qui avait totalement perdu le contrôle de la situation, renonça à crier ses ordres. C’était inutile, étant donné le brouhaha général. Il préféra tenter de maîtriser son cheval afin de ne pas être emporté par ce flot puissant.
Comme s’ils avaient perdu la raison, les miliciens se précipitèrent au milieu de la route.
Pour être exact, ils avaient perdu toute raison sitôt les pilules avalées, surtout si quelqu’un d’autre les dirigeait. Cette drogue avait pour effet de les rendre totalement euphoriques et l’idée de piller ou de tuer les stimulait davantage. Les premiers d’entre eux avaient tenté d’éviter le corps de Lehman qui était à terre mais les suivants ne se génèrent pas pour piétiner le cadavre.
Levin voulut aller retrouver Duane et les autres Chevaliers, mais il s’aperçut qu’ils avaient été entraînés par les miliciens en furie. Dans ces circonstances, il fut contraint de suivre le flot dans l’espoir de pouvoir diriger son cheval au plus tôt vers les bois environnants. S’il essayait de fuir immédiatement, il serait renversé en quelques secondes par la milice déchaînée et n’aurait quasiment aucune chance de se relever.
De l’intérieur des rangs, Levin regardait partout dans l’espoir d’apercevoir la sorcière responsable de ce chaos. Il n’avait qu’une envie : la mettre en pièce, car selon lui, tout ceci était forcément le fait d’une sorcière!
« Les mille cinq cents hommes qui avaient pris la drogue se précipitent à présent en direction de la ligne de défense du Prince, ce qui risque fort de lui être fatal. Même si ses hommes sont aujourd’hui bien mieux armés, ils ne pourront rien contre un tel nombre. Ce gars ne s’en tirera guère mieux que nous. Si les deux camps subissent des pertes, les sorcières jubileront! C’est bien pour cela qu’elles se sont infiltrées dans nos rangs, générant le chaos afin que notre armée agisse sans que personne ne puisse plus la contrôler. »
« Il est impossible que la sorcière qui a tué Lehman soit la même que celle qui a généré le chaos. » Levin parcourut du regard les quelques personnes qui étaient restées près de lui et qui avaient été témoins de la chute de Lehman. Eux aussi l’avaient entendu ordonner de cesser l’attaque. Mais ils n’étaient que trente hommes, sans commune mesure avec l’armée de mille cinq cents hommes qu’ils avaient au départ.
– « Il y a forcément deux sorcières, une qui a la capacité de se rendre invisible et l’autre de moduler sa voix. Une sorcière ne peut avoir deux capacités. Trouvez la seconde, je vais lui arracher la gorge! »
À travers la fenêtre de tir, Brian aperçut l’ennemi qui se rapprochait. Il entendit même un premier tir provenant des bunkers situés à l’avant-garde.
Il se trouvait en position de défense au centre du ײdiamantײ formé par les bunkers. C’est pourquoi il lui fallait attendre pour tirer que l’ennemi ait passé les marques violettes sur le bord de la route. Cette longue attente avant d’agir avait le don de le rendre nerveux.
Afin de s’occuper, il se dirigea vers à la fenêtre opposée. De là, Brian apercevait la ligne de défense située plus loin en arrière. Une fumée blanche continue s’élevait de l’endroit où était positionnée l’artillerie, accompagnée d’un grondement de tonnerre en provenance du champ de bataille.
« Encore une fois, ce sont les premier à intervenir. Avec leurs canons de 12 livres, ils peuvent quasiment couvrir tout le champ de bataille. »
En écoutant attentivement, il parvint même à distinguer le sifflement des obus dans les airs.
– « Oh mon Dieu, comme ils courent vite! »
– « Regarde cet homme! Sa main a été arrachée par un obus, et pourtant il court toujours! »
– « Son Altesse avait raison. Ce ne sont plus des humains, on dirait des bêtes démoniaques. »
Avant la bataille, les soldats avaient été informés que l’ennemi aurait pris des pilules fournies par l’Eglise qui rendaient fou furieux. Aussi ne furent-ils pas effrayés de voir l’ennemi continuer d’attaquer même sous une pluie de balles. Bien au contraire, ils se sentaient l’esprit combatif. N’étaient-ils pas membres de la Première Armée, forgée au feu des bêtes démoniaques ?
– « Capitaine, ils arrivent! » avertit l’un d’entre eux.
