Chapitre 197 – Demande de meurtre
« Ne vous mêlez pas aux mystères de Dieu… »
Les chuchotements d’Alger s’évanouirent bientôt, mais ils résonnèrent encore dans les oreilles de chacun, leur faisant prendre conscience d’une réalité.
Bien que Monsieur le Fou ne cherchât point à se donner des airs et parlât rarement, répondant presque à chacune de leurs requêtes et leur paraissant chaleureux, « Il » demeurait malgré tout un dieu, un dieu dont les mystères ne devaient point être sondés. Il était un dieu qui transcendait la réalité !
Audrey, Emlyn et les autres membres du Club de Tarot acceptèrent instinctivement la formulation remaniée de Monsieur le Pendu, feignant d’avoir oublié que la version originelle était « Ne regardez pas Dieu directement », car ils avaient parfois contemplé Monsieur le Fou, lui posant des questions ou sollicitant ses conseils, et, à cet égard, Monsieur le Fou ne semblait point s’en formaliser.
Bien entendu, nous ne le regardions pas directement en raison de l’épaisse Brume Grise qui nous en séparait… Au vu du sort de Madame l’Ermite, Monsieur le Fou l’a fait pour notre bien… Audrey expira lentement.
À cet instant, Le Fou Klein se dit en son for intérieur : Monsieur le Pendu se montre parfaitement coopératif. J’étais prêt à contrôler Le Monde pour qu’il formule quelque chose de similaire afin d’achever la dernière étape de la punition…
Il avait d’abord estimé qu’amener le faux Monde à prononcer « Ne mentez pas à Dieu » ou « Ne scrutez pas le mystère de Dieu » serait quelque peu embarrassant. Plus tard, si l’on venait à apprendre que le prétendu Béni ou le soi-disant Monde n’était qu’un double du Fou, il aurait honte de paraître devant quiconque. Toutefois, à la réflexion, Le Monde avait déjà commis des actes semblables, si bien qu’il n’en était plus à un près. D’ailleurs, il lui suffisait de veiller à ce que nul ne le découvre, n’est-ce pas ?
Oui… Le problème de la fuite d’informations de Madame l’Ermite concernant le Club de Tarot n’avait été qu’effleuré par Le Fou. « Il » avait lancé un avertissement en filigrane dans « Ses » paroles, mais elle avait ensuite souffert pour avoir sondé le mystère d’un dieu. Ce n’était point la véritable intention du Fou…
C’est précisément l’issue que j’espérais. Cela permet de préserver l’image du Fou ; après tout, un dieu ne s’abaisse pas à être mesquin avec des mortels, car cela entacherait « Sa » réputation…
Cependant, la manière d’agir de Madame l’Ermite est bien trop audacieuse. Je viens seulement de réaliser aujourd’hui qu’elle a sondé les mystères du Fou plus d’une fois. Bien qu’elle n’en eût pas de motifs malveillants, cela mérite néanmoins d’être puni. Hé, mes réactions antérieures ont dû lui faire croire que j’avais « acquiescé » à ses « observations », si bien qu’elle en a pris l’habitude. Au final, elle est tombée droit dans mes prévisions…
En outre, sans saisir pleinement l’attitude de Monsieur le Fou, elle a livré des indices à des étrangers. Son audace est manifestement hors du commun ; c’est la preuve qu’elle n’a pas assez souffert par le passé. La leçon d’aujourd’hui devrait l’imprégner pour une très longue période…
En repensant à son état dans son rêve, tout cela paraît conforme à ce qui était prévisible… Qui aime bien châtie bien !
Heh heh, j’ai également réussi aujourd’hui à remettre Monsieur le Pendu, ainsi que les autres membres, à leur place, murmura intérieurement Klein avec amusement, balayant les lieux du regard, puis déclara calmement :
« Cela suffira. »
À ces mots, L’Ermite Cattleya, dont le Corps Spirituel venait à peine de se rétablir, poussa un soupir de soulagement. Elle sentit une fatigue intense mêlée de joie l’envahir ; elle n’aspirait plus qu’à un fauteuil inclinable pour s’y reposer un instant.
La première fois est un avertissement, mais la seconde ne le serait guère… soupira intérieurement cette amirale pirate, se jurant de ne plus recourir à ses petites ruses ni de croire que ses allusions pourraient berner Monsieur le Fou. Elle devait également renoncer à sonder « Ses » secrets !
La douleur qu’elle avait subie n’était en rien inférieure au tourment provoqué par une injection de connaissances du Sage Caché. Aussi ne doutait-elle nullement que Monsieur le Fou fût bel et bien un dieu, un véritable dieu, insondable et dont les mystères ne pouvaient être scrutés !
