Alors que notre flotte de véhicules filait à travers le désert, les voitures restaient éloignées les unes des autres pour éviter de se manger mutuellement de la poussière. Ning m’avait expliqué brièvement l’itinéraire que nous allions suivre : d’abord Dunhuang, puis Qaidam et enfin Chaerhan. Là, nous quitterions l’autoroute pour nous enfoncer dans le no man’s land du bassin de Qaidam, avec Dingzhu-Zhuoma nous guidant jusqu’à l’endroit où elle s’était séparée de l’expédition il y avait bien longtemps. C’était presque exactement le même chemin que Wen-Jin avait décrit dans son carnet de notes. Comment Ning avait-elle pu obtenir cette information ? Elle connaissait Tamu-Tuo, Dingzhu-Zhuoma et cette route, presque comme si elle avait lu le carnet que j’avais soigneusement mis à l’abri des regards indiscrets.
Le désert que nous traversions me donnait l’impression étrange d’avoir été abandonné dans son interminable étendue de sable. Rien n’y vivait, ni personne, ni animal, ni végétation d’aucune sorte. La solitude était suffocante et je fus reconnaissant lorsque nous nous arrêtâmes pour camper, formant ainsi notre propre petit village.
J’étais assis à côté d’un Allemand nommé Hans, un homme bavard et extraverti qui répondait volontiers à mes questions. Les informations qu’il m’avait fournies m’avaient fait comprendre que je compliquais encore trop les choses. Il n’était pas nécessaire d’avoir lu le carnet de notes de Wen-Jin pour savoir ce que Ning faisait. Elle l’avait découvert de la manière la plus directe possible, en demandant à la société de courrier express qui lui avait envoyé les cassettes vidéo. Il s’avéra que Dingzhu-Zhuoma lui avait fourni le reste de l’information.
― C’est étrange, me dit Hans, Wen-Jin a raconté à son guide que, bien que Tamu-Tuo soit réputé être l’endroit où Wang Canghai avait terminé ses voyages, personne ne savait ce qu’il y avait fait. Elle était déterminée à s’y rendre pour en découvrir la raison. Avant de partir, Dame Ma découvrit que cet endroit était le légendaire Empire de la Reine de l’Ouest, un lieu également connu sous le nom de Taer Musiduo, la Cité Hantée des Pluies. Effrayée à l’idée d’y mettre les pieds, elle a menti à Wen-Jin en lui disant qu’elle n’avait pas trouvé le chemin pour s’y rendre. Puis elle a laissé le groupe vivre ou mourir par ses propres moyens.
― L’Empire de la Reine de l’Ouest n’est-il pas un mythe ?
― Pas du tout, dit Hans, Il a réellement existé comme ancien pays, avec une très longue histoire qui s’est transformée, au fil du temps, en légende et la reine est devenue une divinité pour ceux qui ont entendu parler d’elle. Comme on l’a dit à Dingzhu-Zhuoma, cette ville n’apparaît que lors d’une forte pluie, et si jamais tu poses les yeux dessus, ils te seront arrachés de la tête, te laissant aveugle comme une pierre. C’est pourquoi elle avait peur de s’y rendre.
― Tu veux donc dire que ce que nous cherchons en ce moment est l’ancienne capitale de l’Empire de la Reine de l’Ouest ?
― Oui, poursuit Hans, Si Tamu-Tuo se trouvait vraiment dans le bassin de Qaidam, il devait faire partie de l’Empire de la Reine de l’Ouest. Même si nous avons dit être partis à la recherche de Tamu-Tuo, nous essayons en fait de trouver des traces de l’empire. Il y a là une chose pour laquelle cette expédition a été envoyée.
Si je me souviens bien, la Reine de l’Ouest n’était pas quelqu’un à qui l’on pouvait s’adresser. Son empire aurait-il été la dernière mission diplomatique de Wang Canghai ? Et pourquoi ?
