Le principe du ballon à air chaud était très simple. Sa fabrication ne présentait que quelques difficultés. La première était relative au dispositif de brûleur et la seconde concernait la toile gonflable.
Premier point : en l’absence de réservoirs sous pression pouvant fournir du carburant, on ne pouvait compter que sur du bois de chauffage ou du charbon pour réchauffer l’air. Cependant, l’efficacité de ce système étant trop faible, Roland dut se faire à l’idée qu’il ne volerait jamais bien loin.
Dans le monde d’où venait Roland, le principe du voyage en ballon était connu depuis longtemps, mais il avait fallu attendre le développement des ballons à hydrogène pour pouvoir les utiliser en combat réel. Le Prince s’était dit qu’il pourrait renoncer au système de combustion et laisser Anna gérer le réchauffage de l’air.
Le second problème concernait la façon de rendre la toile gonflable étanche, mais pour cela, Roland parvint à se servir de l’expérience de ses prédécesseurs et résoudre facilement le problème en utilisant un tissu inséré entre deux couches. La couche externe du ballonnet fut constituée d’une toile résistant à l’usure, la couche centrale d’épithélium intestinal de vache et la couche interne de gaze légère. De cette façon, non seulement le Prince avait réussi à prévenir les fuites mais il n’avait plus à redouter que la toile soit piquetée par les oiseaux.
Roland maintint en position ouverte le bas de la poche à air afin de permettre à Anna d’augmenter la température intérieure à l’aide de sa flamme habituelle. Le ballon se mit à gonfler lentement, un peu comme une gourde de peau rendue étanche par la cire fondue. Compte tenu du fait que ce ballon à air chaud était supposé transporter deux personnes, son diamètre maximum devait faire au moins cinq mètres. Celui-ci nécessita l’épithélium intestinal de douze vaches et presqu’une semaine de travaux de couture. Si Roland n’avait pas été le Seigneur de la ville, il n’aurait jamais pu réaliser un aussi gros jouet.
– « Est-ce grâce à la flottabilité générée par l’air chaud qu’il parvient à voler ? » Demanda Anna. « Je me souviens que l’air chaud s’élève toujours. »
– « En effet, l’air chaud monte tandis que l’air froid descend, c’est un phénomène naturel. Si l’on veut l’expliquer par la théorie des particules, il faut savoir que l’air chaud intensifie le mouvement des particules, augmentant ainsi sa diffusion dans l’environnement. Lorsque le volume augmente, la densité diminue. La densité de l’air environnant ne change pas mais l’air contenu dans le ballon devient plus léger c’est pourquoi celui-ci s’élève. »
Lorsque Roland eut terminé d’expliquer ce principe, il s’aperçut qu’à l’exception d’Anna sur le visage de laquelle on pouvait lire quelque chose du genre ײc’est donc ainsi que ça se passeײ, les trois autres sorcières restaient perplexes. Devant ce constat, le Prince ne put s’empêcher de penser qu’il était important de posséder des aptitudes innées.
Lorsque le ballon fut entièrement gonflé, il commença à flotter et les câbles se tendirent lentement. Roland prit l’initiative de monter le premier dans la nacelle, puis aida Anna à l’y rejoindre.
– « Je ne suis pas totalement rassurée » dit Rossignol « Vous auriez peut-être dû me laisser l’essayer d’abord. »
– « Faites-moi confiance, il n’arrivera rien », répondit Roland d’une voix douce en souriant. « Et quand bien même nous aurions un souci, Foudre est là. »
– « Soyez tranquille, je les attraperai. » dit Foudre en se tapotant la poitrine, confiante.
– « Je suis là moi aussi, goo! » dit Maggie en imitant Foudre.
La nacelle eut une secousse et décolla du sol pour s’élever progressivement. En un rien de temps, ils avaient déjà dépassé les toits du château et toute la ville s’étalait devant eux.
Pour Roland, ce spectacle n’était pas nouveau. Il avait déjà observé la vue du haut d’un gratte-ciel. Mais pour Anna, c’était une toute nouvelle expérience, une perspective qu’elle n’avait jamais observée auparavant. Elle se pencha par-dessus la nacelle pour mieux voir tout en agrippant d’une main le bras de Roland, excitée et nerveuse à la fois.
C’était la première fois que le Prince lui voyait une telle expression, probablement due au fait que ses deux pieds n’avaient encore jamais quitté le sol. « A voler en plein ciel pour la première fois, je suppose qu’il est normal qu’elle ait une légère crainte des hauteurs », se dit-il.
Bientôt, le panier qui était retenu par une corde de chanvre cessa de s’élever. La corde mesurait environ 50 mètres de long, soit la hauteur d’un immeuble de quinze à seize étages. Roland demanda à Anna de réduire sa flamme afin que le ballon à air chaud puisse flotter dans les airs.
En voyant le ballon planer en toute sécurité, Foudre, qui n’avait pas quitté les abords du panier se sentit rassurée et commença à jouer au chat et à la souris avec Maggie autour de l’aéronef.
En regardant vers le bas depuis cette hauteur, ils distinguaient nettement le toit du château, les constructions répandues dans toute la ville, la rivière Redwater s’étendant d’ouest en est et les terres agricoles verdoyantes de l’autre côté de celle-ci.