Heureusement, Sa Majesté sait désormais où obtenir les réponses qu’elle recherche désespérément depuis si longtemps… Je n’aurai plus besoin de lui faire des allusions ou de la renseigner à l’avenir…
Cattleya tourna de nouveau son corps sur le côté, tremblante, et regarda l’extrémité de la longue table de bronze. Cette fois, elle n’osa fixer que le bord de la table ou l’accoudoir. La nuance pourpre sombre de ses yeux s’était également estompée.
Dans le silence, avec sincérité, elle déclara :
« Je me souviendrai de votre clémence à m’avoir épargnée. »
Dans la Brume Grise, Le Fou Klein opina doucement sans répéter Ses propos antérieurs.
Après un court instant, La Magicienne Fors redressa le dos, parcourut l’assemblée du regard et prit la parole avant La Justice Audrey.
« Mesdames, Messieurs, quelqu’un serait-il intéressé par une mission d’assassinat ?
« La cible est un membre important d’un culte. »
Reconnaissante envers les faveurs qu’elle devait à son maître, Dorian Gray, Fors avait récemment souhaité lui rendre service.
Après mûre réflexion, elle avait jeté son dévolu sur l’Oracle de l’Ordre de l’Aurore qui avait infligé d’immenses dommages à la famille de son maître : Lewis Wien, qui pouvait être un Scribe ou un Voyageur !
Elle ne se laissait pas griser par Les Voyages de Leymano au point de croire qu’elle pourrait tuer un Transcendant aguerri de Séquence 6 ou 5, passé maître dans l’art de fuir. Si elle nourrissait de tels projets, c’était qu’elle pensait que l’organisation secrète qu’était le Club de Tarot, qui la soutenait, lui offrirait une aide inimaginable.
Madame l’Ermite et Monsieur le Monde semblent tous deux capables d’affronter Lewis Wien. Si l’un d’eux intervient et si je me sers des Voyages de Leymano pour épauler l’opération, notre réussite n’est pas impossible… Fors commença à élaborer le scénario le plus idéal.
Elle savait bien sûr que ses économies actuelles ne suffisaient pas à éliminer un Transcendant aussi puissant que Lewis Wien. Avec ses 830 livres, elle ne pourrait probablement même pas acheter une seule de ses mains. Elle se souvenait parfaitement qu’à l’époque, Mademoiselle Audrey Hall avait dépensé plus de dix mille livres pour éliminer un ambassadeur d’Intis, un Conspirateur de Séquence 6. Le coût d’un assassinat visant Lewis Wien, d’une Séquence similaire voire supérieure, sautait aux yeux !
Fors avait donc prévu de se plier à une série de requêtes que l’exécutant de la mission pourrait formuler, l’aidant à régler des affaires qu’il trouverait incommodes, afin de payer le prix de l’opération. Après avoir obtenu Les Voyages de Leymano , elle se sentait capable d’accomplir certaines tâches ardues.
Ayant entendu la demande de Mademoiselle la Magicienne, L’Ermite Cattleya, Le Pendu Alger et La Justice Audrey portèrent leur regard sur Le Monde. Ils jugeaient que ce gentleman, qui nourrissait un goût particulier pour la chasse aux Transcendants, possédait la force requise.
Je ne suis pas à Backlund… Cependant, je ne puis le dire ainsi. Autrement, je révélerais à Monsieur le Pendu et à Madame l’Ermite que Monsieur le Fou ne compte que deux ou trois Bénis…
Klein contrôla Le Monde, maîtrisant ses émotions tandis qu’il riait d’une voix rauque.
« Où cela ? Quel culte ?
« Quelle est sa Séquence ? Quels pouvoirs singuliers possède-t-il ? »
Hum, Monsieur le Monde est quelque peu différent d’ordinaire… Je ne saurais l’expliquer, mais j’ai l’impression qu’il est soudain de meilleure humeur. Peut-être lui est-il vraiment arrivé quelque chose de réjouissant… Audrey remarqua soudain ce changement et imagina avec excitation ce qui avait pu se produire récemment pour Monsieur le Monde.
Fors répondit avec joie :
« Il s’agit d’un Oracle de l’Ordre de l’Aurore. Il se trouve à Backlund, autrefois Séquence 6, mais il pourrait être Séquence 5 à présent ; je n’en suis pas certaine.
« Il peut enregistrer les pouvoirs de Transcendant qu’autrui a utilisés et les employer une fois. Il excelle à se dérober à toute forme de piège et il est difficile de l’encercler. Peut-être est-il capable de voyager à travers le monde des esprits… »
La cible est un Oracle de l’Ordre de l’Aurore, Séquence 6 ou 5, doté de pouvoirs relevant apparemment de la Voie de l’Apprenti… En effet, Mademoiselle la Magicienne ne semble pas aussi simple et ordinaire qu’elle en a l’air. Mon jugement initial était juste…
Cattleya retrouva rapidement son flegme habituel. Elle n’était pas surprise que La Magicienne ose comploter contre un certain gentleman de l’Ordre de l’Aurore.
