Quel est le rapport entre le fait que j’aie reçu la mission avant-hier et le moment où je le retrouve ? Si je n’avais pas dû passer une journée à attendre que le Serpent du Destin me localise, ç’aurait été fait 24 heures plus tôt… C’est ça le professionnalisme !
– « Vous n’êtes pas obligé d’écouter ce que j’ai à dire », lui dit calmement Klein.
Darkwill étouffa les mots qu’il avait préparés tandis que les muscles de son visage se contractaient.
– « Allez-y, parlez. »
– « J’ai reçu des informations selon lesquelles Roy King a été capturé par l’armée et est actuellement emprisonné au bureau du gouverneur général », expliqua sans ambages le jeune homme.
Je tiens cela d’Arrodes… ajouta-t-il en son for intérieur.
– « Vraiment ? » ne put s’empêcher de s’exclamer une seconde fois Darkwill en écarquillant les yeux.
Klein hocha imperceptiblement la tête :
– « Ma source d’information est suffisamment fiable. »
– « Mais je n’ai aucun moyen d’en avoir confirmation… », dit Darkwill, hésitant.
– « C’est parce qu’il est question d’un important Artefact Scellé de l`École de Pensée de la Vie », répondit sans détour Klein.
Effrayé, Darkwill sursauta, recula de deux pas et regarda autour de lui, craignant que quelqu’un n’ait entendu ce que son interlocuteur venait de dire.
Est-ce qu’on dit ce genre de choses dans la rue ? Il sait que nous sommes de l’École de Pensée de la Vie, et il sait aussi que le Vieil Homme est concerné par un important Artefact Scellé… Je n’ai appris cela que lors de ma dernière communication avec lui… pensa l’homme qui commençait à croire l’aventurier.
Klein jeta un coup d’œil au hibou qui se posait sur l’épaule de l’Apothicaire.
– « Vous pouvez procéder au payement. »
– « Je ne peux pas en avoir confirmation. Je ne peux pas simplement vous croire sur parole … » répondit Darkwill, obstiné.
L’homme qui lui faisait face lui lança un regard glacial.
Il frémit et se reprit aussitôt : « D’accord. Je considérerai que vous avez accompli la mission. »
Malgré lui, il sortit une liasse de billets d’une poche secrète de sa robe de sorcier et tendit 100 Livres à Klein.
Bien qu’il fût Transcendant, les améliorations physiques qu’il avait obtenues grâce à son travail d’Apothicaire et de Dompteur de Bêtes n’étaient pas suffisantes pour jouer un rôle dans un combat direct. Il n’était pas nécessairement capable de vaincre une personne ordinaire avec un revolver. Quant à l’animal de compagnie Transcendant qu’il élevait, il était lui aussi dépourvu de tout pouvoir de combat. Face à un aventurier expérimenté et plein de ressources qui, probablement, était lui aussi un Transcendant, son hibou et lui ne seraient pas forcément à la hauteur, aussi n’avait-il d’autre choix que d’obtempérer.
Ça n’a pas été facile d’économiser autant d’argent… se lamenta-t-il intérieurement.
Le métier d’Apothicaire était en effet très rentable, et plus encore dans les colonies. Il y avait là des pirates, des marins, des aventuriers, toutes sortes de gens et les organisations officielles étaient plus souples quant à l’application des règles. Il pouvait vendre certains remèdes illégaux sans risque que l’on vienne frapper à sa porte. Au cours des deux derniers mois, les clients du Théâtre Rouge lui avaient fait gagner plus que ce qu’auparavant, il gagnait en un an.
Cependant, en tant que Transcendant, il avait des dépenses considérables. L’essentiel de ses économies avait été dépensé lorsqu’il était devenu Dompteur de Bêtes. Par la suite, il avait élevé un animal de compagnie et acheté, au prix de grandes difficultés, la formule de la potion et les ingrédients nécessaires. Il s’était également procuré des charmes défensifs, ce qui ne lui laissait plus que quelques centaines de Livres d’économies.
Klein prit l’argent et tout en le comptant, en vérifia l’authenticité. Puis il le mit dans sa poche et s’en alla.
Lorsqu’il vit la silhouette du jeune homme disparaître de la ruelle, le visage de Darkwill s’assombrit.
C’est trop dangereux ici… Trop dangereux… Je dois partir au plus vite ! marmonna-t-il en retournant dans son herboristerie.
Une fois à l’intérieur, il traîna une valise brune et y fourra rapidement toutes sortes de vêtements ainsi que des billets soigneusement pliés.
