Pour devenir le prochain Pape, Mayne devait absolument tout savoir sur la cérémonie de conversion de l’Armée du Châtiment Divin. Un an auparavant, après avoir décrété que Mayne était celui qu’il avait choisi pour lui succéder, O’Brien lui avait remis des livres concernant la cérémonie. Ce n’est que lorsque Mayne détiendrait toutes les connaissances à ce sujet qu’il serait qualifié pour lui succéder.
C’est pourquoi ce dernier s’était empressé d’en mémoriser le contenu.
Afin de créer un nouveau soldat pour cette fameuse armée, il fallait sacrifier une sorcière. On mélangeait ensuite son sang à de la Pierre du Châtiment Divin et on injectait la substance ainsi obtenue dans les veines d’un guerrier issu de l’Armée des Juges. Au cours des siècles, le rituel de la cérémonie avait été maintes fois revu mais l’essence de celle-ci n’avait jamais changé. Le nombre de soldats qu’il était possible de convertir dépendait des sorcières disponibles mais c’était le dévouement et la volonté des Juges qui décidaient du taux de réussite.
Après avoir lu ce livre, Mayne avait finalement compris pourquoi l’Eglise accueillait tant de jeunes femmes chaque année. Aucun signe extérieur n’indiquait qu’elles étaient devenues sorcières. Avant qu’elles ne développent leur pouvoir magique, ces jeunes filles n’étaient pas différentes des autres êtres humains. Mais ensuite, leur corps, leurs organes et même leur sang seraient se trouvaient transformés. C’est pourquoi le seul moyen pour eux d’augmenter le nombre des sorcières disponibles était de collecter davantage d’enfants.
C’était une des raisons pour lesquelles il avait approuvé les propos de Heather : tout ce qu’ils avaient fait était monstrueux. Les mains des hauts dignitaires de l’Église étaient toutes trempées de sang. Ils avaient tué plus de sorcières que n’importe quel bourreau. Mais pour venir à bout du Diable et éviter la destruction de l’humanité, ils n’avaient eu d’autre choix.
Seul le vainqueur gagnerait les faveurs de Dieu.
Deux Juges reposaient sur la table de conversion. Mayne les connaissait tous les deux : il s’agissait de Dylan, du premier bataillon et de Tucker Thor, un garde de la Cité Sainte qui était également Juge Président.
Même si tous deux souriaient, s’efforçant de montrer leur foi, à voir leurs muscles tendus et leurs poings serrés, l’Archevêque devinait à quel point ils étaient nerveux. Aussi pour les apaiser, il monta jusqu’à eux et leur tapota les épaules :
– « Détendez-vous, je suis persuadé que vous réussirez. »
– « Votre Excellence, si nous parvenons à supporter la douleur, aurons-nous réussi ? » ne put s’empêcher de demander Dylan.
« En effet. Il vous suffit de tenir bon », répondit Mayne. « Votre nom est Dylan, n’est-ce pas ? »
– « Vous vous souvenez de moi ? », demanda le soldat, soudain tout excité.
– « Bien sûr, vous êtes membre du Premier Bataillon. Vous avez participé à la guerre pour défendre Hermès l’an passé et le capitaine de votre unité se nommait… Alicia. Ai-je raison ? »
« Absolument », répondit Dylan en hochant la tête à plusieurs reprises, « Au cours de la bataille, notre unité a subi de lourdes pertes. La moitié de mes camarades sont morts sous les griffes des bêtes démoniaques. Je me suis dit qu’en devenant moi aussi membre de cette armée, je pourrais enfin tuer ces espèces hybrides, comme je l’ai vu faire par l’Armée du Châtiment Divin, Votre Excellence! »
– « Votre foi est grande », encouragea Mayne.
Il se retourna et regarda le second Juge : « Et vous, Tucker Thor, pour quelle raison souhaitez-vous devenir membre de l’Armée du Châtiment Divin ? »
– « Pour défendre la Nouvelle Cité Sainte », répondit le Juge Président. « En outre, j’ai l’impression que chaque année, les bêtes démoniaques sont de plus en plus fortes. L’an passé, elles ont réussi à traverser le mur de la cité. Si l’Armée du Châtiment Divin n’avait pas été là, elles auraient peut-être fini par renverser la cathédrale! C’est pourquoi je veux moi aussi devenir un bouclier puissant contre ces monstres et pouvoir les transpercer avec ma pique. »
– « Excellent! Tous les deux, vous êtes la fierté de l’Église », dit Mayne.
