Chapitre 193 – Nouer des liens
Craintif à l’idée que Gehrman Sparrow revienne sur sa parole, Anderson s’empara du billet de cinq soli tandis que lui revenaient en mémoire des images de simple bœuf grésillant sur des flammes et de boissons alcoolisées dépourvues de sédatifs additionnels.
« Tiens, tiens, tiens, ce gaillard l’a réellement accepté. Je ne faisais que parler pour la forme afin de mettre mon personnage en valeur et lui faire comprendre qu’il n’est pas si simple de m’emprunter de l’argent, histoire de l’empêcher de chasser les pirates puis de regagner la Mer de Brume après avoir contracté une somme énorme… »
À ses yeux, un Chasseur de Séquence 5 ne mourrait ni de faim ni de manque d’abri dans un endroit regorgeant de pirates, même sans un sou vaillant.
Il secoua imperceptiblement la tête et s’apprêtait à quitter le quai lorsqu’il entendit soudain un cri grossier : « Gehrman ! »
En entendant la voix de Frank Lee, Klein tressaillit, se retourna, les nerfs à vif.
Le second du Future, l’Expert en Poisons à la prime de sept mille livres, se tenait près du bastingage, joignant ses mains autour de sa bouche. Comme s’il donnait une annonce publique, il demanda : « Où serez-vous la plupart du temps ? À quelle adresse dois-je envoyer mes lettres ? Je souhaite partager avec vous les derniers résultats de mes recherches. »
« Je n’ai aucune envie de le savoir… Ce type n’a probablement pas beaucoup d’amis, et je parierais même que nombre de ceux qu’il considère comme tels ne le voient pas ainsi… Oui, l’Amiral des Étoiles penche toujours du côté de la Reine Mystique et elle n’appartient pas au Club de Tarot. Développer ouvertement un indicateur à ses côtés, non, une source de renseignements, servirait ma stratégie d’intimidation envers elle, et constituerait une sorte de châtiment “à la Gehrman Sparrow”… Sur cette base, il serait légitime et naturel que Monsieur le Fou la punisse… »
Les pensées de Klein fusaient tandis qu’il sortait de sa poche un carnet et un stylo-plume utilisés pour les divinations.
Il griffonna le rituel nécessaire pour convoquer son messager, sans oublier d’y ajouter l’exigence supplémentaire d’une pièce d’or.
D’un geste sec, Klein fit tournoyer son poignet ; la note fusa telle une fléchette vers Frank Lee et atterrit avec précision dans sa main.
« Excellent ! » Frank Lee parcourut rapidement les informations inscrites sur le papier et agita la main avec ravissement.
Klein ne s’attarda pas davantage ; il prit sa valise en cuir, quitta le quai et se mit en quête d’un hôtel.
Dans le même temps, il avait d’abord refusé avec fermeté la requête d’Anderson de loger dans le même établissement, puis, après réflexion, il y consentit.
Il craignait que ce compagnon, affligé d’une malchance chronique, ne se retrouve encore dans le pétrin, entraînant un désastre pour les clients et le personnel innocents ; il décida donc de le surveiller de près et de résoudre sans hésiter tout problème éventuel.
Après avoir pris possession de sa chambre, Anderson y entra, la clé à la main.
Bang ! Il s’assit dans un fauteuil inclinable comme si un lourd fardeau venait de se libérer.
Après avoir quitté ces eaux dangereuses, il se sentait enfin redevenir un être humain. Il n’avait plus à craindre de mourir subitement.
Après être resté allongé en silence un moment, Anderson Hood se releva lentement. Il sortit une flasque gainée de fer, retourna un verre et se servit de l’eau chaude.
Il jugeait qu’il devait se ressaisir et commencer à fréquenter les tavernes.
Après avoir bu un peu d’alcool et rempli son estomac, il pourrait chercher des mécènes !
Lorsque l’eau chaude eut un peu tiédi, Anderson leva son verre et le vida avec délectation.
Soudain, il se mit à tousser violemment, le visage virant au violet.
Kof ! Kof ! Kof !
Anderson porta les mains à sa gorge, mais il ne parvenait plus à reprendre son souffle.
Dans un fracas, le verre glissa de sa main et se brisa sur le sol.
