Le clan Geng était une vieille et grande famille de Taiyuan dont les propriétés comprenaient de vastes demeures. La famille tombée en décadence, la plupart des maisons et pavillons étaient inhabités et laissés à l’abandon. Comme des choses étranges s’y étaient produites — les portes de la grande salle s’ouvraient et se fermaient toutes seules, réveillant en pleine nuit les membres de la famille qui poussaient des cris d’épouvante —, les Geng, très inquiets, décidèrent de déménager dans leur maison de campagne, laissant seulement un vieux serviteur pour garder la porte. Ce domaine devint encore plus désert, et on y entendait souvent des bruits de conversation avec des éclats de rire et des chants accompagnés de musique.
Maître Geng, le chef de famille, avait un neveu nommé Geng Qubing, un original plein de désinvolture qui avait recommandé au vieux gardien de s’empresser de le prévenir s’il se passait quelque chose. Une nuit, le vieux aperçut des lumières qui scintillaient à l’étage d’un pavillon et courut en informer le jeune homme.
Le jeune lettré décida alors de pénétrer dans la demeure pour examiner cet étrange phénomène; le vieillard essaya de l’en dissuader mais en vain. Comme Qubing connaissait parfaitement les êtres de la maison, il y entra en écartant les buissons et les herbes sauvages et par un chemin détourné. Arrivé à l’étage, aucun changement; il traverse les salles et au bout Il entend nettement des chuchotements. A travers une petite ouverture, il voit que la pièce est éclairée par deux grosses bougies, si bien qu’il y fait aussi clair qu’en plein jour. Un homme dans la quarantaine, coiffé d’un bonnet de lettré, est assis face au sud; devant lui une dame du même âge. Vers l’est se tient un jeune homme d’une vingtaine d’années et, à la droite du chef de famille, une jeune fille dont la coiffure à épingles annonce les quinze ans. On rit et on bavarde autour de la table chargée de mets et de vin. Le lettré surgit en intrus et dit en souriant:
—Me voilà; je suis un hôte qu’on n’a pas invité!
C’est la panique: tout le monde s’enfuit. Seul le quadragénaire reste et demande d’un ton impérieux:
—Qui êtes-vous et comment osez-vous pénétrer dans mes appartements privés?
—Ici c’est l’appartement de notre famille que vous avez occupé! C’est se montrer bien avares que de boire seuls du bon vin sans inviter le propriétaire!
—Vous n’êtes pas le propriétaire, dit l’homme, en l’examinant.
—Je suis Geng Qubing, le lettré insolent et le neveu du propriétaire.
—Il y a longtemps que je désire faire votre connaissance, dit le chef de famille avec respect, car vous êtes aussi célèbre que le Taishan.
Il invita le lettré à entrer et demanda qu’on renouvelle les plats. Celui-ci l’en empêcha et l’on se mit à table.
—Nous sommes des familles liées depuis des générations, dit le lettré; pourquoi les convives devraient-ils se retirer? Je vous prie de les rappeler pour que nous buvions ensemble.
—Xiao’er! appela le chef de famille.
Tout de suite un jeune homme entra.
—Je vous présente mon rien du tout de fils.
Celui-ci, après un salut à mains jointes, prit place et se renseigna brièvement sur les deux clans. Le père grommela entre ses dents:
—Notre noble hôte est donc de la famille Hu.
De caractère exubérant, le lettré, tint ses auditeurs sous le charme de sa conversation; quant à Xiao’er, il était doué d’une grande aisance et d’une distinction naturelle. Après quelques moments d’entretien, l’admiration mutuelle les conduisit à l’amitié. Le lettré, âgé de vingt et un ans, traita donc Xiao’er qui avait deux ans de moins comme son frère cadet.
—J’ai appris, dit le père, que votre aïeul a compilé l’histoire officieuse de Tushan* ; le savez-vous?
—Oui, je suis au courant.
—Nous sommes de la lignée de Tushan; je peux encore reconstituer ma généalogie jusqu’à la dynastie des Tang; mais il n’y a pas de chroniques qui remontent au-delà des Cinq dynasties; je serais heureux que vous m’instruisiez là-dessus.
Le lettré parla brièvement des mérites de la dame Tu-shan qui avait aidé Yu* dans un style fleuri qui évoquait de merveilleuses images. Transporté de joie, le père dit à son fils:
—Je suis heureux qu’il m’ait été donné d’entendre ce que je n’avais jamais entendu. Puisque le jeune seigneur n’est pas un étranger, tu peux demander à ta mère et à Qingfeng de venir toutes deux l’écouter avec nous pour qu’elles apprennent à connaître les vertus de nos ancêtres.