Chapitre 76 – Recherche d’anomalies
Klein ne répondit ni par oui ni par non. Alors qu’il se dirigeait vers sa chambre, il s’arrêta et répondit catégoriquement :
– « C’était une question. »
– « Exact, exact, une question ! Une question calomnieuse et sans fondement ! Du reste, j’ai répondu par la négative », s’exclama Danitz, ravi, en insistant sur le fait qu’il n’avait jamais rien admis.
Klein hocha doucement la tête.
– « Je vais clarifier cela avec votre capitaine. »
Clarifier… D’abord abasourdi, Danitz entrouvrit la bouche et grimaça.
Comme lui aussi était considéré comme une personne plutôt bien informée, il cessa d’expliquer et d’argumenter, et força un sourire.
– « Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ? »
Klein respira profondément et utilisa ses pouvoirs de Clown pour contrôler l’expression de son visage.
– « Surveillez-le bien. »
– « Oui, d’accord ! » s’empressa d’acquiescer Danitz.
Voyant Gehrman Sparrow se retourner et se diriger vers l’entrée de sa chambre, il ne put s’empêcher de demander : « Vous n’allez pas clarifier cela avec le Capitaine, n’est-ce pas ? »
Klein tourna la poignée et le visage impassible, répondit :
– « Surveillez-le bien. »
Sur ce, il poussa la porte, entra et s’empressa de la refermer avant de se mettre à rire.
…
Le lendemain matin, après le petit déjeuner, Klein enfila un pantalon, une épaisse veste brune et une casquette. Il changea d’apparence et sortit, laissant Danitz seul dans la pièce pour surveiller l’émetteur-récepteur radio.
En cours de route, il changea une nouvelle fois d’apparence pour ressembler davantage à un autochtone.
Ayant trouvé un magasin spécialisé, il acheta une paire de gants de lin, un linceul et une housse mortuaire. Puis, en fonction de ce qu’il avait vu, il scruta les alentours à la recherche de points de repère, trouva le pont et dans un coin, la jeune fille morte dans la boue.
Comme c’était encore l’hiver et qu’il ne faisait pas très chaud, le cadavre ne présentait pas de signes évidents de décomposition, mais la peau qui suppurait et la puanteur qui s’en dégageait lui donnèrent instinctivement la nausée.
S’il n’était pas venu tout de suite enterrer cette fille qui aurait souhaité vivre comme un être humain, c’était qu’en raison des récents événements, Bayam, la nuit, était soumis à un strict couvre-feu et le cimetière n’ouvrait qu’à l’aube.
Klein prit un petit flacon de métal, versa un peu d’Huile Quelaag dans sa main et en frotta le bout de son nez.
Une sensation étouffante envahit son esprit. L’odeur de menthe poivrée mêlé à celle du désinfectant emplit ses sens olfactifs, le rendant aussi sobre que s’il venait de tomber dans une mer de glace flottante. Aucune autre odeur ne l’affectait plus.
Après avoir rangé le flacon métallique, Klein enfila ses gants, fit quelques pas et vint s’accroupir près du cadavre de la femme.
Il déballa le linceul et entreprit de déplacer délicatement le corps dans la housse mortuaire.
Le sac sur son épaule, il traversa délibérément les rues les plus animées de Bayam jusqu’à la périphérie de la ville. Empruntant une route étroite où les véhicules hippomobiles ne pouvaient pas passer, il gravit à demi la montagne côtière.
Il y avait là un cimetière spécialement prévu à l’attention des autochtones par l’Église des Tempêtes et le bureau du gouverneur général.
Quant aux étrangers comme les hommes d’affaires, les aventuriers, les gens de Loen, d’Intis et de Feynapotter qui avaient élu domicile en ces lieux, ils avaient leur propre cimetière, situé de l’autre côté de Bayam, sur une terre plane et apaisante bordée de forêts.
Klein grimpa pas à pas et pénétra dans le cimetière – qui n’avait pas de nom – où il trouva le gardien assoupi.
– « Comment souhaitez-vous l’enterrer ? » demanda l’homme en désignant le sac mortuaire. « Si vous voulez le faire gratuitement, vous devez attendre quelques jours qu’il y ait suffisamment de cadavres à la morgue. Ils seront incinérés ensemble et enterrés dans la même tombe. Il y aura bien sûr des prêtres qui, auparavant, font une cérémonie d’adieu aux âmes. Pour 5 Soli, votre défunt aura son urne et sa niche personnelle. Pour 2 Livres il aura une urne et une tombe avec une pierre tombale. Si vous ne voulez pas qu’il soit incinéré, vous aurez besoin d’un cercueil. Vous pouvez en choisir un ici. Les prix varient en fonction du type de bois ».
