Il faisait déjà nuit lorsque Kyle Sichi rentra chez lui.
Après avoir dîné en compagnie de sa famille, il est retourné à son étude et consigna la recette du Verre de Cristal, incluant les matières premières requises et son expérience pour réussir à le fabriquer dans son propre livre « La Porte vers l’Alchimie. »
Dans ce manuscrit, il racontait son parcours, depuis le jour où il avait commencé comme apprenti jusqu’à son expérience en tant qu’instructeur en chef. Il y avait également inclus toutes les formules découvertes récemment par l’Atelier d’Alchimie de Redwater.
Kyle était persuadé que grâce à cet ouvrage, il figurerait dans tous les livres d’histoire. Des milliers d’années plus tard, son nom serait encore gravé dans l’esprit de tous les alchimistes.
Lorsque la bougie eut presque entièrement brûlé, Kyle se décida enfin à poser sa plume et se prépara pour la nuit.
Soudain, il se souvint qu’il n’avait toujours pas lu la lettre du Prince. Il regarda la bougie et vit qu’il n’en restait plus qu’un morceau de la taille d’un ongle. L’alchimiste décida de mettre à profit le peu de temps qui lui restait pour lire cette lettre afin de pouvoir donner une réponse verbale au messager dès le lendemain. Le petit morceau de bougie restant aurait été suffisant pour écrire quelques dizaines de mots aussi était-ce bien assez pour lire une lettre sans valeur.
Après avoir ouvert l’enveloppe, il s’aperçut qu’elle contenait trois pages. La première comportait les politesses d’usage et présentait les titres du Prince et ses terres. Kyle ne se donna même pas la peine d’y jeter un œil : il passa directement à la seconde.
A sa grande surprise, celle-ci ne comportait ni proposition de travail comme il s’y attendait ni réprimandes, mais cinq étranges formules. Kyle les examina attentivement et s’aperçut que chacune d’entre elle comprenait trois compositions.
– « Oh, c’est un peu mesquin », pensa-t-il en souriant, « quel que soit le but recherché par le Prince, le moins que l’on puisse dire est qu’il est plutôt rusé. »
L’alchimiste balaya la première ligne du regard.
« La distillation sèche du salpêtre produit de l’acide nitrique. »
Salpêtre… distillation sèche… acide nitrique, tous étaient des termes d’alchimie.
Kyle en fut stupéfait : entre toutes les méthodes utilisées au sein de l’Atelier, ne s’agissait-il pas là de celle de la production des acides au moyen de la méthode dite de la « double-pierre ? »
« Le liquide acide obtenu au moyen de la distillation sèche du Salpêtre devra être collecté dans un récipient spécial. En effet, de par son apparence, il serait difficile de le différencier de l’eau, cependant il est très corrosif. Non seulement ce liquide brûle la peau mais il peut même dissoudre certains métaux. »
« Mais… C’est une formule alchimique! Est-il possible que Border Town ait également un maître alchimiste ? »
Kyle s’empressa de lire la suite.
Si la première phrase avait suffi à le surprendre, la seconde était tout bonnement incroyable.
Il s’agissait d’un tas de signes inexplicables, alignés côte à côte et qui formaient une équation. Kyle fronça les sourcils. De toute sa vie, il n’avait jamais vu d’aussi étranges symboles.
En poursuivant sa lecture, il eut l’impression que le troisième paragraphe était l’interprétation de ce qui précédait, avec les noms et significations des symboles. Force lui fut de reconnaître que, même avec cette explication, il ne comprenait toujours pas ces symboles. Les mots, difficiles à prononcer, semblaient tous avoir été inventés récemment. Afin d’établir le lien entre chaque nom et le symbole correspondant, il dût les relire à plusieurs reprises. Mais en dépit de ses efforts, ce paragraphe demeura pour lui un casse-tête trop complexe.
Au même moment, la flamme de la bougie s’éteignit après deux derniers sursauts.
