Chen Changsheng était enfin qualifié pour l’examen d’entrée à l’institut Zhaixing. Cette fois-ci, contrairement aux moqueries qu’il avait subies à l’institut Tiandao, il pouvait lire des espoirs et des encouragements dans les regards des enseignants. Touché, Chen prit confiance en lui. Il se sentait prêt pour cette épreuve.
Dans la capitale, concernant les examens d’entrée, chaque institut mettait l’accent sur des points différents. L’institut Tiandao attachait la plus grande importance à la doctrine et à la pratique du taoïsme tandis que l’institut Zhaixing était d’avis que les disciples pourraient améliorer leur pratique une fois qu’ils auraient intégré l’établissement, le plus important étant leur personnalité et leur maîtrise de soi.
Les questions à Zhaixing étaient beaucoup moins nombreuses qu’à l’institut Tiandao. Mais ce dernier accordait une grande importance à la formulation des réponses ainsi qu’au style d’écriture, y compris la manière dont les candidats écrivaient leur nom. Quant au contenu de l’évaluation, la plupart des questions de l’institut Zhaixing portaient sur des analyses de guerres.
Chen Changsheng avait un atout : il savait réciter par cœur les trois mille livres depuis son plus jeune âge. Il déplia le questionnaire de l’examen. La première question lui était très familière. Elle lui rappela l’évaluation de l’institut Tiandao.
On disait que les trois mille livres comprenaient tout ce qu’il fallait savoir. Ils étaient comparables à un désert dont le savoir serait le sable .Ce jour-là, cette phrase prit une réelle signification pour Chen Changsheng. Il avait lu toutes les analyses connues sur les guerres, surtout celle qui concernait les combats entre les humains et la race des démons. Il était sûr de lui, certain de ne pas se tromper au cours de cet examen.
Chen Changsheng termina l’évaluation sans incident et sortit avec les autres pour attendre devant le bâtiment d’enseignement que soit publiée la liste des admis.
Devant une statue de pierre représentant un lion, Chen Changsheng se repassa ce qu’il avait répondu durant l’examen et acquit la certitude qu’il serait reçu. Il se détendit un peu.
En voyant le visage déçu du jeune candidat de la race des farfadets, il lui donna une légère tape sur l’épaule pour le réconforter. De toute évidence, ce jeune homme ne connaissait pas bien les exemples et les analyses de batailles : l’épreuve pour lui ne s’était sans doute pas bien passée.
Le soleil déclinait rapidement. Les lueurs rouges qui se reflétaient sur le lion de pierre et sur les froides grilles de fer créaient une atmosphère plutôt étrange. Debout dans la pénombre, Chen Changsheng fixait le mur où les résultats n’étaient toujours pas affichés, le visage souriant, plein d’espoirs pour l’avenir.
Il ne savait pas encore qu’une amère déception l’attendait.
– « Pourquoi ? » demanda l’officier qui avait présidé à la pré évaluation, le visage sombre.
Accompagné d’un autre officier, il se tenait debout, l’air grave, devant le bureau d’un général d’âge moyen. De toute évidence, cet officier ne pourrait pas longtemps réprimer sa colère.
Mais le général était impassible. Ses sourcils étaient noirs comme les soies d’encre. Maîtrisant son mécontentement, il écouta les questions de son subordonné. Il fronça les sourcils et dit :
– « De quel droit demandez-vous ainsi des comptes à votre supérieur ? »
A ces mots, les deux officiers demeurèrent silencieux. L’un d’eux désigna une silhouette qui se tenait sous le coucher du soleil et demanda :
– « Nous ne sommes que deux à avoir vu la feuille d’examen de ce jeune homme. Beaucoup ont remarqué Chen Changsheng. Je me trompe peut-être, mais lorsque les gens auront pris connaissance de ce résultat, ils se poseront la même question. »
Le général d’âge moyen répondit :
– « Il n’est rien d’autre qu’un jeune homme ordinaire qui n’a pas réussi à régénéré sa moelle, pourquoi l’appréciez-vous tant ? »
Furieux, l’officier fit un pas en avant, désigna la feuille d’examen chiffonnée dans la corbeille et dit :
– « Vous l’avez lue vous aussi. Reconnaissez que depuis une dizaine d’années, il ne s’est jamais trouvé de réponses aussi parfaites. Cela concerne non seulement la formulation et le style d’écriture mais aussi les analyses des guerres. Tout est parfait. Il n’y a aucune erreur d’écriture, ni aucun tracé trop large. Cet enfant ne pourra sans doute pas devenir un général aussi courageux et puissant que vous, mais il ferait certainement un excellent officier d’état-major! »
Après un silence, le général d’âge moyen répondit :
– « Cet ordre vient directement du Palais. Je n’ai pas à me justifier. »
A ces mots, l’officier hésita un instant :
– « Mais… il faudra bien que je donne des explications à ce jeune homme. »
Le général leva la tête, le regarda et répondit :
– « Dans ce cas, dites-lui de venir me trouver. Je lui expliquerai personnellement. »
Chen Changsheng pénétra dans le bâtiment et fixa la bougie allumée sur la table, silencieux, les deux mains étroitement serrées, le visage pâle. Etait-ce dû à la fatigue ou à la colère ? Nul n’aurait pu le dire.