Klein réfléchit un moment, puis il sortit 5 Soli en billets et les lui tendit.
Le fossoyeur compta les billets, prit un stylo plume et demanda aimablement :
– « Quel est son nom ? »
En fait, il ne savait pas écrire. Il avait simplement l’intention de tracer des symboles qui l’aideraient à se souvenir.
Klein marqua une courte pause et répondit :
– « Bourdi ».
– « Bourdi… » répéta le gardien à voix basse tout en dessinant un symbole.
Sans lever les yeux, il poursuivit : « Elle peut avoir une épitaphe sur la niche. »
Bourdi étant un nom féminin typique de l’Archipel de Rorsted, le fossoyeur n’avait plus d’hésitation quant à son sexe.
Klein demeura quelques secondes silencieux, puis il murmura : « C’est un être humain. »
– « C’est un être humain ? Quelle étrange épitaphe… » marmonna le fossoyeur. « Avez-vous une photo ? Je sais que non. »
Il n’avait pas terminé sa phrase que son interlocuteur lui tendit une “photo”.
Il s’agissait d’un portrait que Klein avait réalisé à l’aide d’un rituel. Il reproduisait parfaitement l’apparence de la jeune fille avant qu’elle ne tombe malade. Afin de ne pas paraître suspect, il avait utilisé le type de papier et la techniques requis pour que ce portrait ressemble à une véritable photographie.
Le gardien fut surpris mais ne fit aucune remarque. Il prit rapidement les informations et suivi de Klein, transporta le sac mortuaire jusqu’à la cabane où demeuraient les prêtres.
Après les adieux, la crémation, le dépôt des cendres dans l’urne, la mise en place de la photo, l’on grava l’épitaphe. C’était fait. Klein eut un regard profond, puis se détourna et quitta le cimetière.
En descendant le sentier montagneux, il vit Bayam dans sa totalité.
Déserte à perte de vue, la mer était d’un bleu pâle, proche du vert. Dans le port s’entassaient des voiles et des cheminées se dressaient. Les rues étaient sillonnées de gens qui allaient et venaient. Les domaines alentour étaient densément peuplés et la verdure abondante. Vues de loin, les routes publiques étaient larges et les voies ferrées bien droites… On aurait dit un tableau de maître. Il en émanait une vitalité difficilement descriptible.
…
Debout au sommet de la tour de l’horloge de la Cathédrale des Vagues, le Cardinal de l’Église des Tempêtes Jahn Kottman, diacre de haut rang des Punisseurs Mandatés, regardait la mer rafraîchissante et la chaîne de montagnes qui s’étendait le long de la côte.
Les industries minières et métallurgiques se trouvant dans d’autres villes de l’île, le niveau de pollution à Bayam était plutôt faible. L’économie reposait sur le commerce des épices, les maisons closes, l’accumulation et le transit des marchandises. Il n’y avait pas d’industrie à proprement parler et le nombre de jours où il était nécessaire de brûler du charbon pour se chauffer était limité en raison du climat tempéré.
Le Roi des Mers détournait le regard lorsqu’il vit un Punisseur Mandaté monter en courant l’escalier en colimaçon.
– « Votre Éminence, nous avons de nouvelles informations », dit l’homme en portant son poing droit sur son cœur.
– « De quoi s’agit-il ? » s’enquit Kottman, un homme bien bâti, en se retournant.
Le Punisseur Mandaté lui tendit le morceau de papier qu’il tenait à la main.
– « Des nouvelles de la Résistance. Ils ont reçu une réponse de Kalvetua. Ils sont en train de créer de nouvelles statues. »
– « De nouvelles statues ? »
Jahn Kottman déplia le billet et le parcourut.
Puis il tourna la tête vers le cœur de l’île de la Montagne Bleue couverte de forêts luxuriantes. Après un moment de réflexion, il ordonna :
– « Cherchez toute anomalie dans la zone maritime de l’archipel. »
D’après les renseignements, il était certain d’une chose : la mystérieuse personne qui avait pris la caractéristique laissée par Kalvetua n’avait pas quitté les eaux de l’Archipel de Rorsted. Cette certitude découlait du fait que cette personne pouvait se faire passer pour Kalvetua et répondre à ses disciples.
Par ailleurs, Kottman savait pertinemment que la caractéristique Transcendante laissée par Kalvetua qui, avant de mourir, était devenu fou, aurait de graves effets néfastes, qu’elle soit ou non réduite à un objet réel. Elle causerait inévitablement une anomalie dans la zone environnante.
De plus, il se disait qu’il ne serait pas facile pour la mystérieuse personne de trouver une méthode de scellage appropriée.