Enfin, il retira de la caisse tout l’argent qui s’y trouvait en différentes coupures et pièces, les fourra dans sa poche et prit les faux papiers d’identité pour lesquels il avait dépensé une fortune. Sa valise brune à la main, il quitta l’herboristerie.
À la vue des divers ingrédients médicinaux qu’il n’avait pas encore vendus, le visage poupin de Darkwill se crispa visiblement.
Prenant une inspiration, il réprima sa douleur et ferma la porte à clé, après quoi il prit une calèche pour se rendre à la billetterie de Bayam, située sur le port.
C’est trop dangereux, beaucoup trop dangereux. Le Vieil Homme s’est fait prendre… Il s’est fait prendre… se répétait-il en prenant place dans la voiture.
C’est dans cet état qu’enfin, il arriva à la billetterie. Après avoir payé le trajet, il se précipita dans le hall et fit la queue pour le paquebot à destination de Balam Est.
Il respirait profondément alors qu’il suivait de près le client qui le précédait et que la file avançait.
Trouvez-moi le premier navire qui part d’ici, se disait-il.
À mesure qu’il avançait sporadiquement, Darkwill se calma enfin.
Son visage, parfois, se crispait, puis rapidement s’apaisait. Cela se répéta plusieurs fois.
Alors qu’il ne restait plus qu’un seul client devant lui, le gros homme s’arrêta sur place.
Imbécile ! Imbécile ! se maudit-il avant de faire demi-tour et de quitter la salle, sa valise et ses papiers d’identité à la main.
…
Klein n’avait que faire de la façon dont Darkwill sauverait Roy King, son professeur. De son avis, cela ne le concernait pas.
Ils sont soutenus par l’École de Pensée de la Vie. Même si elle s’est récemment divisée, c’est une organisation ancienne, née au début de la Cinquième Époque. Elle a des centaines d’années d’histoire, ce qui représente un héritage considérable. L’Apothicaire trouvera bien quelqu’un pour l’aider… Si même l’École de Pensée de la Vie n’y parvient pas, cela ne servira à rien, quand bien même je demanderais l’aide de tout le Club du Tarot. Je n’ai donc pas à m’inquiéter pour lui. Il y a un demi-dieu au sein de l’armée de Bayam… Cela dit, il ne se trouve peut-être pas au bureau du gouverneur général, mais plutôt sur la base militaire.
Klein, qui était en voiture, sortit son portefeuille et regarda la grue de papier, se demandant s’il devait ou non l’envoyer immédiatement au-dessus du brouillard.
Je vais attendre. Will Auceptin voudra peut-être me donner quelques atouts… La prochaine fois, je devrais prévoir un crayon. J’avais négligé un problème : la taille de cette grue de papier. Si j’utilise un stylo à plume, je n’aurai bientôt plus d’espace pour écrire… Je ne pourrai donc plus contacter Auceptin et devrai me contenter d’attendre passivement. De plus, je ne peux pas garder la grue sur moi toute la journée. Dans quelques jours, je la renverrai dans le tas de bric-à-brac au-dessus du brouillard. Après tout, je ne tiens pas à avoir Will Auceptin à mes trousses en permanence. Je dois me montrer prudent…
Sa décision prise, le jeune homme retourna à l’hôtel du Souffle d’Azur, fit sa valise et quitta la luxueuse suite.
À sa plus grande joie, Danitz, lors de sa seconde visite, avait payé d’avance, aussi n’eut-il à régler que 5 Soli.
Klein changea rapidement de quartier et arriva dans la rue Otum, proche du Bar de la Feuille d’Amyris. Il s’installa dans une auberge appelée Tiana où il prit une chambre propre et simple au prix de 2 Soli et 2 Pence par jour. On lui offrait également un verre de ce gigantesque fruit pressé dont l’établissement portait le nom.
Tout en dégustant ce jus de fruit laiteux et légèrement sucré, Klein oublia son image. Il s’affala dans un fauteuil inclinable et décida de s’accorder une sieste durant les deux prochaines heures avant de se rendre au-dessus du brouillard pour parcourir les prières de ses croyants et découvrir les différentes façades des gens.
…
Backlund, famille White…
Emlyn regarda la « gemme » rouge sang qui venait d’apparaître devant lui sur l’autel. Il lui semblait l’entendre résonner avec son sang.