En réalité, lorsque Chen s’était aperçu que son nom n’était pas sur la liste, il avait senti la colère monter en lui. Une colère bien plus intense que celle qu’il avait ressentie la veille chez le général Xu.
Il désirait sincèrement intégrer l’institut Zhaixing dans lequel il avait placé de grands espoirs. Mais toutes les attentes s’étaient transformées en désespoir lorsque Chen avait vu la liste. Le jeune homme avait l’impression que l’on tournait tous ses efforts en dérision.
Pourquoi ?
Il lui fallait une explication.
L’officier avait dit que le général allait tout lui expliquer. Chen Changsheng avait besoin de comprendre.
– « Désolé. »
Le général d’âge moyen se leva, le fixa comme une bête regarde un petit lapin, mais ne trouva que ce simple mot.
– « Je suis un soldat, et le fait d’être contraint d’agir contrairement à mes principes me désole. Mon comportement aura peut-être des répercussions sur la réputation de l’institut Zhaixing, et j’en suis désolé. Vous avez du talent et êtes promis à un avenir brillant. Vous n’êtes encore qu’un enfant et je suis contraint de compromettre votre avenir, je suis désolé. Je suis désolé de ne pouvoir vous en donner la raison. Je suis certain que vous ne tarderez pas à la découvrir et le moment venu, j’espère que vous me donnerez une chance de réparer cette erreur. »
L’ayant écouté, Chen Changsheng resta un moment silencieux tourna les talons et quitta la pièce.
Le lendemain, Chen Changsheng se leva à cinq heures comme il en avait pris l’habitude depuis 14 ans. Il s’habilla, se lava le visage et se rinça la bouche. Puis il prit quelques minutes pour réfléchir et mettre de la clarté dans son esprit. Ceci fait, il quitta l’auberge et se remit à la recherche d’un moyen de poursuivre ses études.
Suivant sa liste, il se rendit à deux autres instituts. Suite aux expériences amères qu’il avait subies à l’institut Tiandao et à l’institut Zhaixing, Chen Changsheng était bien sûr assez déprimé. Mais à ses yeux, le temps était précieux aussi refusait-il d’en gaspiller en colère inutile ou en regrets. Il voulait mettre ce temps à profit pour des choses importantes. Cette attitude donnait parfois l’impression qu’il ne réfléchissait pas lorsqu’il se trouvait devant un obstacle.
La veille, son échec à l’institut Zhaixing ne l’avait pas affecté. Il était bien préparé et avait répondu à toutes les questions en s’appuyant sur ses connaissances et sa volonté de fer. D’après ses réponses, il aurait dû réussir les deux évaluations. Mais dans les deux cas, il s’était vu opposer un refus.
Au vu des deux expériences précédentes, soit Chen Changsheng n’était pas déçu, soit il était déjà refroidi.
Le jeune homme était certain que quelqu’un dans l’ombre cherchait à lui nuire. Mais qui ? La réponse était évidente.
Le soir venu, en quittant le quatrième institut, il aperçut finalement l’attelage de la résidence de général Xu. L’emblème de phénix rouge sur le carrosse, bien qu’usé par le temps, était encore visible. Cette fois-ci, ceux qui agissaient dans l’ombre avaient intentionnellement garé leur véhicule devant la porte afin que Chen Changsheng les remarque.
