Soulevant une tenture, Xiao’er pénétra dans l’appartement et, peu après, la dame en sortit accompagnée de la jeune fille. En examinant cette dernière, le lettré trouva en elle une beauté fragile pleine de charme, éclairée par des regards séduisants, brillants d’intelligence; pour lui, elle n’avait pas sa pareille.
—Voici ma vieille épouse, dit le chef de famille, en indiquant du doigt la dame; puis, en désignant la jeune fille, il ajouta:
—C’est ma nièce Qingfeng; elle est intelligente et retient tout ce qu’elle a vu ou entendu, c’est pourquoi je la fais venir pour vous écouter.
Quand il eut fini de parler, le lettré se mit à boire son vin les yeux fixés sur la jeune fille. Elle s’en rendit compte et baissa la tête. Il lui fit légèrement du pied et elle retira le sien sans colère. Son esprit était si égaré qu’il ne put se contenir.
—Si je possédais une femme comme celle-ci, déclara- t-il, en frappant la table, je ne l’échangerais pas contre un royaume!
Voyant que le jeune homme dans son ivresse devenait de plus en plus entreprenant, la dame se leva avec la jeune fille et, écartant les rideaux, elles disparurent.
Désespéré, le lettré prit congé du chef de famille. Obsédé par son amour, il pensait toujours à Qingfeng, et revint le soir à l’endroit où le parfum de musc et d’orchidée de la jeune fille persistait encore. Il resta là toute la nuit à attendre mais, dans sa solitude, il n’entendit pas un bruit, ni paroles ni toux.
De retour chez lui, il proposa à sa femme de déménager dans l’ancienne demeure dans l’espoir d’une nouvelle rencontre. Devant le refus de son épouse, il s’en fut seul pour lire dans la salle du bas. Vers le soir, un démon aux cheveux épars et au visage noir comme la laque entra dans la pièce et lui lança des regards foudroyants. Le lettré se mit à rire et trempa ses doigts dans l’encre pour se barbouiller de noir lui aussi. Et tous deux, dans un vis-à-vis magnifique, se regardèrent fixement. Le démon, honteux, s’enfuit.
Tard dans la nuit suivante, comme le lettré venait d’éteindre la bougie pour se mettre au lit, il entendit le bruit de la barre de la porte qu’on remuait derrière le pavillon, puis le fracas d’une porte qui s’ouvre. Il se hâta d’aller voir: La porte était entrouverte et il entendit par intermittence un bruit de pas menus et vit une lumière de bougie qui filtrait de la pièce. Il regarda, c’était Qingfeng. A sa vue, la jeune fille apeurée recula et referma les deux battants de la porte.
— Si je m’expose au danger, dit le lettré en s’agenouillant, c’est à cause de vous; par bonheur, il n’y a personne ici, et je mourrais volontiers si vous vouliez bien que nous nous tenions les mains tout en souriant.
— Comment pourrais-je ne pas comprendre la sincérité de vos sentiments, répondit-elle en se tenant à distance, mais les règles observées chez mon oncle pour la vie de famille sont très sévères; je n’oserais jamais vous céder.
— Je n’oserais pas non plus espérer entre nous des rapports charnels, mais la contemplation de votre beauté me suffirait.
Elle sembla accepter, ouvrit la porte et sortit. Il lui saisit le bras pour l’attirer vers lui. Fou de joie, il l’entraîna dans la salle et la prit sur ses genoux.
— C’est une chance que nous ayons cette soirée, dit-elle; cette nuit passée, il sera vain de chercher à me rencontrer!
— Pourquoi?
— Mon oncle, effrayé par votre insolence, s’est métamorphosé en démon pour vous effrayer, mais vous avez tenu bon. Maintenant nous avons élu domicile ailleurs; toute la famille s’est rendue dans la nouvelle demeure pour y transporter toutes les affaires du ménage. Moi seule suis restée de garde; demain, je partirai aussi.
Sur ce, elle voulut s’esquiver en disant:
—J’ai peur que mon oncle ne revienne.
Le lettré l’en empêcha, voulant la retenir pour des ébats amoureux. Pendant qu’ils discutaient, l’oncle entra et les surprit. Accablée de honte, s’appuyant sur le lit, tête baissée, la jeune fille restait silencieuse, jouant avec un de ses rubans.
—Fille de rien! Tu déshonores la famille! Va-t’en, le fouet viendra après!
Elle s’enfuit tête basse. Son oncle sortit aussi. Le lettré les suivit. Sous l’avalanche de reproches, Qingfeng sanglotait. Très affligé, le lettré protesta à haute voix:
—Tout est de ma faute! Qingfeng n’a rien à voir dans cette affaire; Je supporterais volontiers tous les châtiments si vous pardonniez à Qingfeng!
Après un long silence, il rentra se coucher. Depuis lors on n’entendit plus aucun bruit dans le domaine. L’oncle de Qubing fort étonné consentit à le lui vendre à bas prix pour qu’il pût s’y loger. Tout heureux, le lettré y amena sa famille. Très confortablement installé, il vécut là pendant plus d’une année sans jamais pourtant oublier Qingfeng un seul instant.