Je fais les cent pas dans ma chambre. Micha me regarde passer devant elle depuis le petit bureau en essayant de me rassurer à travers le lien, mais j’ai du mal à faire attention à elle alors que je réfléchis à comment je peux m’en sortir. Si je suis vraiment seul contre autant de monde, je n’ai pas beaucoup d’options.
D’une certaine façon, ça me donne l’impression de retourner dans l’arène, sauf que tout le monde sera uni contre moi. Bien entendu, si je tue discrètement, cela ne sera pas un problème, mais rester caché dans un camp ennemi… Je ne suis pas certain que ce soit possible. Il suffit d’un seul Observateur pour révéler ma présence et une fois qu’ils m’auront encerclé, ce sera la fin. Bien entendu, si j’arrive à activer mes pouvoirs de champion, j’ai une chance, mais j’en suis encore incapable.
Alors que je réfléchis, Mellow entre dans la chambre.
— Tu es bien installé ?
— Est-ce que les autres se sont décidés ?
— … Oui, nous allons commencer les préparations. Le temps de mettre en place les derniers détails et nous commencerons. Tu es d’accord pour être dans la bulle ? Personne ne souhaite te forcer.
— C’est ma meilleure chance de réussir, mais c’est aussi la pire opportunité que je pouvais avoir.
— … Tu peux aussi rester en dehors de la bulle et te battre avec nous.
— Malheureusement, c’est impossible de savoir si vous allez pouvoir gagner. Je n’aurai peut-être pas de meilleure chance de réussir ma quête à moins d’aller dans la bulle.
— Effectivement. C’est un peu froid à notre égard, mais je peux comprendre ta position. Tu penses avoir tes chances ? J’imagine que la réponse est compliquée.
— C’est… possible. Difficile, mais possible.
— Rien ne t’y force. Ce n’était qu’une suggestion pour t’offrir ton opportunité. Ce n’est pas à prendre au pied de la lettre. C’est sans doute la partie la plus ridicule et la moins logique de mon plan.
— C’est aussi pour cela que je peux peut-être y arriver. Personne n’enverrait un homme seul attaquer un camp entier. Le temps qu’ils comprennent qu’une seule personne a infiltré les lieux, j’aurai déjà semé le chaos.
En disant cela, je continue de réfléchir à mes options. En regardant rapidement Mellow, je me rends compte qu’elle est en train de sourire et semble même à la limite de rire. Elle se frotte même le visage d’une main pour essayer de se ressaisir.
« Ce n’est pas de la moquerie. C’est juste que… ton approche de la situation est… intéressante. Face à une mort très probable dans une situation en ta défaveur, tu sembles quand même calme et composé. Tu es clairement le Dresseur des histoires. Non. Tu sembles être même bien plus que la personne dont j’ai entendu parler. J’étais venu te dissuader, mais il semble que ce soit inutile. Tu es vraiment quelqu’un d’aussi amusant qu’intéressant. »
Je la regarde en étant interloqué par sa réaction, je ne cherche pas à être amusant en disant tout cela. Est-ce que c’est vraiment si étrange que ça ? … Ne me dites pas que je mérite mon titre de champion avec l’excentricité qui va avec ?! Je pensais que j’étais différent de Narissa et Milo ! Je suis quelqu’un de normal ! Micha, dis quelque chose !
{Ah ! Euh ! Tu es super-méga normal trop fort !}
… J’ai l’impression que je vais devoir me calmer avec les adjectifs mélioratifs dans l’éducation de Micha. Sans oublier que sa réponse est l’inverse de ce que je voulais entendre. Être « super méga normal trop fort » me donne l’impression de ne pas du tout être dans la moyenne… En soupirant mentalement, je réponds à Mellow tout en rassurant Micha qui panique en voyant que sa réponse n’a pas eu l’effet voulu.
— Malheureusement… j’ai l’habitude des situations perdues d’avance. Je peux me plaindre que c’est trop dur, ou je peux faire de mon mieux.
— Dans ce cas, tu devras me raconter tout cela. Il y a probablement suffisamment à raconter pour quelques soirées au coin du feu et nous manquons terriblement de distraction.
Mellow ne cache pas son sourire en me disant cela. C’est sans doute possible de raconter quelques histoires si je mets de côté ce qui concerne Lishnul.
— Vous avez des explosifs ? Des pièges ? Du matériel utilisable ? Si j’arrive à mettre le chaos, j’ai une chance.
