Chapitre 96 – L’ « Enlèvement »
À l’ambassade d’Intis, Bayam, Cité de la Générosité…
Assise devant une coiffeuse, Hélène observait son beau mais quelque peu fragile reflet. Elle resta là plusieurs minutes, hébétée.
Sa fuite de la Peste Noire avait été marqué par l’attente et le tourment. Elle craignait qu’à la moindre mésaventure, des pirates ou des aventuriers ne la découvrent, qu’elle ne soit à nouveau capturée par la vice-amirale Maladie et ne perde toute liberté. Elle ne pourrait alors plus jamais retourner dans sa ville natale et retrouver la vie qui était la sienne autrefois.
Grâce aux quelques relations qu’avait conservées sa famille, elle avait pu se cacher à l’ambassade de son pays et obtenir un billet pour quitter la région maritime, ce qui l’avait un peu soulagée.
Mais cela ne suffisait pas à la rassurer. Pour elle, tout ne serait vraiment terminé que lorsqu’elle aurait posé le pied sur le Continent Nord.
Dans cet état d’esprit, Hélène ne put s’empêcher de toucher ses joues qui, si elles n’étaient plus très claires, révélaient une santé suffisante. Elle réalisa alors qu’elle était devenue bien plus belle et délicate qu’à l’époque où elle était commerçante. Elle avait l’impression que le temps s’était inversé, ce qui lui donnait l’illusion d’être revenue à l’époque où elle n’était encore qu’une jeune femme.
En fait, une fois arrivée à l’ambassade d’Intis, elle avait eu une autre possibilité que celle de fuir la mer : coopérer avec l’Église des Tempêtes, l’armée de Loen ou l’ambassade. En se servant d’elle comme appât, ils auraient pu capturer Tracy.
Mais après y avoir longuement réfléchi, elle avait finalement renoncé à ce plan. Elle avait même supplié un aîné de sa famille, qui était officier à l’ambassade, de ne dire à personne qu’elle s’y cachait.
Quoi qu’il en soit, elle ne m’a jamais fait de mal. Elle m’a souvent gâtée et satisfaite… À part la nuit… chaque nuit… Mais ce n’est qu’en surface… En proie à ses souvenirs, Hélène rougit aussitôt.
Ces nuits enivrantes, la passion ardente des membres entrelacés et le plaisir inimaginable défilèrent dans son esprit, la laissant incapable de se ressaisir.
Hélène prit lentement une profonde inspiration, puis expira.
Elle secoua la tête, laissant sa nostalgie de la liberté, de sa patrie et de sa famille reprendre possession de son cœur.
Regardant à nouveau son reflet, elle releva en chignon ses cheveux roux.
Puis elle maquilla ses sourcils et en assombrit les contours, rendant les traits de son visage plus nets et prononcés.
Ce maquillage terminé, Hélène paraissait plus androgyne, avec un air viril.
Elle se déshabilla, banda sa poitrine pour la dissimuler, puis enfila une chemise blanche, un gilet noir, un pantalon d’homme et une redingote à double boutonnage.
Enfin, elle prit un chapeau de soie et le mit sur sa tête pour dissimuler son chignon roux.
En cet instant, son reflet ressemblait plus à celui d’un beau jeune homme qu’à celui d’une dame. Ses yeux couleur d’émeraude, qui semblaient particulièrement bien assortis à son accoutrement, lui conféraient une profondeur séduisante.
Hélène attendit patiemment que l’on frappe à sa porte.
Elle prit ses bagages et suivit l’ami de son aîné jusqu’à la porte latérale du jardin de l’ambassade.
Une calèche l’attendait pour l’emmener au port où elle embarquerait sur un paquebot en direction du port de Pritz, dans le royaume de Loen. Là, elle ferait un détour pour retourner à Intis.
Hélène, qui était dotée de pouvoirs Transcendants anti-pistage, observa attentivement les alentours, y compris le cocher.
