Oncle San demeura inconscient pendant plus d’un mois après notre retour du Palais du Destin. Toutefois, son état comateux ne changeait rien en la méfiance que j’avais envers lui. Je restai sur le lit voisin, les yeux rivés sur ses moindres mouvements. Le personnel soignant me prenait pour un fou, mais il ne connaissait pas mon oncle comme moi. Ce vieux salopard était en bonne santé, mais il refusait de sortir du coma.
― Ses blessures étaient terriblement infectées et votre oncle n’est plus un jeune homme. Qui sait ? Il ne se réveillera peut-être jamais, me dit son médecin.
J’attendis aussi patiemment que possible, m’occupant en réfléchissant aux détails de notre dernière expédition. J’étais surtout hanté par la marche de Qilin avec les Soldats des Morts à travers les portes de bronze, disparaissant dans un mystère que je ne pourrais jamais résoudre. Et puis il y avait ces deux personnes de l’expédition précédente qui avaient disparu bien avant que nous n’arrivions à la chambre funéraire de leurs camarades. Les explorateurs disparus avaient-ils, d’une manière ou d’une autre, franchi les portes de bronze pour ne plus jamais revenir ?
Et pourquoi le tombeau sous-marin conduisait-il tous ceux qui y pénétraient vers ce maudit palais ? Je regardais mon oncle, qui dormait paisiblement, avec toutes les informations dont j’avais besoin, enfermées dans ses rêves, et à cause de cela j’avais envie de lui donner un coup de pied.
Un matin, alors que je regardais fixement mon oncle, son médecin entra dans la pièce :
― Je dois vous parler, dit-il, Veuillez-vous rendre dans mon bureau.
― Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je en le suivant hors de la chambre. Dans le couloir se tenait l’un des vendeurs d’oncle San, Qu’est-ce que vous faites ici ? lui demandai-je, Il me regarda sans répondre et je compris qu’il se passait quelque chose. Sur ce, je me précipitais dans la chambre de mon oncle, mais son lit était vide.
J’entendis quelqu’un gémir dans le couloir. Il s’agissait de mon oncle, pleinement conscient et debout, bien que soutenu par son frère aîné, qui retournait sur son lit d’hôpital.
Oncle San s’était toujours senti éclipsé par ses deux frères. Le premier, mon père, était distant, l’oncle Liang avait réussi dans les affaires, et l’oncle San ? D’après ses frères et sœurs aînés, c’était un gaspilleur et un ingrat de premier ordre. S’il était sous la surveillance de mon oncle Liang, je pouvais me détendre. Mon oncle San se comporterait au mieux tant que son frère serait là.
Nous nous assîmes tous les trois et bavardâmes comme des gentlemen et non comme des profanateurs de sépultures, sans proférer d’obscénités, de jurons ou d’insultes. Mes oncles voulaient connaître les détails de ma dernière aventure, et je leur en donnai un bref aperçu. Oncle San ne fit aucun commentaire, écoutant impassiblement, son visage ne tressaillant que lorsque je racontai comment Qilin avait disparu derrière les portes de bronze.
― Il semble que vous ayez tous les deux beaucoup à faire avant de pouvoir vous reposer, prend soin de ce vieil homme, Neveu, me dit l’oncle Liang en partant.
Dès qu’il sortit de la pièce, je me levai d’un bond et lançai un regard noir à la source de tous mes problèmes :
― Depuis combien de temps fais-tu l’opossum dans ce lit ? N’essaie pas de me raconter ta guérison miraculeuse qui s’est produite dès que j’ai quitté ton chevet et que ton grand frère est arrivé.
― Ne sois pas irrespectueux, marmonna l’oncle San, Je me suis réveillé parce que j’avais envie de faire pipi.
― Pour la première fois en six semaines ? demandai-je, Oh, laisse tomber. Dis-moi juste pourquoi tu m’as envoyé dans cette dernière expédition qui a failli me tuer, et pendant que tu y es, pourquoi j’ai fini par te poursuivre jusqu’à la mer de Chine méridionale et jusqu’au tombeau sous-marin ?
― Tout cela n’a rien à voir avec toi. Oublie ça, me dit-il.
― Rien à voir avec moi ? Alors pourquoi m’avoir entraîné là-dedans ? Et qu’en est-il de Poids-lourd, qui est mort lors d’une de tes petites escapades, ou de Grande-Gueule, qui est suffisamment dévoué pour te suivre jusqu’aux portes de l’enfer et en revenir ? Ne devrais-tu pas leur témoigner un peu de respect et leur expliquer pourquoi l’un est mort et l’autre a failli l’être ? Sans parler des cicatrices sur mon dos, qui, j’en suis sûr, ne gêneront en rien ta conscience, vieux démon.
Oncle San soupira, secoua la tête et dit :
― Cette affaire ne te concerne pas, et tu serais encore plus contrarié si tu découvrais de quoi il s’agit. Je te le cache pour ton bien. Pourquoi ne pas me laisser en paix ?
― Dis-moi la vérité, mon oncle. Je n’abandonnerai jamais tant que je n’aurai pas toute l’histoire, même si je dois hanter chacun de tes pas jusqu’au jour où l’un de nous deux mourra, Je le regardai droit dans les yeux, Tu ne pourras pas t’en sortir comme ça, alors ne tente pas de folie.
Il poussa un autre long soupir et se frotta les yeux :
― Merde, je ne m’attendais vraiment pas à ça. Les gens disent que les enfants sont les créanciers de votre vie passée, mais comme je n’en ai pas eu, je pensais avoir échappé à ce destin. Mais te voilà, à la recherche d’un paiement immérité, que tu insistes pour avoir à l’instant même.
― Tu penses que tu ne me dois rien ? N’as-tu pas failli être enterré vivant dans le tombeau sous-marin ? N’as-tu pas failli être mangé par des singes près du Palais du Destin ? Tu as été…
― D’accord, ça suffit, arrête. Je vais te le dire, mais tu dois jurer de ne jamais dire à quiconque ce que tu vas entendre de ma bouche. Et c’est tellement bizarre que tu ne me croiras peut-être pas.
― Avec ce que j’ai vu l’année dernière, je suis prêt à croire n’importe quoi – dis-le moi et arrête de faire des bêtises.
Oncle San sortit de sa poche la moitié d’une cigarette qui lui restait depuis je ne sais quand. Il jeta un coup d’œil dans le couloir, ne vit aucune infirmière, alluma la cigarette et tira une grande bouffée :
― C’est il y a cinquante ans que tout a commencé, à cause de ce que ton grand-père a écrit dans son journal. C’est une longue histoire. Es-tu sûr de vouloir l’entendre en entier ?