Les deux dernières semaines au Port de Clearwater n’avaient été que fêtes, l’une n’attendant pas l’autre. Même à distance du sol, depuis le balcon de la Tour du Seigneur, Ryan pouvait ressentir l’atmosphère exubérante qui régnait dans la ville.
Les gens et les matériaux qu’ils avaient emmenés d’Eagle City avaient considérablement augmenté la force de la cité portuaire, la récolte des pillards s’était avérée très féconde et les esclavagistes n’étaient pas en reste. Après cette série de combats, non seulement la Flotte des Voiles Noires n’avait subi que très peu de pertes, mais les nouveaux esclaves qui se trouvaient actuellement aux abords du port à subir un entrainement sévère, allaient bientôt venir gonfler les rangs de ses marins. Dans quelques jours, ils mettraient des voiles vers les îles des Fjords, pour la première opération de pillage de l’année.
Sa Majesté la Reine avait promulgué publiquement une Loi sur les Esclaves, disant que si les esclaves pris à Eagle City parvenaient à en capturer d’autres, ils pourraient les échanger afin que ceux-ci prennent leur place, passant ainsi du rang d’esclaves à celui de citoyens à part entière du port de Clearwater. Avec un décret aussi encourageant, on pouvait être certain que les anciens habitants d’Eagle City devenus esclaves feraient de leur mieux pour servir Sa Majesté.
A ce jour, Timothée, vaincu, était certainement rentré à la Cité du Roi et n’avait plus aucune possibilité de faire obstacle à la Reine de Clearwater. Le temps passant, Garcia Wimbledon était certaine de devenir Reine de Graycastle.
A ce propos, Ryan ne s’expliquait pas pourquoi le visage de la Reine ne reflétait pas le moindre signe de joie. Bien au contraire, elle avait en permanence les sourcils froncés.
– « Votre Majesté, les chefs des clans Sandstone et Black Bone demandent à vous voir », annonça un garde derrière la porte.
Ryan regarda Sa Majesté : cette dernière ne semblait pas avoir entendu, aussi cria-t-il :
– « Qu’on les amène. »
Qu’il s’agisse de se reposer, de convoquer une réunion ou simplement de rencontrer des gens, Sa Majesté demeurait au sommet de la tour. Lorsque le temps le permettait, on pouvait la trouver sur la terrasse. La plupart des gens n’étaient pas à l’aise en plein air, à recevoir en plein visage cette brise de mer à la légère odeur de poisson. Les habitants de l’extrême-sud ne faisaient pas exception.
Le chef du Clan Sandstone était une petite femme, mais elle se comportait comme la déesse du clan. Lorsque Ryan en avait entendu parler pour la première fois, il s’était moqué intérieurement : quelle déesse ? Elle n’était rien d’autre qu’une sorcière corrompue.
Quant au chef du Clan Black Bone, c’était un homme grand, au visage couvert de cicatrices et dont les bras et les jambes étaient exceptionnellement musclés. A chacune des entrevues, trois à quatre gardes étaient tenus de l’encercler, au cas où il aurait prévu d’attenter à Sa Majesté la Reine.
En arrivant sur la terrasse, les deux chefs de clan haussèrent les sourcils, mais très vite, ils changèrent d’expression et s’agenouillèrent pour rendre hommage à Sa Majesté.