Après avoir remercié Le Fou, il prit la gemme et évalua la spécificité qui circulait en elle afin de s’assurer qu’il s’agissait bien de l’héritage d’un Baron Sanguin.
Lorsque j’aurai préparé le rituel d’héritage et me serai procuré les ingrédients complémentaires, je deviendrai un Baron. Et ce n’est pas difficile à ce stade, pensa le vampire, impatient et tout joyeux. Selon le système des humains, je serai alors un Transcendant de séquence 6 dont le titre est Enseignant en Potions !
…
L’espace d’un clin d’œil, c’était à nouveau lundi. Une flotte se frayait un chemin sur la Mer de Brouillard entre une fine couche de brume et l’eau bleue.
Leur navire amiral était un gigantesque voilier au sommet duquel flottait une unique bannière représentant un œil sans cils entouré de dix étoiles.
Debout près de la fenêtre de la cabine du Capitaine, Cattleya regardait tranquillement la lumière du soleil filtrer à travers le brouillard lorsque le coucou de l’horloge murale se fit entendre.
Elle jeta un coup d’œil à l’heure et la convertit rapidement en heure de Loen. Tirant ensuite les rideaux, elle prit place derrière son bureau.
Sur la table de bois rouge se trouvaient un sextant de laiton et un globe céleste bleu pâle sur lequel on pouvait voir une large bande de blanc. C’étaient là des régions qui n’avaient pas été explorées ou qu’il était impossible d’explorer.
Cattleya tendit les doigts vers ce globe et se mit à jouer avec lui, puis ferma les yeux et attendit la convocation du Fou.
Peu de temps après, une lumière cramoisie inonda ses yeux et vint noyer complètement celle qui s’y était préparée.
Le temps de s’habituer aux changements, elle se retrouva dans un palais sacré soutenu par des colonnes de pierre, devant une longue table de bronze tacheté.
Tandis que Mlle Justice saluait tout le monde avec énergie, l’amirale présenta ses respects au Fou, toujours enveloppé d’un brouillard gris-blanc.
Elle balaya simplement l’assemblée du regard et brusquement, ses yeux noirs légèrement teintés de violet se contractèrent.
L’énergie spirituelle qui émanait du Pendu, de la Lune et du Soleil, qui étaient assis en face d’elle, était légèrement différente de la fois précédente !
Cela laissait entendre qu’ils avaient progressé !
Ils avaient progressé au cours des derniers jours !
En une semaine, trois membres du Club du Tarot ont progressé. Il est probable que Le Pendu et la Lune aient atteint la Séquence 6… Est-ce une coïncidence ? Ils auraient consommé la potion cette semaine ? En termes de probabilité, c’est possible car La Lune et Le Soleil ont acheté des ingrédients la semaine dernière, mais cela démontre aussi que les membres du Club du tarot évoluent très vite, sans quoi une telle coïncidence serait impossible…
Cela dit, il n’est pas étrange pour un Transcendant en dessous de la Séquence 5 de progresser rapidement s’il maîtrise la méthode du jeu de rôle et ne manque pas de ressources… De la Séquence 6 à la Séquence 5, un rituel est nécessaire et l’assimilation de la potion devient de plus en plus difficile. Il est très rare que de telles choses se reproduisent… pensa Cattleya en détournant le regard.
Audrey s’excusa ensuite auprès du Fou. Elle lui expliqua qu’elle n’avait pas eu de contact récent avec les Alchimistes en Psychologie et que de fait, elle n’était pas en mesure de lui fournir des pages du journal de Roselle. Fors se trouvait dans une situation similaire. Son professeur tardait à lui répondre et en raison du froid qui régnait dehors, elle était réticente à l’idée de sortir.
Derrick, qui venait d’évoluer et avait beaucoup de choses à régler, n’était pas en mesure de lui apporter de nouveaux mythes anciens.
Klein ne put qu’acquiescer calmement.
Derrick poussa un soupir de soulagement et se tourna vers l’autre bout de la longue table.
– « M. Le Monde, j’ai enfin la méthode pour isoler une caractéristique Transcendante de la corruption mentale laissée par un Saccageur. »
À l’autre bout de la table, le visage de Klein faillit se figer et il résista à l’envie de se couvrir le visage de la main.
Ne le dites pas aussi ouvertement…
Petit Soleil, même si, par le passé, vous avez plusieurs fois promis d’informer Miss Justice et M. Le Pendu à ce sujet, ne voyez-vous pas que Mme L’Hermite vient à peine de nous rejoindre ?