Chapitre 142 – Avertissement
La salle de bain était cloisonnée et la vapeur qui s’en dégageait couvrait toute la baignoire.
Klein était allongé, entièrement immergé dans l’eau chaude à l’exception de sa tête. Il se sentait si bien qu’il n’avait pas même envie de bouger un orteil.
Quelle belle nuit… Si seulement il n’y avait pas Cynthia. Je vais devoir faire avec elle… soupira le jeune homme en réfléchissant à une excuse pour éviter tout rapport intime.
Conformément à la personnalité de l’amiral Amyrius Rieveldt, il décida de prendre pour premier prétexte le travail. Il invoquerait ensuite le fait qu’il ne se sentait pas bien, qu’il n’était plus en mesure de faire l’amour, qu’il avait besoin de temps pour assimiler les médicaments qu’il venait de prendre et qu’il avait soudain pris conscience de sa véritable orientation sexuelle, trouvant désormais les babouins frisés extrêmement attirants.
Quant à savoir si cela nuirait à l’image de l’amiral, Klein n’éprouvait pas la moindre pression. Du moment que Cynthia ne se doutait pas qu’il était un faux Amyrius, il aurait parfaitement rempli sa mission.
Les explications de ces excuses et la façon dont il justifiera son rétablissement sont le problème de l’amiral. Qu’ai-je à voir avec ça, moi, Gehrman Sparrow ? Et qu’est-ce que la réputation ruinée de Gehrman Sparrow a à voir avec moi, Sherlock Moriarty ?
Satisfait, Klein se leva et se dirigea tout mouillé vers la cloison sèche. Là, il prit une serviette de bain et se sécha.
Il décrocha le peignoir suspendu là, l’enfila, prit une inspiration silencieuse et comme s’il allait affronter un ennemi redoutable, déverrouilla la porte et l’ouvrit.
En voyant le couloir désert éclairé seulement par des appliques murales, le jeune homme se détendit, légèrement soulagé.
Je ressens presque la même chose que si je défiais un amiral pirate… marmonna-t-il.
Soudain, il s’aperçut qu’il était face à un sérieux problème : il ne savait pas du tout quelle pièce était la chambre principale ni où se trouvait le bureau.
D’une manière où d’une autre, je dois en informer Cynthia sans quoi l’amiral Amyrius lui paraîtra étrange …
Klein se remémora la disposition de maisons similaires pour tenter de trouver avec précision la chambre principale.
C’est alors que la porte de la pièce située en diagonale par rapport à lui s’ouvrit en grinçant. Cynthia, drapée dans une chemise de nuit en soie, s’approcha.
Ses cheveux blonds qui tombaient en cascade semblaient mouillés et désordonnés. Quelques mèches flottaient même devant ses yeux bleus, dissimulant leur éclat, et devant ses lèvres d’un rouge vif entr’ouvertes. Elle était extrêmement séduisante dans la pénombre.
Sa chemise de nuit était largement échancrée, et sa peau blanche comme la neige ainsi qu’un profond sillon se reflétaient dans les yeux de Klein.
Le jeune homme faillit lever les yeux au plafond pour éviter l’intense stimulation.
Du calme, du calme. Tu es Amyrius Rieveldt… De plus, tu as déjà vu une démone à moitié nue… Les charmes de cette dame ne sont pas à la hauteur de ceux de la Jeune Fille aux Maladies. Mais…une minute ! Pourquoi est-ce que je pense aux Démones ? Qui sait si elles étaient autrefois des hommes ou des femmes…
L’air « taquin », Klein la jaugea de haut en bas.
Il pouvait sentir ce désir primitif, mais ses régions inférieures ne réagissaient pas…
Serait-ce dû au contrat ? En fait, l’amiral Amyrius n’avait pas besoin de se donner cette peine. Même si j’en avais envie, je saurais me contrôler… Que n’ai-je pas déjà vécu ?
Voyons… Cynthia est quelque peu différente de ce qu’en disent les documents. Ne dit-on pas qu’elle n’est devenue la maîtresse d’Amyrius qu’il y a un ou deux ans seulement ? Comme ils ne se voient que rarement, l’amiral doit l’amadouer à chaque fois, car elle n’a pas encore assouvi ses désirs refoulés ? Pourquoi est-ce elle qui prend l’initiative aujourd’hui ?
