– « Démon! » s’écria Alicia qui s’empara de son épée et s’avança pour protéger Mira.

– « …Démon ? » Sa voix était froide, sans émotion.  « C’est ainsi que vous appelez les orphelines et les bébés abandonnés qui sont envoyées au monastère pour être éduquées et parmi lesquelles vous avez choisi vos propres sorcières ? »

– « De quoi parlez-vous ? » rétorqua la guerrière : « L’Eglise les héberge au nom de la charité divine. Sans sa compassion, combien parmi elles pourraient survivre jusqu’à leur majorité ? Mais le diable, omniprésent, corrompt toujours les plus faibles en guidant un très petit nombre de filles hors du droit chemin. Sitôt qu’elle s’aperçoit que l’une d’entre elles a dégénéré en sorcière, l’Église la guérit aussitôt de sa chute. Vous inversez totalement les causes et les effets! »

En entendant le mot ײguérirײ, les pupilles dorées de la sorcière se rétrécirent. Levant sa grande épée d’une main, elle déclara :

– « Cela ne m’intéresse pas vraiment de tenter de persuader une personne qui de toute façon est déjà morte. Qu’il en soit ainsi. »

Avant même que sa voix ne s’éteigne, la chouette étendit ses ailes et s’envola vers le ciel tandis que la silhouette de la sorcière se précipitait en avant.

Alicia se souvenait clairement de la façon dont ses camarades avaient tragiquement tenté de de se défendre pour finir coupés en deux, aussi décida-t-elle : « Jamais je ne reculerai, je dois aller de l’avant. »

Elle fit face à l’extraordinaire, qui était droitière, et se jeta vers le bas, à droite, ainsi qu’elle l’avait appris durant ses leçons d’escrime. Son instructeur lui répéta à plusieurs reprises : « si l’ennemi compte fortement sur sa main droite, viser le bas du corps du côté droit le mettra grandement en difficulté. La poignée de son épée limite ses mouvements aussi, s’il a l’intention de modifier la position de sa lame, il lui faudra le temps d’une demi-respiration pour changer de prise. »

Frôlant de près la décapitation en plongeant telle un léopard, la guerrière saisit son épée à deux mains et frappa au moment même où elle atteignait le corps de son adversaire. Mais la réaction de l’extraordinaire fut trop rapide : d’un bond, elle évita la riposte d’Alicia et simultanément, changea la direction de sa grande épée.

Alicia n’avait pas touché terre.

En un éclair, l’épée lui trancha le mollet et du sang gicla vers le ciel. La douleur lui déchira le corps et la jeune femme faillit perdre conscience. Instinctivement, elle serra les dents. Heureusement, Alicia fut assez forte pour ne pas crier sous le coup de la douleur.

L’écart est trop grand.

Elle comprenait à présent combien la tâche d’Abram était difficile. Afin de leur laisser suffisamment de temps pour s’enfuir, il avait probablement échangé une dizaine de déplacements avec l’extraordinaire.

Alicia se retourna avec peine, juste à temps pour voir Mira s’emparer d’une arbalète à main cachée derrière son dos, lever le bras et la diriger vers la sorcière inconnue.

« C’est ma dernière chance », réalisa-t-elle, « si toutefois je parviens à attirer son attention! »

Mais avant même qu’elle ait eu le temps de réfléchir à ce qu’elle allait dire, la grande épée balaya l’air avec la puissance d’un tourbillon. Elle sentit sa gorge se serrer, puis son univers s’inversa…

« Peut-être que je vole » se dit-elle. Son corps ne la soutenant plus, elle tomba sur ses genoux. Dans le même temps, elle vit la chouette voler en direction de Mira. Avant de toucher le sol, celle-ci prit l’apparence d’une jeune fille et frappa sévèrement la dignitaire…

Puis la vue d’Alicia devint floue, elle s’effondra sur le sol et l’obscurité l’enveloppa.

– « Maudite pierre! » se plaignit Maggie en portant la main à sa tête. « Vous avez manqué de prudence !  Sans mon aide, la flèche de cette arbalète vous aurait touchée! »

– « Rassurez-vous, je l’avais remarquée, j’avais simplement l’intention d’en finir au plus vite. »

À l’aide de son épée, Cendres creusa à la hâte un trou peu profond. Après les avoir fouillés, elle jeta les corps dans la fosse et les recouvrit de terre. La sorcière rangea la Pierre du Châtiment Divin et les Royals d’or dans son sac : elle avait de quoi payer son voyage jusqu’au port de Clearwater.

Sur le corps de la femme qui portait une robe, elle avait également trouvé une lettre. En la parcourant succinctement, elle s’aperçut que son contenu n’aurait d’intérêt que si Roland Wimbledon, Seigneur des Terres Occidentales, ne collaborait pas avec les sorcières. Dans cette perspectives, l’Eglise proposait de lui acheter des bébés et des orphelines, exactement comme ils l’avaient fait avec le Duc Ryan. Ils étaient preneurs de toutes les jeunes filles qui n’étaient pas encore majeures et se proposaient de les payer au prix du  « marché ». En outre, ils pourraient également l’aider s’il désirait être payé au moyen de pilules.