« Enfer et damnation! » pensa Kyle, furieux. Sans hésiter, il sortit une nouvelle bougie de son tiroir et reprit sa lecture.
La seconde bougie était déjà à moitié consumée que l’instructeur en chef lisait toujours. Ses mains tremblaient fortement.
Cette lettre, qui de prime abord ne semblait présenter que peu de contenu, lui avait pris infiniment plus de temps qu’il n’en mettait habituellement pour lire une page soigneusement écrite.
En haut de la seconde page, il n’y avait que cinq formules. Et, chose incroyable, c’étaient toutes des formules d’alchimie!
« La réaction de l’acide nitrique avec l’argent produit du nitrate d’argent. Mélangé avec de l’eau, il devient de l’oxyde nitrique. »
« Le nitrate d’argent réagit avec le fer pour former du nitrate ferreux et de l’argent. »
« Le nitrate d’argent réagit avec le cuivre pour former du nitrate de cuivre et de l’argent. »
« Le nitrate de cuivre réagit avec le fer pour former du nitrate ferreux et du cuivre. »
Auparavant, Kyle avait déjà tenté de mettre une barre d’argent dans de l’acide liquide. En peu de temps, l’argent avait été dissout. C’était une caractéristique de l’acide que de dissoudre quelque chose ou de le rendre invisible en apparence : ce produit corrodait toute chose. Et voilà que cet alchimiste inconnu affirmait que le nitrate d’argent qui semblait dissout dans l’eau et qui avait disparu en apparence ne faisait que prendre une autre forme. Il n’était pas supprimé, comme Kyle le supposait.
« Comment cela se peut-il ? Non… » Kyle secoua la tête. « Apparemment, le Prince avait deviné mon mode de pensée : le fait que ces formules soient en corrélation les unes avec les autres n’est pas dû au hasard » réalisa- t-il. « Cet homme m’a donné ces formules dans un but bien précis : pour que je puisse les confirmer. L’argent, le fer ou le cuivre sont tous des minéraux courants. Si j’en crois ces formules d’alchimie, l’argent peut réapparaître, ce qui prouve qu’il n’a pas été anéanti et qu’il existe encore dans l’acide. »
L’alchimiste ne cessait de contempler ces formules rédigées avec tant de soin. Il avait de plus en plus de mal à respirer. Si ces formules d’alchimie s’avéraient exactes, toutes ses années d’efforts ainsi que celles de ses confrères, y compris ce qu’il avait consigné dans son livre « La Porte vers l’Alchimie » se verraient réduits à l’état de simple plaisanterie!
« Couchez-vous de bonne heure, ainsi que le petit. Je dois retourner à l’Atelier! »
Son épouse fut surprise d’apprendre qu’il ne serait pas auprès d’elle ce soir-là.
Sans attendre, Kyle enfila son manteau et sortit dans la nuit.
En arrivant sur les lieux, il appela immédiatement les trois disciples qui étaient restés là pour travailler et leur fit savoir qu’il s’apprêtait à faire un test d’alchimie. Il leur demanda d’allumer toutes les torches et les bougies : plus il y aurait de lumière, mieux ce serait.
Son ordre fut rapidement mis à exécution et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, sa grande table se trouva toute éclairée. Ses disciples se mirent ensuite à faire des allées et venues entre la salle des matériaux et la salle de raffinage, préparant tout ce dont l’instructeur en chef avait besoin pour cette expérience.
Comme l’atelier savait déjà fabriquer de l’acide liquide à partir de la distillation sèche du salpêtre, Kyle passa directement à la seconde formule.
Il prit un peu d’acide liquide et le versa dans un verre, puis il y plaça une petite barre d’argent. La réaction se fit presqu’aussitôt et la barre se mit à se désagréger, créant de nombreuses petites bulles.
Pour passer le temps et l’anxiété, il se focalisa sur la troisième page de la lettre.
