Lorsque nous débutâmes notre voyage le lendemain matin, nous comprîmes rapidement pourquoi le désert de Gobi était surnommé terre de la mort. Lorsque l’on cherchait une tombe dans la jungle ou sous la mer, il y avait toujours quelque chose à portée de main pour rester en vie. Parmi ces rochers érodés par le vent et ces dunes hautes comme des montagnes, il n’y avait rien d’autre que du sable. La piste que nous avions tracée était sur un terrain que personne n’avait parcouru depuis des décennies, et ce pour une bonne raison. La désolation du paysage donnait le bourdon à tout le monde, et la chaleur qui brûlait l’air conditionné de nos véhicules n’arrangeait rien.
L’éblouissement du soleil me donnait le vertige. Je fermai les yeux et je pensai au dernier message que j’avais entendu la nuit précédente : « Il est avec vous maintenant ». De qui ou de quoi s’agissait-il ?
Dans son carnet, Wen-Jin faisait référence à plusieurs reprises au fait d’éviter les recherches sur « C’est », cela sur son passé des vingt dernières années. Pourquoi avait-elle dit « C’est » plutôt que « il » ou « elle » ? Est-ce que le « C’est » qui était avec nous pourrait être quelque chose d’inhumain ? Je secouai fort la tête car ce n’était ni le moment ni l’endroit pour tomber dans ce genre de spéculation.
Nous avions atteint le lit d’une rivière asséchée, qui nous servait de route. À l’origine, les rivières se rassemblaient dans le bassin de Qaidam, s’écoulant des glaciers de montagne vers ce no man’s land. Mais les changements climatiques des derniers siècles les avaient fait disparaître, laissant derrière eux des chemins rocailleux et tortueux. Au bout de trois jours, nous atteignîmes la fin du lit de la rivière, et devant nous se trouvait à nouveau une petite partie du désert de Gobi.
Dingzhu-Zhuoma nous dit qu’une fois que nous aurions traversé cette partie du désert, nous arriverions au col où l’équipe de Wen-Jin et la sienne s’étaient séparées. C’était un endroit avec des pierres bizarres qui ressemblait à une énorme porte, nous ne pouvions donc pas la manquer. Au-delà, il y avait le désert, où l’océan et les marais salants se réunissaient, se dévorant l’un l’autre à tour de rôle, si bien que le paysage changeait du jour au lendemain. C’était un endroit où même les guides les plus expérimentés refusaient de mettre les pieds.
Toutefois, l’équipe de Ning disposait d’un GPS et ne s’inquiétait donc pas, même si Tashi ne cessait de leur rappeler que leur technologie pouvait facilement les décevoir.
C’est alors qu’une tempête éclata. Si nous avions été en plein désert, elle nous aurait engloutis et enterrés vivants, mais comme nous étions au bord du Gobi, le pire qu’elle aurait pu faire aurait été de créer un grand bol de poussière. La visibilité se réduisit rapidement dans le vent hurlant et nous dûmes ralentir notre vitesse.
La tempête dura une demi-journée, sans aucun signe d’arrêt. Nous n’avions aucune visibilité et n’entendions que les cris du vent. Aussi, il était inutile de continuer à rouler, car nous pouvions facilement dévier de notre route.
Hans conduisait le véhicule dans lequel je me trouvais et il hésitait à s’arrêter. Finalement, il pivota le Land Rover de sorte que le sable ne s’infiltre pas dans le moteur et attendit que la tempête passe. Elle se déchaîna autour de nous, nous secouant, faisant trembler nos fenêtres verrouillées, nous piégeant dans un monde de poussière jaune tourbillonnante. Je ne voyais aucune lumière des autres véhicules. C’était comme si nous étions les seuls êtres vivants sur la planète.
Au bout d’une dizaine de minutes, le vent s’intensifia et la Land Rover oscilla comme si elle allait être emportée dans les airs.
― Tu as déjà été dans une telle tempête ? cria Hans, un air malade sur le visage.
― Ne t’inquiète pas, lui dis-je, Ces véhicules ont été construits pour résister à ce genre de choses.
Nous fûmes alors violemment secoués et entendîmes l’écho d’une forte détonation. J’essayai de regarder par la vitre arrière, persuadé que nous avions été percutés par un autre véhicule. Mais il n’y avait rien, pas de phares, pas de formes ou d’ombres. Hans m’attrapa en criant pour que je regarde par sa fenêtre et je vis quelque chose tout proche de nous qui ressemblait à une personne. Qui se risquerait de mourir en sortant dans cette tempête ?