Kof… Kof… Kof… La quinte de toux d’Anderson faiblit tandis que son visage prenait une teinte violacée.
À cet instant, ses yeux semblèrent lancer une étincelle et les veines du dos de ses mains se mirent à remuer comme vivantes.
Bang !
Anderson s’effondra au sol, convulsa légèrement avant de rester immobile. Sa respiration semblait même s’être arrêtée.
Quelques secondes plus tard, Anderson, tel un cadavre, se releva brusquement et se frotta le visage avec effroi.
« Bon sang, j’ai failli m’étouffer à mort en buvant de l’eau… Si cela s’était réellement produit, j’aurais sans doute été le chasseur dont la cause de décès est la plus ridicule ! Heureusement, heureusement, j’ai acheté cette chose à prix fort avant d’entrer dans ces eaux. Elle a enfin servi aujourd’hui… »
Tout en parlant, Anderson sortit de la poche secrète de son gilet une poupée faite de paille. Deux yeux, un nez et une bouche y avaient été grossièrement dessinés à l’encre.
La surface de la poupée se trouvait déjà corrodée tandis qu’un liquide d’un noir poisseux en dégoulinait, goutte après goutte.
Au bout d’environ huit secondes, elle se transforma entièrement en liquide, ne laissant qu’une tache sur le plancher.
« Ma malchance n’a pas diminué, elle s’est même aggravée… Bon sang, Gehrman Sparrow m’a un jour fait part d’une prophétie affirmant que le danger le plus mortel se niche souvent dans le quotidien. » Anderson arpentait la pièce en évitant avec soin les éclats de verre à ses pieds, de peur qu’ils ne lui causent un nouveau décès.
« Non, je dois me sauver ! Je dois me sauver ! » Anderson ouvrit la porte d’un geste brusque et sortit prudemment.
Il se dirigea directement vers la chambre de Klein, leva l’index et frappa à la porte.
Bientôt, la porte en bois, qui n’était ni très solide ni très épaisse, s’ouvrit sans un bruit. Gehrman Sparrow, simplement débarrassé de son manteau, apparut devant Anderson.
Anderson força un sourire et lança : « Surprise ! »
Bang !
La porte se referma aussitôt devant lui.
« … »
Il resta d’abord stupéfait puis murmura pour lui-même, le visage figé : « Je devrais changer ma façon de parler. »
Boum ! Boum ! Boum !
Il frappa de nouveau à la porte de Klein.
La porte s’ouvrit aussitôt et un revolver fut braqué sur lui.
« Ha ha, je voulais simplement vous demander si vous connaissiez quelque Transcendant capable d’améliorer ma chance ? » Anderson leva les mains à mi-hauteur, insinuant avec insistance que Gehrman Sparrow lui communique les détails du puissant qui lui avait révélé la prophétie.
« Trop tard. Je n’ai aucune idée d’où se trouve la Reine Mystique… Hein ? Elle ne m’a pas laissé de moyen de la contacter ? Mais puisque Frank Lee connaît le rituel de convocation de mon messager, cela signifie que l’Amirale des Étoiles le connaît aussi. Donc Bernadette le connaît. De plus, une fois rentré à Backlund, je pourrai solliciter l’aide de Mademoiselle Sharron. La Reine Mystique gravite dans son cercle, même si elle n’apparaît pas souvent… »
Klein jeta à Anderson Hood un regard de pitié.
Il n’appréciait guère ce Plus Puissant des Chasseurs, le tournant souvent en dérision intérieurement et nourrissant à son égard toutes sortes de pensées malveillantes. Après tout, Anderson était en partie responsable de la perte de son bouton de manchette ; toutefois, ses ressentiments restaient confinés à son esprit. Si Anderson lui demandait réellement de l’aide, il ne le repousserait pas.
Klein réfléchit un instant avant de déclarer : « Je peux me renseigner pour vous et je vous donnerai la réponse demain matin.
Mais je crains que vous n’ayez pas les moyens de me rémunérer. »
« J’irai bientôt faire le tour des bars ! De plus, j’ai nombre de caches dans la Mer de Brume », répliqua Anderson sans hésiter.
Klein acquiesça et, tandis qu’il refermait la porte, ajouta : « Rendez-vous demain matin. J’espère que vous survivrez jusque-là. »
Cric !