Un local mince et viril. Il n’aime pas porter de chapeau. Il n’a pas beaucoup changé par rapport à la dernière fois. Il a l’air un peu nerveux, mais c’est normal…
Après avoir effectué les dernières vérifications, Hélène remercia l’ami de son aîné, prit ses bagages et monta dans la calèche.
Lorsque les roues se mirent en branle, elle se pinça les lèvres et regarda, par la vitre, les pins parasols d’Intis disparaître un à un.
Elle eut alors l’impression inexplicable d’être de retour à Trèves.
C’était une grande ville ensoleillée située entre la rivière Ryan la rivière Srenzo. Elle offrait un paysage radieux et enchanteur avec toutes sortes de roses. C’était un endroit où les arts et les lettres étaient en pleine effervescence, une terre sacrée pour les artistes, les musiciens et les romanciers.
Ainsi était la capitale d’Intis. Après sa reconstruction par l’Empereur Roselle, elle était devenue, au sens propre du terme, une métropole de classe mondiale. C’était aussi la ville natale d’Hélène. Elle y avait grandi et pleurait souvent lorsqu’elle la revoyait en rêve.
Au bout d’un temps indéterminé, Hélène perçut soudain que quelque chose n’allait pas. Les rues environnantes étaient de plus en plus désertes et distantes.
En tant que commerçante maritime, elle avait passé la plupart de son temps sur la Mer de Brouillard et ne connaissait pas très bien Bayam, situé dans les eaux de Sonia. Cependant, le fait d’être une Chasseuse de Séquence 9 la rendait suffisamment vigilante.
– « Cet itinéraire est-il le bon ? » demanda-t-elle prudemment au cocher en se levant de son siège, prête, à tout moment, à sauter de la calèche et à créer une boule de feu.
Le cocher, qui regardait droit devant lui, répondit avec un sourire flagorneur :
– « C’est un raccourci, honorable dame, et nous sommes moins susceptibles d’être pris dans la circulation.
« Comme vous le savez, Bayam a été construit il y a des années. À l’époque, il y avait peu d’habitants et de voitures. Bon nombre des rues sont étroites. Vers midi et le soir, on peut facilement se retrouver pris dans des embouteillages. On irait encore plus vite à pied qu’en calèche ».
Vraiment ? Hélène réfléchit et crut son explication. En effet, elle avait plusieurs fois été confrontée à ce genre de situation dans des villes.
Trèves est bien mieux. Lorsque l’empereur Roselle a rénové les anciens quartiers de la ville, il a eu la sagesse d’élargir les routes. Aujourd’hui encore, il y a suffisamment d’espace… pensait-elle lorsqu’elle entendit hennir le cheval qui tirait la voiture, apparemment de douleur.
– « Attendez un peu », dit le cocher en arrêtant la voiture sur le côté. « Je crois qu’il a marché sur quelque chose. »
Sur ce, il descendit.
Hélène n’y fit guère attention au début, mais en balayant les environs du coin de l’œil, elle se rendit compte qu’ils se trouvaient dans une ruelle calme et inhabitée.
Son cœur se serra et elle aurait, sans hésiter, franchi les parois de la calèche pour s’enfuir.
Réaction excessive ou non, elle sentait qu’il le fallait.
Soudain, un sentiment d’horreur intense surgit du fond de son cœur. Elle avait l’impression d’être la cible d’un monstre extrêmement affamé.
La pression qu’elle ressentait au niveau spirituel la rendait hésitante. Elle n’osait pas agir de manière irréfléchie.
C’est alors qu’elle entendit une voix grave.
– « Je ne vous ferai aucun mal. J’ai quelques questions à vous poser. »
L’esprit d’Hélène s’emballa et elle passa rapidement en revue les options qui s’offraient à elle.
Finalement, elle se rassit, en proie à cette pression incroyablement terrifiante.
Elle comptait d’abord évaluer la situation avant d’ajuster ses plans.