– « Qu’il y ait toujours une oasis sur votre route et puissent les étoiles du ciel éclairer votre chemin à jamais. »
– « Relevez-vous » dit Garcia en s’asseyant sur le parapet. « Dites-moi, êtes-vous satisfaits de vos nouvelles maisons ? »
– « Tout est parfait », répondit précipitamment la déesse Kabala. « Ici, les terres offrent de l’eau et des forêts, ce qui est beaucoup plus agréable que la vie à la Cité des Sables, où le vent envoie du sable partout. »
– « Puisque tout est à votre goût, alors pourquoi êtes-vous venus me voir ? »
– « Votre Majesté, il faudrait… »
Le chef du clan Black Bone ouvrit la bouche pour parler, mais fut aussitôt interrompu par Kabala :
– « Oui, Votre Majesté. Après la dernière bataille, beaucoup de nos guerriers sont revenus faibles et découragés. Après chaque dose de pilules, leurs symptômes s’améliorent, mais nous n’avons pas suffisamment de pilules. Nous sommes venus vous demander si vous accepteriez de nous en donner davantage. »
– « C’est ce que j’allais dire », souffla le chef du clan Black Bone après un regard de Kabala.
– « Ces pilules sont très compliquées à produire. Les ingrédients sont rares et je n’ai guère d’excédent. Soyez assurés que sitôt que le nouveau lot de pilules sera prêt, je vous en fournirai au plus vite. Mais n’oubliez pas de prévoir des Royals d’or, si vous n’en avez pas suffisamment, vous devrez trouver une autre façon de payer. »
– « Votre Majesté, je vous prie d’excuser ma question… » Kabala hésita un instant : « Je me demandais quand le prochain lot serait prêt. »
– « Je ne peux pas vous répondre », répondit Garcia en passant la main dans ses cheveux emmêlés par le vent marin, « les informations concernant les pilules sont top secrètes, vous devrez vous contenter de rentrer et d’attendre patiemment. Ces soldats sont simplement désorientés, dites-leur de se reposer davantage et tout rentrera dans l’ordre. »
Sur un signe de Garcia, ses gardes s’avancèrent pour entourer les chefs de clan et les reconduisirent sans qu’ils aient eu le temps d’ajouter un mot.
Quand la porte se fut refermée sur eux, la Reine soupira doucement.
Ryan, qui avait rarement entendu sa souveraine parler sur ce ton, demanda :
– « Votre Majesté, ne pensez-vous pas que c’était une erreur que de permettre au Peuple des Sables de s’installer sur notre frontière méridionale ? Un jour, lorsqu’ils deviendront plus forts… »
– « Non, Ryan », répondit Garcia en secouant la tête, « Je ne suis pas inquiète au sujet du Peuple des Sables, ils ne seront jamais une menace pour nous. Le lac qui se trouve sur leurs terres est situé exactement à la frontière entre les terres des deux clans, mais la rivière qui se jette dans ce lac traverse d’abord le Port de Clearwater. Par conséquent, si je bloque la rivière, la quantité d’eau déversée dans le lac sera réduite et ils commenceront à se battre les uns contre les autres. C’est précisément la raison pour laquelle j’ai choisi les Clan Sandstone et Black Bone : leurs relations n’ont jamais été harmonieuses. »
– « Dans ce cas êtes-vous inquiète au sujet des pilules ? »
Garcia ne répondit pas, mais au même moment, un garde frappa une nouvelle fois à la porte et annonça :
– « Votre Majesté, le prêtre de l’Eglise, Dicar. »
– « faites-le entrer »
La Reine se leva. Son visage s’était assombri.
– « Votre Majesté, Garcia Wimbledon, je vous salue au nom de la Ville Sainte », dit le prêtre en arrivant sur la terrasse. Il s’inclina.
– « Et les pilules ? Pourquoi cette commande est-elle retardée à ce point, alors que les lots précédents ont toujours été livrés en temps opportun ? » Demanda Garcia sur un ton glacial.
– « Ne vous fâchez pas, Votre Majesté, c’est précisément la raison pour laquelle je suis ici. » Dicar épongea la sueur qui ruisselait sur son front, « Vous avez commandé 5000 pilules, mais c’est trop. Même si nous prenions en compte toutes les pilules produites pour Hermès, nous ne serions pas en mesure de répondre à votre demande. Pour cette fois, j’en ai apporté autant que j’ai pu. »
– « Combien ? » coupa Garcia.