À ce cri, Brian retourna immédiatement à son poste, s’empara de son revolver posé près de la fenêtre et entreprit de le charger. Cette arme était incroyablement plus facile à manipuler que les anciennes. Le temps de souffler et il avait déjà tiré cinq balles. Il lançait ensuite la cartouche à la recrue qui attendait derrière lui, reprenait un chargeur de cinq balles et tirait tandis que la recrue rechargeait la cartouche précédente.
Cependant, au cours de l’entraînement, Son Altesse avait bien précisé qu’ils ne devraient procéder à ce genre de tir que lorsque l’ennemi aurait franchi la zone allant de cent mètres à cinquante. Pour les longues distances, il leur faudrait viser afin d’être aussi précis que possible car il n’était pas facile de fabriquer des balles aussi était-il préférable de limiter les tirs.
Brian était fermement convaincu que ces coques qui contenaient la poudre à canon, avec leur fine ogive et leur fond épais, leur forme quasi identique, ne pouvaient avoir été confectionnées par un forgeron. Un travail aussi fin ne pouvait provenir que des mains d’une sorcière.
Habituellement, après l’exercice de tir, ils ramassaient les douilles et les remettaient à Hache-de-Fer. L’entrainement au tir était généralement suivi d’un exercice de rechargement durant lequel ils s’asseyaient en groupe au centre du camp et remplissaient à nouveau les douilles de poudre à canon.
Afin de pouvoir récupérer les cartouches usagées dans le but d’en refaire de nouvelles, ils devaient respecter scrupuleusement le processus d’utilisation. D’abord, il fallait pousser l’amorce vers le bas, puis la remplir avec de la poudre à canon et enfin insérer le projectile. Suite à ces exercices, Brian prenait bien soin d’utiliser ses munitions à bon escient, évitant les cas où la cible serait trop difficile à atteindre.
À peine l’ennemi eut-il franchi la marque violette que Brian, prenant une profonde inspiration, cria :
– « Feu à volonté! »
Les soldats, qui attendaient cet ordre depuis longtemps, se mirent à viser, pleins d’enthousiasme, une cible facile et appuyèrent sur la gâchette. En quelque secondes, le bruit des tirs résonna dans le bunker. Le premier ennemi à traverser la ligne fut touché simultanément par deux salves de tir provenant de deux angles différents. Le sang jaillit de son abdomen, il fit deux pas en avant et s’écroula. De toute évidence, ils étaient plus résistants à la douleur que des soldats ordinaires, mais face à des balles de gros calibre, ils ne faisaient pas le poids.
Brian réalisa que quelques ennemis avaient été jusqu’à sauter sur les bunkers les plus en avant avec l’intention d’attaquer furtivement les soldats qui se trouvaient à l’intérieur, mais ils étaient bloqués par une épaisse grille de fer. Sans hésiter, il appuya sur la gâchette et tua l’un après l’autre ces fous qui étaient complètement à découvert.
Si le Prince avait fait construire les bunkers en losange, c’était pour qu’ils puissent se défendre les uns les autres. Les ennemis qui tenteraient de contourner la première rangée afin d’attaquer par l’arrière seraient abattus par les bunkers les plus en retrait.
– « Attention, ils viennent d’envoyer leurs lances! », cria une voix.
Brian vit une ombre dense s’élever du cœur de l’armée ennemie. Peu après, les lances se mirent à pleuvoir sur les bunkers situés de chaque côté de la route.
Ils étaient pourtant à deux ou trois cents mètres! Instinctivement, il baissa la tête tandis qu’une série de craquements se faisaient entendre au-dessus du bunker. Lorsque le bruit cessa, il se redressa et réalisa qu’aucune de ces lances n’avait pu pénétrer à l’intérieur. Il regarda le bunker situé juste en face d’eux et fit le même constat. Seules quelques lances, semblables à des plumes éparses, étaient venues se ficher dans le mur.
« Ils ont l’air effrayants mais au fond, ils sont bien peu efficaces », se dit Brian soudain pris d’un fou rire.
Au même moment, il aperçut un ennemi qui fonçait vers leur bunker en éclaboussant de la terre. Il prit position et envoya sa lance droite devant lui. Au moment même où l’arme quittait sa main, l’homme se retrouva cloué par une pluie de balles.
– « A terre! », cria Brian.
Mais au même instant, la lance traversa la fenêtre de tir et transperça la poitrine d’un soldat. Avec un gémissement étouffé, celui-ci s’écroula, face contre sol.