― Au fait, interrompit Hans, je vois que personne ne t’a donné les vêtements dont tu as besoin pour survivre dans le désert. Il me lança un sac et me demanda de me changer.
En m’habillant, je remarquai un numéro familier, celui qui avait servi de code pour ouvrir le cadenas – 02200059.
― À quoi sert ce numéro ? demandai-je à Hans alors que je le rejoignais après avoir enfilé ma nouvelle tenue.
― Notre patron aime l’utiliser – il paraît qu’il vient d’un des anciens livres de soie qu’il a trouvés au cours de ses voyages.
Ainsi, ma rencontre avec certains des faits, fidèle à la tradition, m’apporta une autre question sans réponse.
Nous quittâmes bientôt l’autoroute et Dingzhu-Zhuoma commença à ouvrir la voie. Elle était toujours accompagnée de son petit-fils Tashi et de la femme d’âge moyen, qui s’avéra être sa belle-fille. Tous trois avaient pris place dans la voiture de tête avec Ning. Notre route devint de plus en plus difficile, parsemée de rochers, et nous nous plaignîmes tous de l’inconfort de nos déplacements.
À la fin du premier jour, nous atteignîmes un petit village, où, nous dit Madame Ma, Wen-Jin et elle-même avaient acheté des chevaux et des chameaux pour leur voyage dans le col de la montagne. Nous eûmes de la chance d’être arrivés jusque-là, car l’un de nos véhicules avait un essieu fissuré et n’était plus praticable. Non seulement nous dûmes le laisser derrière nous, mais aussi abandonner l’équipage et l’équipement qu’il transportait, ce qui fut un coup dur. Dommage que nous n’ayons pas eu de chameaux à la place, me dis-je. Tant pis pour le progrès moderne dans cette ancienne partie du monde. Combien d’autres véhicules perdrions-nous sur ce terrain impitoyable ?
Je gardai ces pensées pour moi, que partageait Tashi, et qui les affirmait sans ambages :
― Des gens meurent chaque année dans le bassin de Qaidam, et ce depuis la nuit des temps. Vous êtes fous de croire que vos véhicules vont survivre à cette partie du monde, et s’ils n’y parviennent pas, vous n’y parviendrez pas non plus. Si vous pensez que la journée d’aujourd’hui a été difficile, attendez de voir demain et le jour suivant, ce sera encore pire. Même si vous atteignez votre objectif, vous devrez toujours rouler sans but à la recherche d’on ne sait quoi. Ne sous-estimez pas les dangers qui vous guettent.
― Quel conseil avez-vous à nous donner ? demanda Ning.
― Préparez-vous au pire.
Hans eut un rictus méprisant et me dit à voix basse :
― Ce garçon est un fauteur de troubles. Il n’a jamais voulu que sa grand-mère fasse ce voyage. Il dit que faire cela pour de l’argent est un péché et que ça nous mettra tous en danger. Il n’a accepté de nous accompagner que par respect pour Madame Ma, qui est déterminée à nous mener jusqu’au bout. Cependant, s’il peut nous décourager de continuer, il le fera. La seule chose à faire est d’ignorer tout ce qui sort de sa bouche.
Après la tombée de la nuit, le désert était froid, le vent perçant. Nous eûmes du mal à dormir cette nuit-là. Le bruit des voix basses provenant de nos tentes se prolongea pendant des heures. Un feu de camp nous apportait la chaleur et la lumière que je trouvais réconfortantes , et je restai éveillé, à regarder les flammes, longtemps après que les voix se soient tues.
Après m’être endormi, je me réveillai en sursaut en entendant des pas tout près de moi. Je me redressai, immédiatement alerte, et je vis Tashi debout devant moi.
Avant que je puisse dire quoi que ce soit, il s’accroupit et plaqua sa main sur ma bouche :
― Ne dis rien. Lève-toi et suis-moi. Ma grand-mère veut te parler.