Lorsque Cendres aperçut les personnes en question, elle sut immédiatement qu’il s’agissait de sorcières. Elle pouvait sentir la magie en elles. Ainsi, Théo n’avait pas menti. Mais ce n’était pas tout, elle était également capable de définir approximativement leur pouvoir, en particulier celui de la sorcière qui les conduisait. Sa magie évoquait un couteau pointu. Le simple fait de se focaliser sur la jeune femme lui occasionnait une légère douleur semblable à celle occasionnée par un poignard.

– « Je m’appelle Cendres. Je suis si heureuse de rencontrer enfin les sœurs de l’Association de Coopération des Sorcières. »

Cendres mit son épée de côté, s’approcha des quatre sorcières et les embrassa l’une après l’autre… « Non », se dit-elle, « il y en a cinq. »

La jeune femme leva les yeux et regarda la tache noire qui tournait en rond dans le ciel juste au-dessus-d’elles : « Ne veut-elle pas descendre ? »

– « Elle nous tient lieu de guetteur », répondit la meneuse en riant : « Je suis Rossignol ». Elle désigna ensuite chacune des sorcières : « Voici Scroll, Leaves et Echo ». Puis, pointant son doigt vers le ciel : « et la jeune fille là-haut, c’est Foudre. »

En regardant Scroll, Cendres se sentit perplexe. Elle ne ressentait que très faiblement sa magie, comme si son corps était en permanence caché derrière des nuages. Cette sensation la surprit énormément :

–  « Serait-ce une extraordinaire ? »

Sa question attisa la curiosité de Rossignol.

– « Vous pouvez voir la magie ? »

– « Je ne la vois pas, mais la ressens », répondit Cendres. « Comme leur être entier a été transformé par la magie,  les extraordinaires peuvent détecter la forme et le flux de la magie chez une autre personne. Cette sœur la ressent certainement de la même manière que moi. »

Scroll hocha la tête et dit avec un sourire :

– « En effet et cela m’a permis de retrouver bon nombre de mes compagnes dans cette vaste marée humaine. »

– « Savez-vous combien les extraordinaires sont rares ? », demanda Rossignol.

S’apercevant que son interlocutrice évoquait la rareté des extraordinaires au lieu de la questionner sur ce qu’elles pouvaient bien être, Cendres se dit en elle-même : « comment se peut-il que l’Association de Coopération des Sorcières sache ce qu’est une extraordinaire ? L’Eglise interdit strictement de prononcer ce mot. Leurs capacités affectent directement leur corps et la Pierre du Châtiment Divin ne peut rien contre elles. Toute personne en contact avec une extraordinaire devient pour l’Eglise l’ennemi numéro un. »

– « Il y a une extraordinaire pour mille autres sorcières », répondit Cendres qui n’avait pas oublié la question de Rossignol. Comme toujours son visage était indéchiffrable. « Jusqu’à présent, Scroll comprise, je n’en ai rencontré que trois. »

Cendres se tut un moment puis s’enquit : « Au fait, le chef de l’Association de la coopération des sorcières s’appelait bien Cara ? Comment va-t-elle ? »

– « Elle est morte », répondit Rossignol en secouant la tête, « morte en cherchant la Montagne Sacrée. »

– « … Quelle tristesse. »

Cendres exprima ses condoléances d’une toute petite voix, mais en cet instant, ce qui l’intriguait surtout était que les sorcières n’avaient pas manifesté beaucoup de tristesse lorsque  Rossignol  avait  évoqué  l’évènement. « Qui  est  votre nouveau leader actuellement  ? »

– « Retournons en ville », répondit Rossignol avec un sourire, « vous le verrez bientôt. »

A les voir traverser Border Town comme n’importe quelle personne ordinaire, Cendres eut le sentiment que quelque chose clochait.

« Comment les sorcières de l’Association peuvent-elles parcourir ainsi les rues, des torches à la main ? Le plus incroyable, c’est que la nuit est tombée, pourtant cette ville n’est toujours pas endormie. »

Derrière les vitres des nombreuses résidences, elle distinguait en effet de faibles flammes, semblables à celles des bougies en train de se consumer. En écoutant attentivement, elle entendit même des enfants lire à haute voix.

« On ne peut pas dire que les bougies coûtent vraiment cher, cependant elles sont difficilement à la portée des maigres économies des gens du peuple. Ne pouvant s’en procurer beaucoup, ceux-ci les utilisent généralement avec parcimonie. Cette ville où tous ces résidents allument des bougies la nuit, c’est à peine croyable! Si j’en crois ces voix que j’entends partout en train de lire mot à mot, tenteraient-ils également d’enseigner la lecture à leurs enfants ? »

Cependant, comme personne ne disait rien sur ce comportement étrange, Cendres renonça à poser des questions.

« Quoi qu’il en soit, ce n’est pas ici que nous sommes supposées vivre à l’avenir, ma mission étant de vous emmener loin de cet endroit au plus vite. »

Après de nombreux virages, elles arrivèrent en vue du château. Cendres aperçut les murs et même les gardes qui patrouillaient dans la nuit sombre.

– « Où allons-nous ? », Ne put-elle s’empêcher de demander.