Comme il était conseillé dans les Livres Anciens, il s’efforçait de calmer leur tension et leurs craintes par des paroles d’encouragement. Lorsqu’il vit que leur foi était suffisamment forte, il eut un geste de la main pour ordonner que l’on poursuive la cérémonie.
Une troupe de gardes leur banda les yeux et immobilisa leurs chevilles et leurs poignets sur la table à l’aide d’anneaux de fer, afin de les empêcher de tenter de fuir durant le rituel. On introduisit ensuite la sorcière que l’on plaça sur la table entre les deux soldats.
Cette jeune femme, qui appartenait à l’Église, avait passé la plus grande partie de sa vie dans un monastère situé dans la Vieille Cité Sainte. Après son réveil, elle avait été envoyée là dans l’attente d’être utilisée comme matériau pour la conversion.
Un jour avant son sacrifice, on l’avait obligée à boire beaucoup d’Eau de Rêve. C’était un remède à base de plantes obtenu à partir de fougères en sommeil et de fleurs d’hiver que l’on avait fait bouillir. Elle était destinée à s’assurer que, quoi qu’il puisse arriver, la sorcière ne se réveillerait pas durant la cérémonie.
– « Numéro, âge? »
– « Un, dix-huit ans, » répondit un garde.
Ce n’était qu’un contrôle de routine : seul le sang d’une sorcière adulte était assez fort pour permettre la conversion d’un Juge en un membre de l’Armée du Châtiment Divin. Après avoir vérifié que la sorcière appartenait bien à la bonne catégorie, Mayne ordonna que l’on procède au cérémonial.
À son signal, on introduisit une fine seringue d’argent dans le bras de la sorcière. Aussitôt, du sang d’un brun rougeâtre remonta dans le tube enroulé autour de l’aiguille et s’écoula dans un récipient de cristal dont le fond était tapissé d’une couche de Pierres du Châtiment Divin de couleur bleue. Le sang recouvrit bientôt les pierres jusqu’à ce que le récipient soit entièrement rempli.
Des transformations s’opérèrent. A travers la paroi de cristal, ils virent les pierres bleues absorber le sang et une demi-heure après, celles-ci commencèrent à se dissoudre jusqu’à disparition complète. Le sang, de trouble devint clair, passant d’un brun rougeâtre au bleu ciel.
Bien qu’assez simple, cette opération avait nécessité des dizaines de milliers de tests pour obtenir le procédé le plus fiable. Il avait fallu déterminer le meilleur âge, évaluer la quantité de sang qu’une sorcière pouvait produire, trouver la bonne méthode de fabrication de l’aiguille et du tube de peau, savoir où prendre le sang et dans quelle partie du corps l’injecter, tester la Pierre pour voir quelle qualité donnait les meilleurs résultats et déterminer la quantité requise… On avait utilisé les anciennes données et noté toutes les expériences qui avaient échoué ainsi que des suggestions sur la manière dont il était possible d’améliorer les résultats. Le principe général du processus de conversion était entièrement consigné.
Lorsque le corps d’une sorcière était transformé par sa magie, son sang avait la capacité de renforcer les organes et les tendons. Mais si celui-ci était injecté tel quel, le destinataire mourrait instantanément. Pour cette raison, il fallait plonger une Pierre du Châtiment Divin dans le sang de la sorcière afin de dissoudre le ײmystérieux pouvoir” qu’il recelait. Ensuite seulement, il était possible de l’injecter dans les veines des aspirants – Malgré ces précautions, le sang endommageait la conscience du receveur, qui perdait progressivement ses émotions et son intelligence pour devenir un être qui ne pouvait survivre qu’à l’aide de ses instincts et d’une puissante volonté. A ceux qui survivaient à la cérémonie, la Pierre du Châtiment Divin contenue dans leur sang offrait l’avantage de supprimer toute magie environnante sans avoir à la porter autour du cou.
Mayne dut reconnaître que cette association était vraiment fascinante. En combinant le sang d’une sorcière qui généralement entraînait la mort avec la Pierre du Châtiment Divin qui elle aussi pouvait tuer pour peu qu’elle soit ingérée, on réduisait au maximum leurs effets néfastes.
A peine le liquide bleu avait-il été instillé sous leur peau et absorbé par les deux Juges, les veines de leurs bras et de leur cou saillirent brusquement et leurs expressions s’assombrirent comme s’ils étaient en proie à une douleur intense. Dylan le premier se mit à hurler. Attaché à la table, il luttait sauvagement, serrant et ouvrant les mains sans pouvoir bouger ni les bras ni les jambes. Bientôt, une mince couche de sueur recouvrit son corps.