Trouve-t-elle sa position de maîtresse instable ou a-t-elle été remplacée ?
Depuis que Klein était devenu un Sans-Visage, il avait l’impression que tous étaient des imposteurs.
Les paupières de Cynthia s’abaissèrent et le courage dont elle faisait montre disparut peu à peu sous le regard d’Amyrius. Rougissante d’effroi, elle était embarrassée mais ressentait aussi une certaine fierté.
– « Faites-moi préparer du café et déposez-le dans mon bureau », dit-il posément. « J’ai beaucoup de choses à régler ce soir. Ne m’attendez pas. »
Cynthia, toujours rougissante d’embarras, releva brusquement la tête.
Elle n’avait pas compris ce que voulait dire Amyrius.
Prenant une discrète inspiration, Klein s’avança, la prit dans ses bras et l’embrassa doucement sur le front.
– « Dans quelques jours, je passerai plus de temps avec vous. »
S’il tenait cette réponse des informations fournies, il en avait quelque peu modifié les termes.
Pour être franc, s’il n’avait pas été informé au préalable, Klein aurait certainement pensé que l’amiral Amyrius affichait le même visage stoïque lorsqu’il passait du temps avec sa maîtresse et même lorsqu’il faisait l’amour. S’il avait l’air sévère dans tout ce qu’il disait et faisait, ce demi-dieu avait aussi son côté doux lorsqu’il s’agissait de parler. Seulement, il n’était pas très doué pour dire des mots d’amour.
Cela lui permit également de comprendre autre chose : on ne connaissait la plupart des gens qu’en surface, aussi était-il impossible d’imaginer comment ils pouvaient être en privé. Pour qu’un Sans-visage puisse réussir un vrai déguisement, il devait faire des recherches méticuleuses et bien connaître sa cible, un peu comme un Magicien qui ne se produit jamais sans y être préparé.
Cynthia parut clairement déçue, mais très vite, elle se reprit et sourit :
– « Très bien, mais votre peignoir n’est pas adapté pour gérer des affaires. Votre robe de chambre est dans cette pièce. »
Cela corrobore les informations. Elle est plutôt prévenante et sait se montrer compréhensive….
Sur ce, Cynthia retourna dans la chambre et tira sur la sonnette. Quant à Klein, il en profita pour troquer son peignoir contre une robe de chambre rouge sombre et un pantalon de même teinte.
Cynthia ouvrit attentivement la porte du bureau et mit de l’ordre sur la table de travail. Elle attendit ensuite que la domestique ait fini de préparer le café pour l’apporter personnellement.
Klein, pendant ce temps, parcourait les documents et informations avec un professionnalisme apparent. Mais en réalité, il n’avait qu’une vague idée des données et des plans des navires de guerre à cuirasse et des cuirassés à voiles. Dans ce domaine, il était quasiment analphabète.
Il ne connaissait que les transporteurs, la domination aérienne, les principaux canons et les tourelles.
Lorsque, du coin de l’œil, il vit Cynthia sortir en silence et fermer la porte derrière elle, le jeune homme se détendit. Il avait finalement survécu à cette première nuit.
De retour dans la chambre, Cynthia, les lèvres pincées, reprit le collier caché sous son oreiller et serra fermement l’objet qui ressemblait à une corne noire de rhinocéros de la longueur d’une phalange.
Puis elle pria silencieusement en ces termes : Ô grand Arbre Mère du Désir, rendez-moi, je vous en prie, encore plus séduisante afin que j’envoûte davantage l’amiral, qu’il en tire un plaisir extrême et me donne un enfant …
…
Dans le bureau silencieux, Klein feuilletait la pile de documents placée devant lui. Conformément aux instructions, il sélectionna les plus simples et y apposa la signature d’Amyrius Rieveldt. Il n’eut aucune difficulté à imiter celle-ci, car ses pouvoirs de Sans-Visage lui permettaient de mémoriser les caractéristiques spécifiques de sa cible et ceux du Clown d’en avoir le contrôle précis.
Les documents complexes qu’il ne comprenait pas s’accompagnèrent d’une note portant la mention suivante : « En cours d’étude ».
Après s’être « affairé » jusqu’à minuit, Klein porta la main à sa bouche et bailla légèrement.
