ײLe Cygneײ longeait la rivière Redwater en direction de l’ouest. Debout à sa proue, May regardait droit devant elle. Elle n’était pas là pour profiter du paysage, ce qu’elle désirait, c’était voir enfin le quai de Border Town.

– « Quand sommes-nous supposés arriver ? » Demanda-t-elle avec impatience.

– « Nous y serons bientôt, mademoiselle May. Vous devriez rentrer vous reposer dans la cabine, le soleil est encore chaud », dit Gand, qui se tenait derrière elle.

La jeune femme était certaine que, si elle se retournait, elle le verrait là, un grand sourire sur le visage.

Elle s’aperçut qu’elle ne s’était pas trompée.

– « C’est exactement ce que vous m’avez dit il y a quelque temps! Vous dites toujours « bientôt ». Je finis par me demander si vous êtes réellement déjà allé à Border Town! »

– « Euh… »

Il marmonna des mots incompréhensibles, puis se gratta la tête et répondit, embarrassé : « Il y a dix ans que je n’y suis pas allé. »

– « En un an, même le Seigneur de la Forteresse de Longsong peut changer, alors que dire d’une décennie! Il a pu se passer beaucoup de choses », fit remarquer May, ennuyée.  « Bien entendu, il y a des exceptions. Comme vous par exemple, qui depuis dix ans, n’êtes pas monté une seule fois sur scène. »

Elle se sentit quelque peu réconfortée en constatant qu’elle était parvenue à balayer le sourire du visage de son interlocuteur. Sans le message d’Irène, jamais elle n’aurait eu l’idée d’accompagner cette troupe d’acteurs à Border Town.

Au théâtre de la Forteresse, elle était la vedette féminine et à ce titre, sa renommée avait fait le tour des terres de l’Ouest. May avait même été invitée par le directeur du Théâtre de la Tour de la Cité du Roi à venir jouer dans ײUn Prince à la recherche de l’amourײ. Le spectacle avait été un grand succès et le maître de la pièce, Monsieur Kadin Faso en personne était resté admiratif devant sa prestation. Même si elle n’interprétait pas le rôle de l’héroïne, elle avait fait sensation au même titre que la tête d’affiche féminine.

Mais lorsque, toute excitée, elle revient à la Forteresse, ce fut pour découvrir que tout avait énormément changé. Le Duc Ryan ayant été vaincu, le territoire est tombé aux mains du 4ème Prince, Roland Wimbledon, qui avait mandaté Petrov Hill, de la famille Chèvrefeuille, pour gouverner en son nom… Il y avait moins d’un an que May avait quitté l’Ouest, cependant, elle ne reconnaissait plus rien.

Heureusement, l’agitation qui régnait dans les hautes sphères politiques n’avait eu que peu de répercussions sur le théâtre. Mais comme si ce n’était pas suffisant, au cours d’un repas, alors qu’elle évoquait la guerre avec ses sœurs, May apprit que ײLumière du Matinײ, le Premier Chevalier des territoires de l’Ouest, avait lui aussi été fait prisonnier. A cette nouvelle, son cœur se serra.

Elle se précipita au théâtre pour voir Irène dans l’espoir d’en apprendre davantage, mais on lui dit que celle-ci était partie depuis deux semaines rejoindre son époux à Border Town. En entendant cela, May ressentit de la tristesse mêlée d’envie.

Toutes deux travaillaient dans le même théâtre et May avait vraiment mérité d’être la tête d’affiche tandis qu’Irène n’était qu’un talent prometteur, la fleur de l’avenir. Cependant, le titre provenait surtout de quelques acteurs inférieurs qui passaient leur temps en flatteries. Elle était convaincue que personne ne l’éclipserait. Même si May était une femme du peuple, Irène, quant à elle, n’était qu’une orpheline recueillie par le théâtre, aussi l’actrice était-elle en position de force par rapport à cette dernière.

Cependant, cela ne lui avait guère servi. C’est d’Irène, avec son visage candide, que Ferlin Eltek, surnommé ײLumière du Matinײ, était tombé amoureux au point de renoncer par la suite à son héritage familial pour l’épouser.

– « Regardez ces terres agricoles en face de nous », cria une voix, « Nous ne devrions plus être loin de Border Town. »

May regarda sur la gauche et aperçut des rangées de blé à hauteur de genoux qui se balançaient au gré du vent. Des agriculteurs qui portaient des chapeaux de paille s’entassaient dans les champs. On aurait dit qu’ils se trouvaient au milieu d’un océan de vert. Dans l’eau claire de la rivière, les champs de blé se reflétaient, s’étendant à perte de vue vers l’ouest.

– « Ce paysage est magnifique, mademoiselle May », dit Rosia qui s’approchant, inclina la tête pour la saluer.

« Dans un endroit aussi éloigné, je n’aurais jamais pensé voir de telles cultures qui n’ont rien à envier à celles de la Forteresse. »

– « Ce n’est rien comparé aux terres agricoles qui entourent la Cité du Roi » répondit May. « Là-bas, les champs de blé sont si vastes qu’ils s’étendent d’une ville à l’autre. On ne voit que des champs de blé tout le long du chemin de sorte que les gens ne tardent pas à trouver cela lassant. »

– « C’est vrai ? » fit Rosia.