– « Mille », répondit Dicar d’une voix réconfortante, « le reste vous sera envoyé sous peu. »
– « La quantité à laquelle vous vous êtes engagé ? » L’expression du visage de Garcia s’adoucit légèrement : « Vous savez que j’en veux autant que je peux me le permettre. Aussi, où avez-vous stocké les pilules ? Je vais immédiatement envoyer quelqu’un les chercher. »
– « Dans l’église, et pour les Royals d’or… »
– « Cette fois, vous aurez votre compte en Royals d’or », répondit Garcia. Elle s’approcha du prêtre et lui chuchota à l’oreille : « Mais si jamais la livraison des pilules prend trop de temps, votre tête finira suspendue au mât le plus élevé de mon vaisseau amiral, et je peux vous garantir que l’archevêque ne versera pas une seule larme pour vous. »
A ces mots, le prêtre pâlit et demanda la permission de prendre congé.
Dicar parti, Garcia retourna à la balustrade et regarda la mer. Ses cheveux, soulevés par la brise, flottaient comme les drapeaux de ses navires.
– « Vous avez raison, je suis inquiète au sujet des pilules. »
La voix de Garcia semblait lointaine. « Si Timothy avait attendu deux mois de plus, ma préparation aurait été plus adéquate, mais il s’est avancé trop vite. »
« Vous avez fait de l’excellent travail », pensa Ryan, « qui aurait pu faire mieux ? »
A peine avait-elle pris Eagle City que la Reine commençait déjà à paver la route de sa retraite. Elle avait ordonné à ses soldats d’enlever tous les matériaux utilisables ainsi que les résidents, et fait creuser des fossés dans toute la ville, que l’on remplissait ensuite d’eau noire. Comme ils manquaient de main-d’œuvre, Garcia échangea le territoire situé entre la frontière méridionale et les terres sauvages contre le soutien du Peuple des Sables. Elle remit ensuite des pilules aux guerriers en leur ordonnant d’attaquer les chevaliers de Timothy des deux côtés. Afin de s’assurer qu’ils seraient capables de résister jusqu’au dernier assaut, ses loyaux partisans n’avaient pas hésité un seul instant à avaler eux-mêmes ces remèdes secrets.
– « Contrairement à ce qu’avait annoncé l’Eglise, cette médecine secrète ne maintient pas en vie sans entraves. Après la première prise, s’ils ne prennent pas suffisamment vite la dose suivante, le médicament se transforme en poison, les affaiblit et par la suite, ils meurent de douleur en raison d’une atrophie musculaire. S’il ne s’agissait que du Peuple des Sables, je ne m’inquièterais guère, mais les gens qui ont travaillé pour moi méritent mieux. » Elle marqua une pause : « Ryan, prenez des hommes pour réceptionner les pilules et les distribuer à nos guerriers héroïques. Mais gardez-en la moitié, afin que nous puissions tenir un peu plus longtemps. »
– « Comme vous le souhaitez, Votre Majesté »
Comme Ryan s’approchait de la sortie, la voix des gardes retentit pour la troisième fois derrière la porte :
– « Votre Majesté, une lettre secrète en provenance de la Cité du Roi vient tout juste d’arriver »
– « Un instant! Voyons d’abord ce que contient cette lettre, ensuite, vous pourrez partir », ordonna Garcia.
– « Bien, Votre Majesté. »
Ryan prit la lettre que lui tendait le garde, brisa le sceau et déroula le parchemin.
La plupart de ces lettres contenaient des informations envoyées par les espions dissimulés dans chaque recoin du pays. Elles n’étaient jamais signées, le destinataire n’y était pas mentionné et le contenu était en principe aussi clair et concis que possible.
Mais dès la première phrase, Ryan se figea sur place :
« En ce vingt-deuxième jour du printemps, l’Eglise s’est emparée de la capitale du Royaume de L’Eternel Hiver et a déclaré que le royaume était à présent sous sa domination. »