Quand bien même il l’aurait trouvée, il ne pourrait pas contrôler les effets de la réponse, révélant ainsi le problème.
C’était l’indice !
– « Bien, Votre Éminence, que la Tempête soit avec vous ! »
Une nouvelle fois, le Punisseur Mandaté s’inclina.
…
De retour à Bayam, Klein profita de ce que personne ne lui prêtait attention pour dissiper son pouvoir de Sans-Visage, après quoi il prit une calèche pour rentrer à l’Hôtel du Souffle d’Azur.
Il n’était pas plutôt arrivé qu’il vit Danitz assis devant l’émetteur-récepteur radio. Son expression était étrange et grave.
– « Vous avez quelque chose ? » demanda Klein à voix basse.
– « Non, non. » Danitz agita les papiers qu’il tenait à la main : « Ma prime ! Ma prime a été portée à 5 500 Livres… »
C’était presque autant que pour Steel Maveti !
De fait, le pirate n’osait pas sortir boire ou se détendre. Il ne pouvait que rester là, à guetter un signal.
Cette revalorisation est vraiment tentante… Pensa Klein qui, ne sachant comment réagir, répondit, impassible :
– « Ce n’est que le début, M. 10 000 Livres. »
… Me*de ! ragea Danitz intérieurement, mais il se garda bien de laisser transparaître le moindre manque de respect.
C’est Gehrman Sparrow qui a fait tout ça. Pourquoi ma prime a-t-elle augmenté ? Ces fils de p*tes de l’Église des Tempêtes !
Il força un sourire et secoua la tête, ses muscles faciaux légèrement contractés.
Klein réprima son rire et l’ignorant, retourna dans sa chambre pour rattraper son sommeil.
C’est alors qu’il vit apparaître une lettre qui, flottant dans les airs, descendait juste devant lui.
Le jeune homme tendit la main et s’en saisit.
Le messager ne s’est même pas montré ? Il est parti après avoir jeté la lettre ?
Klein fit claquer sa langue, ouvrit la missive et la lut.
« … Il existe deux moyens d’obtenir un messager. Le premier consiste à trouver une description précise, à organiser un rituel, à invoquer la créature du monde spirituel en question et à passer un contrat avec elle. Le second moyen est d’entrer directement dans le monde des esprits et de rechercher le messager souhaité. Après avoir obtenu son consentement, signez un contrat avec lui, puis notez avec précision la langue du descriptif pour une utilisation ultérieure.
« La première méthode, quoique relativement simple, est assez dangereuse, car ce qui correspond à la description pourrait être une puissante créature du monde des esprits ou un étrange esprit maléfique. Chaque fois que vous l’invoquerez, vous ne pourrez pas être totalement sûr de ce que vous allez attirer et c’est un risque qu’il est difficile de prédire à l’avance.
« Le danger de la seconde méthode est qu’il n’est pas facile de trouver le messager approprié. De plus, vous courez le risque de vous perdre dans le monde des esprits.
« À moins que vous ne soyez un Voyageur, je vous déconseille la seconde méthode. Pour la première, je peux vous fournir une description qui a été testée et vérifiée. Si vous respectez scrupuleusement la procédure, vous ne courez guère de danger. Mais cela ne vous satisfera peut-être pas. De plus, le contrat nécessite des pouvoirs du domaine des morts-vivants. Vous pouvez, pour cela, utiliser mon sifflet de cuivre.
« La formule comprend les paragraphes suivants…
« Bien sûr, si cela ne vous dérange pas, je peux vous offrir un messager et lui faire signer un contrat avec vous… »
Me l’offrir en cadeau ? Pas étonnant que le messager n’ait même pas voulu se montrer… pensa Klein qui semblait soudain comprendre.
Considérant qu’il avait utilisé le messager précédent comme bouclier et que celui-ci avait malheureusement été éliminé par M. A, ce qui avait poussé le messager suivant à devenir de plus en plus grossier à son égard, il déclina mentalement cette offre.
La première ou la deuxième méthode ? La première est sujette à des erreurs. Je pourrais même invoquer un candidat messager et me faire tabasser… Une description couramment utilisée n’est pas assez spécifique, ce qui rend la force du messager inquiétante… La seconde ? Je n’ai pas à craindre de me perdre dans la mesure où je suis capable de retourner instantanément au-dessus du brouillard gris. De plus, sous forme de Corps Spirituel, je peux utiliser le Sceptre du Dieu de la Mer. Les créatures du monde des esprits ne craignent pas d’être vidées de leur sang. Mais je dois le faire en dehors de l’archipel, sans quoi je serai affecté par les prières.
Très vite, Klein prit une décision.