La chose commença à tâtonner la portière de la voiture, essayant de pénétrer à l’intérieur. Lorsqu’elle s’approcha de la fenêtre, nous pûmes voir un visage, celui d’un homme portant des lunettes de protection, comme celles de l’équipe de Ning. Je me sentis à la fois soulagé et énervé :
― Qui est cet abruti ? demandai-je à Hans.
L’homme frappa à notre fenêtre, peignant la porte comme pour nous dire de l’ouvrir. Je me dis qu’il n’en était pas question. Puis une autre personne apparut de l’autre côté de la voiture, portant également des lunettes de protection et une lampe de poche. Les deux hommes frappaient aux fenêtres pour demander de l’aide. Hans et moi nous enfilâmes nos propres lunettes de protection et nos vestes épaisses pour empêcher la poussière de nous couper la peau lorsque le vent la projetait contre nous. Hans prit deux grosses lampes de poche et nous ouvrîmes les portes de notre véhicule, nous dirigeant vers la tempête.
En un instant, un mur de poussière s’abattît sur notre Land Rover, me forçant à retourner à l’intérieur et faisant tomber Hans de l’autre côté. Je remontai dans la tempête et je réalisai que je me trouvai sur un sol bien plus élevé qu’il n’aurait dû l’être. Je tournai le faisceau de ma lampe vers le véhicule, ses pneus étaient à moitié enfouis dans le sable et son châssis formait un angle de trente degrés, s’enfonçant lentement dans une congère. Nous étions bloqués.
L’un des hommes qui nous avait alertés me fit signe de sortir nos affaires du coffre avant qu’elles ne nous échappent. Il gesticula de la main dans l’obscurité et je sus que nous devions avertir les autres de se diriger vers la tempête avant d’être enterrés vivants.
Hans et moi nous prîmes notre équipement. Il y avait une énorme bosse à l’arrière de notre Land Rover et j’en cherchai la cause, mais il n’y avait rien à voir. Pliant mon corps contre la force du vent, je suivis les autres dans la tempête.
Les phares brillaient à travers la poussière. Lorsque nous les atteignîmes, ceux qui se trouvaient à l’intérieur du véhicule étaient déjà partis. Nous faillîmes marcher sur les hommes qui l’avaient quitté. L’un d’eux avait perdu ses lunettes et ses yeux étaient remplis de sable. Il criait de douleur pendant que nous lui enroulions une serviette autour des tempes pour protéger sa vue de toute autre blessure.
Nous poursuivîmes tous notre route. Dans la Land Rover suivante, deux hommes jouaient aux cartes alors que leur véhicule s’enfonçait encore plus dans le sable. Nous dûmes briser leur vitre avec une pierre et les sortir de force. Un homme fut frappé par un caillou volant qui cassa ses lunettes. Un autre eut le nez cassé par un projectile. Si nous ne trouvions pas un moyen de nous protéger, nous allions tous mourir.
Je trouvai une boîte à lunch en acier inoxydable dans mon sac et je la tenais devant mon visage comme bouclier, mais le vent l’arracha de ma prise et l’emporta hors de ma vue. Je me laissai tomber au sol, me couvrant la tête de mes bras, comme si j’étais sur un champ de bataille.
Puis le ciel s’éclaira pendant une seconde et quelque chose de chaud passa en coup de vent. Trois autres éclairs apparurent et je sentis une odeur familière : celle de fusées de détresse. Quelqu’un appelait à l’aide ou nous offrait un sanctuaire – dans tous les cas, nous devions trouver d’où venaient ces fusées.
Je me levai et trois hommes indemnes me rejoignîmes. Un rocher heurta mon épaule et nous plaçâmes tous nos sacs pour se protéger. Lentement, nous marchâmes vers les fusées de détresse.
En quelques minutes, nous tombâmes sur trois véhicules vides qui s’enfonçaient rapidement. Nous ouvrîmes les coffres et prîmes le matériel qui s’y trouvait, juste au moment où une autre fusée éclairante se déclencha sur notre gauche, non loin de l’endroit où nous nous trouvions.
Alors que nous marchions dans la direction de la fusée, une énorme forme apparut dans le tourbillon de sable. Il s’agissait d’un gigantesque rocher, un endroit idéal pour s’abriter. Nous courûmes dans sa direction et je vis bientôt une demi-douzaine de lampes scintiller à travers la tempête.
Mais plus je courais, plus les lumières semblaient s’éloigner. Qu’est-ce qui ne va pas ici ? Je me tournai vers les autres, mais il n’y avait personne. J’étais seul dans la tempête.