Quant à savoir de quel Oracle il s’agissait, elle l’ignorait, car les seuls qu’elle connaissait étaient Monsieur Z et Madame D.
Pendant ce temps, Klein évaluait également la situation avec célérité.
Un Oracle de l’Ordre de l’Aurore ; impossible qu’il soit innocent. C’est plutôt un fou furieux qui détruit des vies. Le tuer ne m’inspire aucun remords…
Ce n’est pas comme si je n’avais pas déjà offensé l’Ordre de l’Aurore une ou deux fois…
Séquence 6 ou 5 ; c’est à ma portée… J’ai déjà vu quelque chose correspondant au trait d’enregistrer et de libérer des pouvoirs de Transcendant, comme l’a décrit Mademoiselle la Magicienne ; Monsieur A l’avait utilisé, mais ce n’était peut-être pas exactement cela…
Pour moi, peu importe qu’il soit habile à fuir ou à voyager dans le monde des esprits. Tant que je me trouve à proximité de l’Oracle et que je prends le contrôle de ses Fils de Corps Spirituel, il ne pourra s’échapper en aucune façon !
Il est difficile de prévoir l’issue d’un affrontement direct. J’ai toutefois une chance solide de réussir si j’attaque par surprise. Bien sûr, réussir une attaque surprise est une toute autre affaire…
Après mûre réflexion, Le Monde fixa La Magicienne Fors.
« Je puis envisager d’accepter la mission, mais pas immédiatement. Il faudra attendre au moins deux mois. »
Il ignorait quels autres imprévus il rencontrerait en mer ; il se montrait donc assez large sur le délai.
« Dans deux mois… » répéta Fors, l’air profondément hésitant.
C’était bien trop long ; de plus, elle n’était pas certaine que Lewis Wien resterait à Backlund si longtemps.
À ce moment, Alger, qui observait la scène, réfléchit et intervint :
« Mademoiselle la Magicienne, devez-vous éliminer vous-même cet Oracle de l’Ordre de l’Aurore ? »
« Non, comme vous pouvez le constater, j’envisage de solliciter l’aide de Monsieur le Monde », répondit Fors avec un sourire.
Alger hocha la tête, songeur.
« La condition préalable à un meurtre est de pouvoir localiser l’Oracle. Pouvez-vous le trouver ? »
« Non, mais je mènerai l’enquête », admit franchement Fors.
« Pourquoi ne pas confier la tâche à Le Monde une fois votre enquête menée à bien ? » insista Le Pendu.
« Oui, mais je n’ai pas encore décidé », répondit Fors, quelque peu déconcertée, ignorant pourquoi Monsieur le Pendu lui posait toutes ces questions.
Alger esquissa un sourire en coin.
« Si vous parvenez à confirmer l’emplacement de l’Oracle de l’Ordre de l’Aurore, pourquoi dépenser des sommes considérables pour engager quelqu’un afin de le tuer ? Ne suffirait-il pas de le signaler directement aux Églises ? Après la Grande Brume, aucune Église n’est disposée à négliger le moindre indice s’y rapportant. »
Il ne cherchait pas à faire perdre une mission au Monde ; il avait simplement perçu son dilemme et jugeait plus probable qu’elle n’aille pas au bout de sa demande. Trop d’événements pouvaient survenir en deux mois. Il donna donc quelques conseils afin que l’affaire aboutisse à un accord préliminaire.
Le signaler aux Églises ? Cela me rappelle quelque chose…
Klein fut surpris ; il ne s’attendait pas à entendre de telles paroles de Monsieur le Pendu.
Heh heh, tandis que chacun est influencé par Monsieur le Pendu, lui-même a été imprégné par nous… Klein se sentit aussitôt soulagé et plutôt satisfait.
« Le signaler ? » Fors resta un instant interdite.
Après quelques secondes, elle murmura :
« C’est envisageable… »
Le Pendu esquissa un sourire à ces mots.
« Vous pouvez procéder ainsi : commencez par enquêter sur votre cible et déterminez son emplacement. Si, dans deux mois, vous obtenez quelque chose, confiez l’affaire à l’Église. Si plus de deux mois s’écoulent et que Monsieur le Monde est disponible, alors il pourra vous apporter l’aide requise. Qu’en pensez-vous ? »
Fors y réfléchit sérieusement et acquiesça :
« Bien.
« Le moment venu, je discuterai du prix avec Monsieur le Monde. »