Elle eut un sourire gêné : « je ne suis jamais allée aussi loin. »

« Voilà bien la réponse d’une personne ordinaire », se dit May, « s’il s’agissait d’Irène, elle m’aurait pressée de lui en dire davantage. »

– « Rassurez-vous, vous aurez certainement l’occasion d’y aller un jour. »

– « Je l’espère », répondit Rosia en se tapotant la poitrine, « Merci pour vos encouragements. »

« Je voulais dire que vous pourrez vous rendre à la Cité du Roi si vous êtes en mesure de dépenser quelques Royals d’argent pour prendre la caravane, mais vous ne serez jamais invitée à y jouer » se dit May en levant les yeux au ciel en pensée.

Cependant, comme Rosia était une amie D’Irène, elle s’abstint de dire le fond de sa pensée.

Rosia, qui avait presque le même âge que May, était arrivée au théâtre bien avant elle. Mais en raison de son physique et de ses problèmes de mémoire, elle n’avait jamais eu l’occasion de jouer sur scène en public. Irène comprise, il n’y avait que quelques personnes pour oser vouloir rivaliser avec elle.

– « Irène sait que nous arrivons aujourd’hui ? »  Demandé May.

– « Dans ma réponse, je l’ai informée de la date de notre arrivée. Je suis certaine qu’elle sera sur le quai à nous attendre. »

– « Alors cela devrait bien se passer », approuva-t-elle. « Je ne voudrais pas me retrouver seule dans cette ville que je ne connais pas et devoir chercher une auberge où me loger. »

– « Mademoiselle May, puis-je vous demander quelque chose ? » s’enquit Rosia avec hésitation : « Pourquoi était-il important pour vous de nous accompagner à Border Town et pourquoi l’avoir caché au théâtre ? Irène a bien précisé que ce n’était qu’une petite opportunité destinée à ceux qui n’ont pas encore eu l’occasion de se lancer. Mais vous! Vous ne manquez pas de propositions. »  

– « Si j’avais dit la vérité, pensez-vous que le théâtre m’aurait laissée partir pour venir ici ? » répondit l’actrice avec une moue dédaigneuse. « Quant à la raison pour laquelle j’ai voulu vous accompagner : simple curiosité. J’avais envie de m’assurer que ma camarade de théâtre avait une vie agréable. »

« Après tout, je ne sais même pas moi-même pourquoi j’ai pris cette décision impulsive! Le théâtre de la Forteresse donne une pièce dans deux jours. Le directeur va certainement avoir une énorme migraine en apprenant mon départ. Il y a bien quelques remplaçantes qui pourraient reprendre mon rôle, cependant, si l’aristocratie refuse, il se pourrait même qu’elle adresse une sérieuse plainte au théâtre. »

En toute honnêteté, cette décision n’était guère judicieuse. May savait pertinemment que sa notoriété dépendait en majeure partie du théâtre de la Forteresse de Longsong. En mettant le directeur dans l’embarras, elle courrait le risque de retrouver une ambiance glaciale et de voir une autre actrice promue à sa place. Si cela se produisait, elle n’aurait aucun moyen d’y remédier. Il lui faudrait reconnaître sans détour son erreur, faute de quoi elle n’aurait pas d’autre choix que de démissionner et de chercher un autre théâtre où elle pourrait tenter de rivaliser avec les vedettes.

« Je pourrais aussi… reprendre le prochain navire en partance pour la Forteresse, aussitôt que j’aurai vu Ferlin » se dit-elle.

– « Quoi qu’il en soit, Irène sera certainement très surprise de vous voir », commenta Rosia.

Le paysage, le long de la rive, devenait de plus en plus riche. Plus elles approchaient de la Chaîne des Montagnes Infranchissables et plus elles voyaient de tentes et de maisons de bois. Il était près de midi et les paysannes étaient toutes occupées à préparer le ragoût de porridge. L’odeur s’étendait dans toute la zone habitable et par intermittence, un parfum de blé flottait jusqu’aux narines de May. Les enfants jouaient ensemble au bord de la rivière. Ceux qui savaient nager se débarrassaient prestement de leurs vêtements et plongeaient la tête la première dans l’eau sous les acclamations de leurs compagnons pour remonter ensuite triomphalement sur la rive.

Enfin, May aperçut le quai.

Le ײCygneײ accosta, Gand et Sam se portèrent volontaires pour s’occuper des bagages des femmes. A peine le premier avait-il quitté le navire que Rosia s’écria joyeusement :

– « Irène! »

May suivit la direction de son cri et aperçut sur le quai une femme vêtue de blanc qui agitait la main. A ses côtés se tenait un homme de haute stature. Malgré la distance, elle reconnut sans peine cette silhouette bien droite et vigoureuse qui sortait vraiment de l’ordinaire.

C’était Ferlin Eltek, la ײLumière du Matinײ.

Dans sa mémoire, des souvenirs ressurgirent.