Tucker, cependant, n’était pas en meilleure condition. Il se mit à grogner tandis que de l’écume et du sang perlaient à la commissure de ses lèvres et que tout son corps se tordait de douleur.
Le fluide à l’intérieur du bassin de cristal diminuait peu à peu et bientôt on put en apercevoir le fond. La voix de Dylan n’était plus qu’un sanglot, interrompu seulement par des cris et des mots dont le sens leur était inconnu. De la tête aux pieds, sa peau commençait à désagréger en émettant une fumée blanche. Selon les données consignées par les anciens, ces signes indiquaient que la conversion était au bord de l’échec. Mayne hésitait, ne sachant pas s’il devait poursuivre l’expérience, lorsque le Pape surgit derrière lui, posa une main sur son épaule et dit :
– « Cela suffit, laissez-le partir. »
A ces mots, un garde personnel du Pape s’avança, prit un poignard et l’enfonça doucement et proprement dans le cou de Dylan. D’un rapide mouvement du poignet, il mit fin aux souffrances du soldat.
Après une longue et douloureuse attente, les convulsions de Tucker Thor se mirent à diminuer. Sa respiration se calma et sa peau, autrefois rose, se teinta de nuances bleu pâle. Mayne comprit qu’il avait survécu au rituel.
« Un homme a réussi alors que l’autre a échoué »
Devant ce constat, Mayne soupira. « En un quart d’heure, l’Église a perdu un Juge dévoué et gaspillé la moitié du sang d’une sorcière. »
Cependant, comme soixante autres Juges attendaient pour tenter leur chance à la conversion, il fut contraint de poursuivre la cérémonie. Heureusement celle-ci arrivait à sa fin.
Incapable d’en supporter davantage, Mayne bouscula la table, manquant de renverser les instruments qui s’y trouvaient et s’assis sur le sol, dos au mur.
Le pape se dirigea lentement vers lui :
– « En toute franchise, je suis surpris de vos performances. La première fois que j’ai présidé la cérémonie, je n’ai pas été aussi bon que vous. Cette année-là, j’avais pourtant quarante-cinq ans mais la forte odeur du sang m’a poussée à vomir sur la table de conversion. J’ai bien failli gâcher tout un vase de sang. Le Pape de l’époque m’a sévèrement fouetté et après ça, m’a ordonné de remonter sur l’estrade et de poursuivre la cérémonie.
En entendant son récit, Mayne ouvrit la bouche mais ne sut que dire.
– « Si vous n’avez besoin de rien, rentrez chez vous et reposez-vous. Cela suffit pour aujourd’hui. »
– « Comme vous voudrez. »
L’archevêque prit une profonde inspiration et fléchit le genou pour rendre hommage au Pape. Soudain, il se rappela le but de sa venue :
– « Pardonnez-moi mais la raison pour laquelle vous m’avez convoqué au Temple Secret était… »
– « Je perds la mémoire » dit O’Brien en secouant la tête, se moquant de lui-même : « Je voulais vous voir pour vous remettre un nouveau poison, créé récemment dans la zone centrale. »
– « Un poison ? »
Le noyau central consacrait toute son énergie à l’étude de la Pierre du Châtiment Divin pour créer des pilules contre le froid, des pierres fluorescentes, des remèdes chimiques etc… Toutes leurs inventions étaient ensuite envoyées à l’archevêque. Mais jusqu’à présent, ce dernier n’avait jamais entendu dire qu’ils étaient impliqués dans la fabrication de poisons. De l’avis de Mayne, ce domaine était réservé aux alchimistes, qui étaient bien plus compétents pour cela.
– « D’après eux, cette invention est entièrement due à la chance », dit lentement le Pape. « Elle ne devient efficace qu’après aspersion sur des cadavres pourris et son effet sur la population environnante est durable. Contrairement aux poisons ordinaires, il n’est pas nécessaire que la cible l’ingère par voie orale et à moins d’un antidote spécial, il est complètement impossible d’en guérir. Pour les détails, vous pouvez vous renseigner auprès du Grand Maître Œil de Corbeau. J’ai estimé que cela pourrait vous être utile pour la bataille avec les Quatre Royaumes. »
Mayne pensa immédiatement au Château Brisé du Royaume de Wolfsheart et à la situation déplaisante du Royaume de Graycastle. Il réprima sa joie et s’inclina à nouveau :
– « Si ce poison est aussi efficace que le Grand Maître Œil de Corbeau le dit, cela me sera d’une grande aide. »