A la lecture de cette lettre, Cendres eut un ricanement de dégoût. Elle la passa au-dessus de la torche pour y mettre le feu et la brûla entièrement.

– « Venez, nous avons encore d’autres corps à enterrer. »

– « Goo »

Maggie reprit sa forme de hibou et précéda Cendres vers le lieu de l’attaque précédente.

Il fallut creuser, transporter les hommes, les enterrer… Dans l’incapacité d’aider à ces tâches physiquement pénibles, Maggie n’avait gère à faire. De surcroît, elle se sentait un peu étourdie à force de voir des membres mutilés, des bras coupés et de respirer l’air alourdi par l’odeur du sang. Assise sur une branche, elle regardait Cendres se démener.

– « Pour quelle raison était-il si important à vos yeux de faire tout ceci ? Serait-ce une mauvaise chose si l’Église s’apercevait qu’ils sont morts ? »

– « D’ici qu’ils s’aperçoivent que leur groupe de messagers a disparu, deux ou trois mois se seront écoulés », expliqua Cendres tout en continuant à utiliser son épée en guise de pelle.

« Logiquement, ils enverront quelqu’un pour enquêter sur un incident lié à une sorcière. Dans le cas où le Seigneur se montrerait coopératif, les investigations leur prendront au moins un mois. Ceci ajouté à la durée de leur voyage de retour, ils en auront au minimum pour deux ou trois mois. »

– « Mais Son Altesse Royale n’acceptera jamais de coopérer avec eux! »

– « Le simple fait d’autoriser un messager à séjourner dans la ville suffit pour que l’Association de Coopération des Sorcières soit exposée. Ils n’ont même pas besoin de poser la question au Prince en personne : ils n’ont qu’à prendre quelques personnes au hasard dans la rue et les torturer  pour obtenir rapidement des réponses. Par conséquent, Roland n’a plus que deux options : soit il vend les sorcières en disant qu’il n’a rien à voir avec elles, soit il s’arrange pour supprimer les messagers. Mais s’il projetait quelque chose de semblable et que l’un d’eux parvienne à s’échapper, Hermès en serait très vite informée. Ils  emportent toujours des pigeons voyageurs. »

– « Les pigeons ne peuvent pas trouver leur chemin de nuit, aussi je pourrai tous les attraper », dit Maggie en tapotant ses poches bombées, « Il nous suffira d’attendre demain pour les rôtir et les manger. »

Cendres secoua discrètement la tête. Jamais auparavant elle n’avait vu Maggie manger un oiseau, mais dès les premiers jours passés à Border Town, elle développa un fort intérêt pour eux.

– « A partir du moment où l’Église décidera d’envoyer son armée, il ne lui restera qu’un mois devant lui.  Mais pour le moment, s’il ne joue pas de malchance, le Prince pourra tenir encore trois mois… C’est le cadeau que je lui ai promis. Parallèlement, j’aurai moi aussi ma vengeance sur l’Église. »

– « Alors, c’était ça! Je n’en attendais pas moins de vous, sœur Cendres », loua Maggie.

Cendres ne lui avait pas tout dit : en tuant ces gens, elle avait décidé pour le Prince. Lorsque l’Église s’apercevrait qu’ils avaient perdu tout contact avec leurs envoyés, Roland Wimbledon serait certainement désigné comme coupable. De ce fait, il n’aurait aucune chance de vendre les sorcières.

Lorsque tout fut enfin remis en ordre, l’horizon blanchissait déjà.

– « Il est maintenant temps de nous séparer »,  déclara Cendres.

–  «  Quoi ? » s’écria Maggie qui ne voyait pas ce qu’elle voulait dire.

Cendres s’avança devant elle, s’accroupit et caressa sa petite tête :

– « Vous souhaitiez vivre à Border Town, n’est-ce pas ? Ici vous aurez Foudre et Wendy. Je suis certaine que vous serez  très heureuse. »

– « Mais… » Maggie baissa la tête, son visage exprimait l’hésitation : « Je vous aime vous aussi, ainsi que Lady Tilly. »

– « Ce n’est pas comme si vous deviez y demeurer pour toujours », répondit Cendres, « Contrairement à Tilly, Roland Wimbledon est un aristocrate ordinaire. Il est donc difficile pour nous d’être certaines qu’il sera toujours du côté des sorcières. Par conséquent, votre mission sera de venir nous voir une fois par mois pour nous raconter tout ce qui s’est passé à Border Town. De plus, vous pourrez également transmettre nos messages aux sorcières de l’Association, de cette façon nous resterons en contacts réguliers. Si la ville venait à être menacée, vous pourriez également les aider à fuir le Royaume de Graycastle pour nous rejoindre dans les Fjords. »

– « C’est comme ça et pas autrement! » Dit Maggie en clignant des yeux.

– « En effet », répondit Cendres, acquiesçant d’un signe de tête. « Je suis convaincue que vous en êtes capable. »

Elle regarda Maggie se transformer en pigeon et disparaître dans le lointain sous les premiers rayons du soleil, puis se détourna, enfourcha son cheval et prit la direction du port de Clearwater.