— On te fournira tout ce qui te sera utile et même plus. Si quelqu’un te dit non, viens me voir et j’arrangerai cela. En attendant, si tu réussis vraiment à semer le chaos dans la bulle, le nom de Typhon sera à jamais gravé dans les histoires de ce peuple pour les siècles à venir et les Bardes chanteront ton histoire à travers ce monde et probablement dans les autres.
Mellow soupire en souriant, légèrement rêveuse. L’instant suivant, elle se met à soupirer en semblant préoccupée. Elle remarque que je l’observe et décide de se justifier.
— Ne t’en fais pas. C’est beaucoup de pression, c’est tout. Ils sont très nombreux, mais si les grimpeurs les plus forts sont piégés dans la bulle, nous gagnerons. Cela met juste en danger tout ce que nous avons fait jusque-là… et remet en question les sacrifices réalisés jusqu’à présent.
— Je peux comprendre la situation.
— C’est vrai que tu as tes propres problèmes. D’ailleurs, ce type qui emprisonne tes amis est vraiment plus dangereux qu’un Dragon ?
— …
J’ai l’impression qu’en voyant mon regard, Mellow a sa réponse. Elle semble surprise et inquiète en même temps, en imaginant sans doute ma situation. Je secoue la tête pour essayer de me sortir des images du crâne. Ce n’est pas le moment. Je regarde à nouveau Mellow pour me rendre compte qu’il y a maintenant de la compassion dans son regard. Un regard qui me donne l’impression qu’elle partage comme moi de mauvais souvenirs. Tch.
Tout à l’heure, je parlais d’hypocrisie, mais qu’est-ce que je suis à faire ami-ami avec la personne dont j’ai tué le compagnon. J’ai des remords, car je la connais un peu mieux maintenant, mais depuis mon arrivée, j’ai pu voir à plusieurs reprises qu’elle est encore en train de faire son deuil. Je ne pense pas qu’elle découvre que je suis le coupable puisqu’elle semble me faire un peu plus confiance maintenant, mais je ne peux pas non plus le lui dire. Encore une situation agréable.
Alors qu’elle caresse la tête de Micha, Mellow me pose quelques questions sur mes capacités, mais je ne fais rien de plus qu’expliquer quelques détails techniques pour qu’elle comprenne le fonctionnement général de ma classe. Elle finit par me laisser en me disant que cela prendra du temps pour mettre en place son plan et que j’ai le temps de m’entraîner jusque-là.
« Ne fais pas trop attention aux autres grimpeurs dans Djupa. Il y en a beaucoup qui ne te font pas confiance et qui ont l’impression que c’est par ta faute que nous allons tout risquer avec mon plan. Le peuple de Djupa ne devrait pas y voir de problème, mais les grimpeurs… Enfin, tu as mon soutien et personne n’osera s’opposer à ce que je dis. Nous verrons plus tard comment récupérer des informations grâce à ta classe. Essaye de te reposer. »
Je soupire en réfléchissant alors qu’elle me laisse. Je suis encore bien trop faible et je dois me préparer à affronter Emy. J’aurai tout le temps de me reposer plus tard avant l’attaque. Essayons de reprendre le même régime d’entraînement que celui de Nerys pour le moment.
Affronter Emy sera un défi qui sera plus difficile que le combat contre Charade, et pourtant j’étais aux portes de la mort quand je l’ai affronté. Je suis plus rapide qu’elle grâce à mon boost d’agilité, mais ce n’est pas suffisant. Emy est un Paladin et un Berserker accomplie. Évitons de parler de sa nouvelle classe qui lui donne un avantage aérien si j’ai bien compris. Un seul coup sérieux de sa part et je suis probablement bon pour échouer.
Ma meilleure idée est de trouver un moyen de la mettre hors d’état de nuire sans avoir à me battre, mais j’ai des doutes sur ma capacité à y arriver discrètement avec une armée entre elle et moi. Ma première cible reste Thif, mais Emy pourrait aussi être la personne qui me permettra de terminer ma quête.
Pas de temps à perdre. Je commence par faire le poirier sur une main en réfléchissant à un rythme pour m’entraîner. Il y a suffisamment de grimpeurs dans le château pour que j’aie des adversaires qui m’aideront à progresser et à dépasser mes limites. S’ils m’en veulent d’être là, je ne devrais pas manquer d’adversaires.
*
Emy jette une branche de bois mort dans le feu de camp. Elle soupire quelques instants en réfléchissant à ce qui lui reste à faire comme travail. Autour du feu se trouvent également Équinoxe et Solstice, ainsi que Romaro et Satin. Il y a aussi le chef de « son » unité de fanatiques personnels un peu plus loin derrière elle. Pour finir, un barde dont elle a oublié le nom joue doucement dans un coin.