Ce n’est plus possible. J’ai besoin de dormir. J’ai beaucoup de défis à relever demain. Je dois conserver suffisamment de force et d’énergie …
Le jeune homme réfléchit un instant et renonçant à retourner dans la chambre, il pressa de sa main ses yeux mi-clos et les tira vers le bas, vers l’arrête de son nez.
Puis il créa deux fentes à l’endroit où, à l’origine se trouvaient ses yeux, puis s’en créa de faux en utilisant sa chair.
Depuis que je suis devenu un Sans-Visage, je commence vraiment à ressembler à un monstre… Si seulement j’avais connu cette technique divine lorsque j’étais à l’école… soupira-t-il pour lui-même.
Il se pencha à demi, ses vrais yeux fermés tandis que les faux restaient ouverts pour « lire » les documents.
Sa spécialité, en tant que Clown, étant de garder l’équilibre, il demeura immobile, tel une statue de pierre.
Au bout d’un temps indéterminé, Klein émergea soudain de son rêve. Une force tentait de le plonger dans un profond sommeil afin de s’infiltrer en lui !
De qui s’agit-il ? Je n’ai rien fait récemment. Pourquoi quelqu’un voudrait-il entrer dans mon rêve ? Mais j’y pense : Je suis désormais l’amiral Amyrius Rieveldt …
Le cœur de Klein s’emballa et il changea immédiatement d’apparence. Même dans ses rêves, il semblait être ce demi-dieu.
Dans le même temps, il sentait sa conscience se contracter comme s’il voulait éviter quelque chose.
Après plusieurs tentatives, il remarqua des choses étranges :
Cela ne ressemble pas aux infiltrations de rêve ordinaires. J’ai retrouvé toute ma lucidité, et je peux m’échapper et me réveiller par moi-même, mais je suis incapable de quitter ce paysage onirique …
Il savait pertinemment qu’il dormait, il pouvait sentir et contrôler son corps en dehors du rêve, mais quoi qu’il fît, il ne parvenait pas à se réveiller !
Dans la foulée, il vit un gaz blanc flou former une silhouette indistincte.
Klein plissa légèrement les yeux, utilisa sa psyché pour déchirer son rêve, permettant ainsi à son vrai corps de se déplacer silencieusement. Il mit ensuite sa main dans sa poche pour toucher le charme Neuvième Loi.
– « Ne vous mêlez pas de l’affaire concernant Aston. Ceci est un avertissement », dit calmement la silhouette.
… Plutôt impressionnant. Avertir un demi-dieu… Qu’est-ce qu’Aston et les autres ont l’intention de faire ? Klein réfléchit un instant et répandit son énergie spirituelle dans le charme qui se mit à rayonner d’un profond sentiment de suprématie. Il reproduisit ensuite cette impression dans son rêve et demanda d’une voix grave :
– « Qui êtes-vous ? Qui représentez-vous ? »
La silhouette floue fut d’abord prise au dépourvu, puis répondit en soupirant :
– « Quoi d’étonnant de la part d’Amyrius, le Tisseur de Lois. Vous pouvez garder votre lucidité dans une telle situation. »
Non, non, non. Bien qu’Amyrius soit connu sous le titre de Tisseur de Lois, il n’est pas doué pour ce genre de choses. Vous devriez plutôt dire « Rien d’étonnant de la part du Seigneur Fou. .. » railla Klein qui répondit sévèrement :
– « Répondez à ma question. »
La silhouette eut un petit rire :
– « Inutile que vous sachiez qui je suis.
« En tant que demi-dieu, vous devriez savoir que tout a un destin, y compris l’époque.
« Ne résistez pas au destin d’une époque, qui est aussi la tendance du moment. Vous ne seriez alors qu’un sacrifié de l’histoire. »
Le destin d’une époque, la tendance de l’époque, sacrifié de l’histoire …
L’Ordre des Ermites du Crépuscule ! pensa soudain le jeune homme.
Cependant, se souvenant que pour quelques jours, il était l’amiral Amyrius, il s’abstint de répondre ou de le dire à haute voix.
Constatant que le Tisseur de Loi demeurait silencieux, la silhouette floue n’ajouta rien. Elle se transforma en une brume blanche diffuse et disparut de son rêve.