Le jeune homme regarda l’attelage. Il avait enfin sa réponse. Bien qu’il s’en doutât, Chen ne put s’empêcher d’en être un peu surpris. Une femme d’âge moyen en descendit :
– « Vous n’êtes qu’un enfant… vous n’avez aucun droit de contraindre la maison du général à se préoccuper à ce point de vous. » dit froidement la dame en s’approchant de lui : « Mais nous y sommes tout de même obligés car nous avons l’impression que vous êtes trop jeune pour vraiment comprendre la situation. Nous venons de vous faire une démonstration de notre puissance : comprenez que sans notre accord, il vous sera difficile de mener à bien votre objectif sous la dynastie des Zhou. »
Chen Changsheng se souvenait de cette dame : elle était la première personne qu’il avait rencontrée chez le général Xu. Le jeune homme la salua poliment et s’éloigna sans dire un mot.
La femme en resta surprise : elle ne s’attendait pas à ce que dans une telle situation, ce jeune homme soit capable de garder ainsi son calme et sa courtoisie. Déconcertée, elle ne savait que répondre. Cependant, il fallait en finir avec cette histoire.
– « Vous savez très bien ce que nous voulons… si vous acceptez notre demande, nous avons le pouvoir de vous rendre tout ce que vous avez perdu : l’institut Tiandao, l’institut Zhaixing, et ainsi de suite. Vous pourrez choisir n’importe quel institut, n’importe quel professeur. Lorsque vous aurez terminé vos études, vous pourrez également choisir librement votre avenir : devenir soldat dans l’armée ou officier au sein du gouvernement. En un mot, coopérez avec nous et vous obtiendrez tout ce que vous voulez. »
La femme d’âge moyen marqua un temps d’arrêt, le regarda gravement et poursuivit : « Mais si vous refusez, ce que vous venez de vivre ces deux derniers jours se répétera jusqu’à la fin de votre vie. »
Chen Changsheng restait silencieux.
Elle reprit : « Vous êtes un homme intelligent, vous saurez prendre la bonne décision. »
Chen Changsheng la regarda répondit enfin :
– « Dans les notes du disciple Yuren, il y a cette phrase : les gens intelligents ne vivent pas heureux. Parfois, il vaut mieux laisser de la place à l’imprévu. »
La femme d’âge moyen sourit et dit :
– « Vous êtes intelligent. Si vous parlez à qui que ce soit de cette promesse de mariage, vous êtes un homme mort. »
En entendant ces paroles, Chen Changsheng eut enfin la confirmation qu’au cours des deux derniers jours, la maison du général Xu n’avait eu de cesse d’envoyer des gens pour le surveiller.
Elle poursuivit : « Bien sûr, ne vous méprenez pas sur ce que je viens de dire… je n’ai fait que vous faire entrevoir ce que pourrait être votre avenir. Sous le gouvernement de la Reine, la maison du général Xu est très respectueuse de la loi. Nous n’opprimons ni ne maltraitons personne. Au contraire, nous voulons aider les gens à obtenir beaucoup plus, à la seule condition qu’ils apportent leur contribution. »
L’effort demandé à Chen Changsheng concernait la promesse de mariage.
Cette femme était-elle en mesure de l’aider à obtenir davantage ? S’ils ne l’en avaient empêché, il aurait pu gagner tout cela par ses propres moyens.
Chen se mit soudain à regretter la vie au sein du petit temple au milieu des bêtes féroces, si belle et si tranquille comparée aux richesses et à l’animation de la capitale.
Il regarda la dame et demanda tout à coup :
– « Madame, est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ? »
Son interlocutrice ne sut que répondre.
Elle vivait à la capitale depuis presque cent ans. Elle avait fait en sorte que sa fille épouse le général Xu, dont la carrière était des plus prometteuses, aussi avait-elle une certaine expérience des négociations avec les fonctionnaires et les puissants, des intrigues et des machinations.
Mais elle ne s’attendait pas à ce qu’on lui pose un jour une telle question.
Une question naïve mais à laquelle il était bien difficile de répondre.
Aussi resta-t-elle silencieuse.