A son grand étonnement, Rossignol répondit :

– « Au château de Border Town. C’est juste en face de nous. »

– « Une minute », dit-elle en ralentissant le pas, « C’est là que vit le Seigneur. »

– « Eh bien ? C’est également là que nous vivons, nous autres sorcières. »

– « Vous êtes parvenues à un accord avec le Seigneur ? »

Cendres fronça les sourcils. Même avec une armée locale vigoureuse et coordonnée, il leur serait difficile d’affronter l’Église et leur Pierre du Châtiment Divin. Le seul accord possible entre un seigneur local et des sorcières devait laisser à celles-ci une porte de sortie pour assurer leur survie. Malheureusement, face à un groupe de sorcières aussi vulnérables, la plupart des seigneurs étaient réticents à s’asseoir pour discuter équitablement des conditions du contrat. La plupart du temps, ils les pressaient comme des éponges, demandant sans cesse davantage, de sorte que parvenir à un accord avec un seigneur local était une voie sans issue.

– « On peut dire ça », répondit Rossignol d’une voix pleine de chaleur, sans aucune nuance de déprime. « Chacune d’entre nous a signé un contrat avec Son Altesse Royale. »

Cendres ne parvenait pas à se réjouir pour elles. Ces contrats sur papier n’étaient en rien une assurance. Il suffisait que le Seigneur en ait assez de les payer ou souhaite mettre fin à leur relation d’égalité, il lui suffirait de froisser ce papier en boule et de le jeter au feu. Personne ne se battrait pour défendre les sorcières face à l’injustice à laquelle elles se verraient alors confrontées. Leur statut ressemblait à celui d’une barque, toute seule au milieu d’une tempête, risquant à tout moment d’être renversée.

« Heureusement que je suis là, maintenant », pensa-t-elle. « Avec moi, elles pourront quitter cet endroit et se rendre de l’autre côté de la mer. Là, nous autres sorcières avons construit nos propres maisons. Nous pourrons vivre loin de l’Église et de toute autre menace séculaire. »

Lorsqu’elles passèrent les portes du château, les gardes, reconnaissant les sorcières, se contentèrent de faire un signe de tête accompagné d’un « bonsoir ».

Comparé au Palais Royal, le château du Seigneur de Border Town était indéniablement plus petit et plus sombre. Il y avait si peu de torches sur les murs du couloir que leur lumière ne suffisait pas à éclairer la totalité du sol de pierre. En parcourant ces obscures couloirs, Cendres se sentit déprimée. Mais ce sentiment disparut lorsqu’elles pénétrèrent au salon. La pièce était lumineuse, éclairée par des feux.

A peine entrée, Cendres aperçut d’autres sorcières. De toute évidence, toutes l’attendaient, et dès l’instant où elle entra dans la pièce, celles-ci l’accueillirent avec des applaudissements. Rossignol, qui s’apprêtait à faire de brèves présentations, avait fait deux pas en avant lorsque soudain, l’une des sorcières qui les avaient attendu au salon se précipita hors du groupe.

– « Wendy! » s’écria une voix.

Cendres, qui observait attentivement les évènements, décida de ne pas prendre de contre-mesures. Après tout, la sorcière qui s’approchait ne lui inspirait que joie et surprise, il n’y avait en elle aucune trace d’hostilité. L’instant d’après, elle recevait une chaleureuse accolade.

– « Vous êtes en vie! », dit-elle toute excitée. « Merci de m’avoir sauvée! »

Cendres se sentit confuse :

– « Vous êtes… »

– « Mon nom est Wendy », répondit celle-ci en libérant ses mains. Elle plongea son regard dans celui de Cendres : « La petite fille de la chorale, vous souvenez-vous de moi ? »

Cendres et Wendy se retrouvèrent seules dans une chambre du second étage.

La nouvelle arrivante n’aurait jamais pensé trouver ici une de ses camarades de monastère.

En fait, elle ne pouvait pas vraiment la qualifier de camarade, car à l’exception de cette fameuse nuit, Cendres n’avait jamais eu de contact avec Wendy. En fait, la sorcière n’avait même pas prêté attention aux autres filles enfermées avec elle dans cette chambre souterraine. Elle ne s’était même pas rendu compte que d’autres subissaient les mêmes horreurs du fait de ces gens s’imposaient à elles par la force. De surcroît, jamais elle n’aurait imaginé que l’une d’entre elles deviendrait elle-aussi une sorcière.

– « Je suis parvenue à m’enfuir du monastère et me suis installée dans la région du Vent de la Mer », commença Wendy.

Après un long silence, elle poursuivit : « J’ai appris que le monastère avait été incendié le même jour, et que tous les enfants avaient disparu. Etait-ce vous ? »

– « Le feu ? » Cendres secoua la tête : « C’était l’Église. Ils l’ont fait pour couvrir le scandale. J’ai tué certains de leurs dirigeants et même des membres de l’armée des Juges qui essayaient de m’arrêter. C’est alors que des soldats de l’Armée du Châtiment Divin sont arrivés. Cette cicatrice sur mon l’œil,  c’est l’un d’entre eux qui me l’a faite. Si je n’avais pas choisi de m’échapper sans attendre ce qui allait suivre, si j’avais dû affronter davantage de guerriers de l’Armée du châtiment Divin, je serais sans doute morte ce jour-là.

– « L’Armée du Châtiment Divin ? » demanda Wendy en roulant de grands yeux. « Qui sont-ils ? »