Celle-ci se résumait à cette courte phrase :
« Ceci ne représente qu’une petite partie de mon travail. Si vous souhaitez en savoir davantage, il vous faudra venir à Border Town. »
« Bon sang! Cette phrase est superflue! Si je parviens à vérifier l’exactitude de ces formules, je n’aurai d’autre option que de rendre visite à ce maître inconnu. Si je ne le fais pas, je devrai me résoudre à passer le reste de mes nuits sans dormir! »
Kyle attendit jusqu’à ce qu’il ne voie plus de bulles dans le liquide, retira la barre d’argent qui n’était pas encore complètement dissoute et la remplaça par un morceau de cuivre.
Immédiatement, quelque chose d’incroyable se produisit. Un mince film blanc se forma à la surface du cuivre. On aurait dit la carapace d’un coléoptère. Cette couche s’agrandit progressivement jusqu’à recouvrir toute la surface du cuivre, tandis que l’acide, jusque-là incolore, virait au bleu.
« Exactement comme la lettre l’annonçait : le précipité blanc est de l’argent, et le nitrate de cuivre nouvellement créé, tout comme le nitrate d’argent, est soluble dans l’eau. Ainsi, le nitrate de cuivre colorera le liquide en bleu. »
Kyle Sichi regarda le récipient et constata que tout était teinté de bleu, comme annoncé.
Le lendemain, lorsque Chavez arriva à l’Atelier, il fut salué par l’instructeur en chef dont l’air hagard et les cercles noirs qui soulignaient ses yeux l’effrayèrent.
– « Apparemment, vous n’avez pas dormi » fit remarquer Chavez, surpris : « Avez-vous travaillé toute la nuit pour créer un second lot de Verre de Cristal ? »
Kyle se contenta de secouer la tête et lui fit signe de le suivre jusqu’à sa table. Là, il demanda d’une vois fatiguée :
– « Vous êtes le disciple dont je suis le plus fier, c’est pourquoi je voudrais vous poser une question. A votre avis, qu’est-ce que l’alchimie ? »
– « Euh… Je n’en connais que ce que vous m’avez enseigné ». Chavez regarda la table et vit qu’elle était chargée de verres, dont certains contenaient des solutions de différentes couleurs. L’un d’eux, de couleur bleu ciel, attira particulièrement son regard. Etait-ce la raison pour laquelle l’instructeur en chef n’avait pas dormi de la nuit ? Bien que terriblement confus, Chavez répondit avec franchise : « Je pense comme vous que l’essence de l’alchimie est de parvenir à trouver la vérité sur le monde à travers le désordre et le chaos… »
– « Non, non, Chavez, j’avais tort », interrompit Kyle. « Tout le monde avait tort. Ce n’est pas ça, l’alchimie. »
– « Pardon ? »
L’instructeur se comportait étrangement. Non seulement il avait travaillé toute la nuit mais voilà maintenant qu’il posait des questions déconcertantes.
Incapable d’attendre que Chavez l’interroge, l’instructeur en chef entreprit de lui donner des explications.
– « Contrairement à ce que vous et moi pensions, l’Alchimie est quelque chose de très ordonné. On peut même dire qu’elle suit le principe du « un plus un égale deux ». Quoi que vous fassiez, le matériau n’augmentera ni ne disparaîtra jamais. »
– « Jamais ? Que me racontez-vous là ? N’est-ce pas là ce que l’alchimiste fait habituellement? Pour créer du nouveau, nous combinons simplement des matières premières communes après filtrage et séparation des éléments », s’exclama Chavez, perplexe.
– « Oui, c’est aussi ce que je pensais, mais maintenant que j’ai lu la lettre du Seigneur de Border Town… »
Kyle tapota l’épaule de Chavez et lui fit une surprenante proposition :
« J’ai l’intention de quitter cette ville pour me rendre sans tarder à Border Town afin de trouver des réponses. Vous… Voulez-vous m’accompagner ? »