Emy repense à Nomad. Il lui manque sincèrement cet abruti. Elle a beau l’avoir laissé dans Lishnul, cela fait un moment que certaines histoires partagées par des grimpeurs lui ont fait comprendre qu’il est sorti de son coma. Bien entendu, il n’est pas appelé par son nom, mais seulement « le Dresseur » ou « le dernier Dresseur » dans toutes les histoires. Elle reste quand même convaincue qu’il s’agit de lui. Il n’y a que ce petit abruti pour se mettre dans des histoires pareilles. C’est peu probable qu’un nouveau ou un ancien Dresseur soit apparu soudainement pendant tout le temps de sa campagne militaire.
Emy ne souhaite qu’une chose, c’est qu’il revienne la voir pour finir cette guerre avec lui. Elle a beau être certaine que c’est lui dans ces histoires, tant qu’elle ne le verra pas et qu’il ne lui dira pas tout ce qu’il a fait, elle aura toujours un léger doute, en plus de la culpabilité de l’avoir abandonné.
En serrant les dents, elle se rappelle qu’elle l’a abandonné parce qu’elle ne voulait pas rester à ne rien faire dans Lishnul et manquer l’occasion de partir en guerre. Elle a bien trop peur que si elle s’immobilise un instant, elle ne se remette jamais en mouvement, et cela la terrifie plus qu’elle ne l’accepte réellement.
Elle repense à ses souvenirs avec Nomad. Bien entendu, quand elle était au pied de la tour, elle avait des personnes avec qui boire et s’amuser, mais Nomad était le seul en qui elle voyait un reflet passé d’elle-même. Prisonnier d’un passé idiot sur Terre et à la recherche d’une place en tant que Grimpeur.
Il lui a forcé la main en partant pour le premier monde, mais il était aussi le seul avec qui elle se voyait faire cette aventure. C’est aussi grâce à lui qu’elle a pu mettre sa peur de côté pour partir à l’aventure. Emy lui en doit une pour lui avoir sauvé la vie sur cette plage dans le port de ce petit village. Sans lui, elle n’aurait jamais gagné. Cela rend encore plus difficile de l’avoir abandonné.
Elle ne s’est pas ennuyée un seul instant avec lui et ça lui manque de boire, de discuter et de faire des trucs stupides, ou même simplement de l’embêter. Même sa fichue petite souris lui manque !
En un mois au pied de la tour, ce type nul avec une classe censée être stupide a réussi à lui sauver la vie… En trente jours, ce type est devenu super fort. C’est à se demander comment il fait pour progresser aussi rapidement. Sans oublier toutes les histoires qu’elle a entendues. Il a semé le chaos au pied de la tour avec une meute, libéré un Dragon ou gagné un tournoi dans l’arène en étant seul contre tous. Et c’est seulement ce qu’elle en a entendu ici.
Bien sûr, elle a envie de le frapper à la simple idée qu’il ait réussi à sauver un Dragon. Elle n’a même pas été capable d’en battre un pendant le tournoi des Paladins et lui il en sauve un ! Enfin, Guernier avait dit faire partie de l’ordre des Dragons, donc elle pense que c’est un Dragon, mais c’est difficile d’en être certain alors qu’il ne s’est pas transformé. Cela dit, Nomad a clairement fait des progrès s’il est capable de tout ça. À en croire les histoires, c’est un jeune prodige. C’est à se demander si elle n’est pas en train de perdre son avance. Heh. Il est peut-être plus fort qu’elle maintenant pour autant qu’elle sache.
Pff. De toute façon, Nomad n’est qu’un frimeur. Il va sans doute lui raconter tout ça en se moquant d’elle jusqu’à ce qu’elle décide de le frapper pour se venger. L’idée l’amuse au point qu’elle s’esclaffe quelques instants. Elle aimerait vraiment que Nomad soit là. Sans lui… ce n’est pas pareil. Cette guerre dans le froid à attendre serait bien plus amusante avec lui. Quoi de mieux qu’un vieux frère d’armes pour égayer la situation.
Et puis, si elle en croit les histoires, il serait même sans doute capable de rendre l’impossible possible. Avec lui, elle aurait peut-être une idée pour en finir rapidement avec cette guerre… Non. Son imagination est un peu trop fertile.
« Hey, le Barde. Chante des histoires sur le Dresseur. »