La porte de la calèche s’ouvrit. Le cocher – ce mince et viril autochtone – entra et vint s’asseoir face à elle. Ce n’était autre que Klein qui utilisait ses pouvoirs de Sans-Visage.
Afin de jouer le rôle de cocher, il s’était spécifiquement entraîné à diriger un cheval et une calèche. C’était une technique qu’il n’avait pas pu véritablement apprendre lorsqu’il faisait partie de l’escouade des Faucons de Nuit de Tingen. En raison du peu de temps dont il disposait, il lui était impossible de la maîtriser, aussi avait-il eu recours à l’aura de la Faim Rampante pour rendre le cheval docile.
C’est alors que Danitz, qui était caché à proximité, accourut, monta sur le siège du conducteur et la calèche repartit.
Son chapeau de feutre rond enfoncé sur sa tête, il était vêtu comme un vrai cocher.
Hélène, sur ses gardes, courba le dos telle un léopard prêt à bondir à tout moment.
Elle sentait le regard de l’homme en face balayer son front, ses sourcils, ses yeux, son nez, sa bouche, son cou, sa poitrine, sa taille et ses jambes. Cela la mettait très mal à l’aise.
Elle avait déjà été confrontée à de tels regards à Intis, à Trèves et lorsqu’elle était en mer. C’était le propre d’écœurants pervers pleins de désirs sexuels.
Mais cette fois-ci, étrangement, elle ne se sentait pas insultée. Elle n’avait aucunement l’impression que l’homme allait lui arracher ses vêtements ou avait quelque fantasme pervers.
On dirait plutôt quelqu’un qui examine de la nourriture… Comme un serpent glacé qui se faufilerait sur ma peau…
Ne pouvant plus le supporter, Hélène s’enquit :
– « Quelles sont vos questions ? »
Après avoir pleinement enregistré son apparence et ses traits, Klein se pencha en avant, les avant-bras posés sur ses cuisses et joignit légèrement les mains :
– « Avez-vous entendu parler d’un certain Jimmy Necker ? »
Hélène prit quelques secondes pour réfléchir et secoua fermement la tête.
Elle fronça légèrement les sourcils et confuse, demanda :
– « Vous seriez-vous trompé de personne ? »
– « C’est un magnat, un collectionneur. Auriez-vous entendu Tracy parler de cet homme ? »
Tracy… Hélène soupira discrètement et prit un ton sérieux :
« Non. Elle n’a jamais parlé d’un magnat collectionneur. »
Klein regarda la femme dans les yeux :
– « Alors a-t-elle, dans sa chambre, des documents anciens concernant l’Empire Balam du Continent Sud ? » demanda-t-il calmement.
– « Non. Elle n’est pas du genre à lire des documents. Elle déteste lire. Elle me demandait même de lui lire des romans ».
Hélène eut un sourire amer.
– « Quels romans lit-elle ? » s’enquit Klein sans changer de ton.
– « Les classiques de Roselle et toutes les histoires d’amour contemporaines. » répondit la jeune femme avec franchise.
Klein hocha la tête.
– « A-t-elle une salle de collection ? »
– « Oui, mais à part elle et quelques mystérieux visiteurs, personne n’est autorisé à y entrer, pas même moi », se remémora Hélène.
Klein resta un moment silencieux et sans changer de posture, lui dit :
– « Racontez-moi votre histoire. »
– « La mienne ? » s’exclama la femme, surprise, en se montrant du doigt.
Klein acquiesça doucement de la tête.
– « Mon histoire est très simple », commença-t-elle, le premier moment de surprise passé.
« Mon père fait partie de l’ancienne famille royale Sauron d’Intis. Il a reçu pas mal de richesses, mais il s’est perdu dans l’alcool, les maîtresses, la marijuana et le jeu, ce qui l’a conduit à la faillite.
« Afin de rembourser les dettes, j’ai choisi d’accepter certaines conditions posées par la famille et je suis devenue une Transcendante. J’ai ensuite pris la mer pour devenir commerçante maritime. »