La porte fut de nouveau verrouillée.
« Est-ce une malédiction ou me souhaitait-il bonne chance ? » chuchota Anderson avec un sourire forcé. « D’après mon expérience, il ne devrait rien m’arriver dans les deux ou trois prochains jours. »
Dans la chambre, Klein retourna à son bureau.
S’y trouvaient déjà une lettre dont l’introduction était rédigée et un origami de grue déplié.
Concernant le problème d’Anderson, Klein avait déjà en tête la personne à interroger avant même d’accepter.
Il ne faisait aucun doute que, pour lever un artifice de Serpent du Destin, le mieux était d’en interroger un autre !
Il réfléchit à l’espace disponible une fois la grue de papier dépliée et aux questions qu’il souhaitait poser, puis rédigea mentalement un brouillon. Enfin, il leva son crayon et écrivit :
« Comment lever la malédiction de malchance provenant d’une fresque d’Ange du Destin ?
Quel est le nom de la potion de Séquence 4 pour la Voie du Devin ? Où peut-on obtenir la formule et les ingrédients principaux ? »
Reposant son crayon, Klein examina soigneusement les questions, puis replia méticuleusement la grue de papier selon les plis avant de la glisser dans son portefeuille.
Cela fait, il se remit à écrire à Monsieur Azik.
Dans sa lettre, Klein expliqua tout d’abord qu’il avait reçu l’aide de l’Amiral des Étoiles pour pénétrer l’extrémité orientale et dangereuse de la mer Sonia ; qu’il avait mené à bien le rituel ; puis, changeant de sujet, il relata sa rencontre avec l’attaque inexpliquée de l’Amiral de l’Enfer Ludwell au cours du voyage et la manière dont il avait failli subir de lourdes pertes.
Sur ce point, il se mit à décrire l’anneau que portait l’Amiral de l’Enfer, supposé être une relique issue de l’ancienne Mort. Il demanda très subtilement si Monsieur Azik en gardait quelque souvenir, ou s’il devait le récupérer afin de l’étudier pour susciter davantage de réminiscences.
Cela évoqué, Klein aborda, d’un ton dégagé, le Projet de Mort Artificielle du Presbytère Numinien, et demanda à ce grand personnage si l’entreprise était réalisable ou s’il existait des archives en relatant les détails concrets.
Enfin, il confia ignorer les Séquences ultérieures de sa voie et ne pas savoir comment saisir ces opportunités. Klein entreprit d’ajouter un résumé des points auxquels il convenait de prendre garde en traversant ces eaux périlleuses.
C’était là pour fournir des informations à Monsieur Azik et l’empêcher de souhaiter brusquement traquer le reliquat d’aura de l’ancienne Mort sans avoir conscience des dangers tapis alentour.
« … On raconte que ces eaux sont imprégnées des divagations du Véritable Créateur. Plus la Séquence est élevée, plus on les perçoit distinctement, rendant l’influence plus aisée et menant à la folie ou à la perte de contrôle. La limite se situe à la Séquence 4… Mais un petit nombre de demi-dieux ont trouvé les moyens d’y agir librement… »
Après avoir plié la lettre, il prit le Sifflet de Cuivre d’Azik et convoqua l’énorme messager squelettique.
Le messager surgit du sol et regarda poliment Klein à hauteur d’homme avant d’ouvrir sa paume.
Pas mal…
Klein le félicita intérieurement et lui remit la lettre.
Ensuite, il se brossa les dents, prit un bain puis se glissa confortablement dans son lit.
Après un temps indéterminé, il se retrouva lucide dans un rêve et aperçut les plaines désolées ainsi que le clocher d’un noir d’encre.
Avançant d’un pas familier vers les profondeurs du clocher, Klein découvrit la réponse de Will Auceptin parmi les cartes de tarot éparpillées.
« Rappel amical : la grue de papier est sur le point de se déchirer !
La malédiction de malchance apportée par la fresque peut être levée par Ricciardo.
Les formules de haute Séquence pour la Voie du Devin ne peuvent être obtenues que du fou Zaratul ou de la chaîne de montagnes Hornacis. Si vous êtes le Béni de la Nuit Éternelle, considérez que je n’ai rien dit.
La Séquence 4 de la Voie du Devin est Sorcier Bizarro ! »