– « Comment vous sentez-vous ? » demanda Roland avec un sourire tandis qu’Anna retirait sa main.
– « Merci pour ce cadeau », répondit-elle avec enthousiasme. « Il s’avère que moi aussi je peux voler très haut. »
– « Vous pourriez même voler bien plus haut », dit Roland en s’asseyant près de la paroi latérale de la nacelle de rotin. « Si cette corde de chanvre était plus longue, nous pourrions monter dix fois plus haut, mais à cette altitude, le flux d’air est beaucoup plus chaotique, aussi nous ne serions pas certains d’être en sécurité. En outre, ce n’est que le premier aéronef, attendez que j’invente une machine à pistons et n’importe qui pourra voler plus vite et plus haut que les oiseaux, et alors… » Il leva les yeux vers le ciel bleu le cœur rempli d’espoirs : « Un jour, l’humanité volera loin de ce monde, dans l’espace infini. »
Anna retint son souffle, les yeux brillants, pleine d’attentes pour ce qui allait arriver.
– « Je ne peux pas vous promettre que nous serons en mesure de voler loin du monde », dit-il, amusé par son expression, « mais pour ce qui est créer une machine à piston, de sorte que même les gens ordinaires puissent voler comme les oiseaux, ma vie devrait suffire. »
« En fait, grâce aux capacités d’Anna, je n’aurais guère de difficultés pour en fabriquer, cependant à l’époque où nous nous trouvons, les matériaux disponibles sont si loin de la qualité requise. La fonte grasse de basse qualité est suffisante pour créer des machines à vapeur, le fer forgé est assez bon pour fabriquer des pistolets et, avec le feu noir d’Anna, des revolvers en acier. Pour cela, il n’y a pas de problème. Mais pour construire un moteur à combustion interne, il me faudrait du fer, de l’acier ou de l’aluminium de haute qualité.
– « Si Border Town est telle qu’elle est aujourd’hui, c’est bien grâce à votre contribution, ײMademoiselle Annaײ. »
À ces mots, Anna regarda dans le lointain. Au bout d’un moment, elle s’assit et dit doucement :
– « Ma mère est morte dans un incendie. Quant à moi et contre toute attente, au lieu de périr dans cette épaisse fumée et cet enfer de flammes déchaîné, je suis devenue sorcière. J’ai longtemps cru que c’était mon éveil qui avait déclenché le feu et me suis affreusement détestée d’être une sorcière. Lorsque j’ai été emprisonnée pour sorcellerie, je me suis dit qu’à mon grand soulagement, j’allais enfin mourir. Mais vous m’avez sauvée et sortie de prison. Vous m’avez appris à utiliser ma capacité… Je n’aurais jamais osé espérer qu’à part la destruction et la souffrance, ma flamme pourrait apporter quelque chose d’aussi utile. » Anna s’interrompit. « Je devrais être heureuse de vous avoir rencontré, mais je m’aperçois que ma façon de penser a changé. Il m’arrive parfois d’avoir le cœur lourd, je me sens mal, comme si j’attendais davantage… »
Elle s’appuya contre l’épaule de Roland : « Maintenant que vous savez tout, voulez-vous toujours me garder à votre service ? »
Les lacs bleus de ses yeux étincelaient sous la lumière du soleil et le souffle de la jeune fille sur son visage lui causait comme des fourmillements. Ses vêtements étaient si légers que le Prince pouvait sentir la douceur de son corps et les battements de son cœur. Pourtant, loin de le fuir du regard, elle le regardait droit dans les yeux. En l’absence de Rossignol, elle était pleine d’enthousiasme et même entreprenante.
– « Là-bas… »
Roland ne put achever sa phrase, les lèvres d’Anna le réduisirent au silence.
Lorsqu’enfin ils se séparèrent, le Prince dit à bout de souffle :
– « Je voudrai toujours de vous, toujours, mademoiselle Anna »
– « D’accord. »
Cette fois, ce fut lui qui prit l’initiative. Il se rapprocha d’elle et inclina la tête.
– « Hey! »
Maggie qui depuis un bon moment s’amusait à pourchasser Foudre, sentit soudain comme une urgence et s’arrêta en plein ciel, regardant la nacelle vide : « Ils ont disparu! Goo! ».
– « Hein ? »
Après avoir jeté un œil, Foudre la rassura : « Mais non! Ils sont assis. »
– « Le paysage ne les intéresse pas ? »
– « Le paysage peut attendre. Ils n’ont guère d’occasion comme celle-ci. »
– « Occasion de quoi ? » Maggie agita ses ailes et se posa sur l’épaule de Foudre. « Je ne comprends pas, goo, ne devrions-nous pas jeter un coup d’œil, goo ? »
– « Surtout pas », répondit la jeune fille en étreignant le pigeon : « C’est un rituel sacré, il ne faut pas l’interrompre. »
– « Goo ? »
– « En bref, tout ce que je peux vous dire c’est que vous le saurez bien assez tôt. Pour le moment, il vaut mieux pour vous que vous ne sachiez rien. C’est du moins ce que mon père, le plus grand explorateur de tous les temps, me disait. »
Foudre lança Maggie en l’air : « Allez, fuyez! C’est à mon tour de vous pourchasser! »