Livre 7, Chapitre 119 – Le sens du sacrifice
La chute et l’éruption de la Bête du Chaos furent un processus graduel.
Il y eut d’abord l’effondrement. Son corps imposant commença à imploser, et lorsqu’il ne put plus se réduire, il se mit à gonfler. Comme un ballon qui perd de l’air, des éruptions d’énergie provenant de l’intérieur étaient projetées dans des directions aléatoires. C’était une réaction en chaîne, une série d’explosions de plus en plus intenses au ralenti.
Sélène s’écrasa au sol. Du sang coulait de son œil droit, mais même s’il menaçait sa vie, elle voulait utiliser à nouveau son pouvoir pour arrêter l’explosion. Pourtant, malgré tout son désir, elle n’y parvint pas. Le monstre était trop loin, et l’énergie qu’il contenait était trop importante.
Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était regarder l’Armageddon qui se formait au-dessus de sa tête. Rien dans son pouvoir ne pouvait l’arrêter. Rien de ce que possédait l’humanité ne pouvait l’arrêter. Elle était impuissante.
La voix de Bélial se fit entendre à travers le bruit. « Aide-moi à atteindre la tour de contrôle ! »
Oddball, après avoir repoussé le Suprême, entendit l’appel de Bélial. Il était aussi intelligent qu’une personne moyenne et répondit donc en volant et en l’attrapant par les épaules. L’oiseau et le démon s’élancèrent vers la tour de contrôle de la montagne.
Mais Oddball avait beau être rapide, il ne pouvait pas échapper à l’explosion.
La couronne d’énergie en constante expansion grandissait à une vitesse stupéfiante et brûlait comme une supernova. Même Sélène sentit sa détermination inébranlable commencer à se fissurer. « Est-ce la fin ? » Allait-elle regarder cette explosion détruire tout ce pour quoi ils avaient travaillé ?
Les troupes qui se trouvaient dans les airs, plus près de l’explosion, ressentaient la même peur, mais de façon beaucoup plus intense. Les troupes avaient été envoyées ici par Aurore dans un moment de crise. Grâce à leurs sacrifices, la naissance de Chaos avait été retardée. Et alors ? L’explosion qui menaçait de les engloutir allait tout ravager dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres.
Elle contenait autant de puissance que dix des bombes atomiques utilisées par Adder pour détruire le mur de Skycloud. Aucun être vivant ne survivrait à ses flammes. Il n’y avait pas d’échappatoire. La mort de Chaos entraînerait une réaction en chaîne qui anéantirait la montagne de la Source et tout ce qui se trouverait à proximité.
La capitale du Sud survivrait peut-être à l’explosion initiale, mais sans la Source, ses défenses s’effondreraient. Les dieux écraseraient la ville et ses habitants dès leur arrivée. Ils n’auraient même pas besoin de poser le pied sur le sol de la Terre. Depuis la sécurité de leurs vaisseaux dans l’espace, il leur suffirait d’appuyer sur un bouton pour faire pleuvoir la destruction sur les humains. Quelques volées suffiraient.
Les Myriades étaient les outils des dieux. Le Jugement dernier et la Bête de Chaos n’étaient que quelques-unes des centaines de méthodes qu’ils pouvaient utiliser pour éliminer l’humble race humaine. Ils étaient comme une armée mécanisée moderne opposée à des primitifs. Peu importait la férocité et l’unité des hommes des cavernes. Au bout du compte, leur destin était la destruction.
L’orbe d’énergie en expansion constante était suffisamment dense pour avoir sa propre gravité. Tout ce qui se trouvait dans son périmètre était inexorablement entraîné vers un centre furieux. Les dirigeables trop lents à s’échapper étaient happés et dévorés. Les flux turbulents d’énergie anéantissaient tout ce qu’ils touchaient, et les incendies brûlaient tout ce qui restait.
Et pourtant, il grandissait. À tout moment, il pouvait devenir instable et libérer d’un seul coup toute l’énergie qu’il avait accumulée. Une fin brûlante était inévitable.
Aurore, Janus, Phain et leur groupe firent face au mur de feu qui s’approchait lentement. Leurs visages étaient marqués par la peur. Tout ce qu’ils pensaient faire semblait futile face à cette puissance. « Nous avons perdu », dit Phain avec un soupir.
Perdu. Finalement, les dieux l’avaient bien dit. Tout n’avait été que peine perdue.
Tout le monde savait que cela pouvait arriver. Le fossé entre les humains et leurs maîtres était trop grand. Ce à quoi ils ne s’attendaient pas, c’est qu’ils soient à ce point subjugués en l’espace de quelques jours. C’était presque pathétique.
« Je n’abandonnerai pas ! »
Aurore se jeta en avant, se séparant du groupe. Tout le monde la regarda partir, choqué et alarmé, mais n’essaya pas de l’arrêter. A quoi bon ? Ils étaient tous morts de toute façon.
Aurore fit face à la tempête d’énergie, la mâchoire serrée. Elle ne s’enfuirait pas ! Activant ses pouvoirs gravitationnels, et avec la puissance de son armure Dawnbreaker, elle s’élança vers les cieux comme une comète.
Jusqu’au dernier instant, même si elle ne pouvait rien faire, Aurore refusait de céder. Elle n’accepterait pas que ce soit sa fin, que Cloudhawk perde !
Son esprit se remplit des visages des soldats de la famille Polaris qui étaient morts pour elle. Elle s’accrocha à la fureur et à la promesse qu’elle avait faite à son grand-père, celle de venger son meurtre. Aurore avait dit à Cloudhawk qu’elle le suivrait jusqu’au bout. La fin n’était pas encore arrivée.
« Je dois arrêter. Je dois arrêter ça ! » Tout le reste se tût. Elle n’avait plus que cette pensée en tête, qui résonnait encore et encore. Sa seule mission à accomplir.
Alors, tel un papillon aux ailes en feu, Aurore s’élança dans la tempête qui faisait rage. Les deux mains sur son épée, elle la dirigea vers le cœur de l’explosion. Toute sa volonté, sa colère et sa fierté se concentrèrent sur l’arme, et bientôt, des éclats de cristal commencèrent à s’épaissir autour d’elle.
C’était son plan, geler cette masse d’énergie terrible. Mais était-elle assez forte pour réussir ? Ce serait impossible, même pour Cloudhawk !
Aurore ne s’attarda pas sur les probabilités. Elle ne l’avait jamais fait. En fin de compte, elle avait toujours pensé que ce n’était pas seulement le résultat qui était important. On fait ce qu’on a à faire. Voilà ce qui comptait. S’il fallait escalader une montagne d’épées ou traverser une mer de feu, elle le faisait sans hésiter. Elle faisait ce qu’elle pensait devoir faire.
Elle ne savait pas ce qui allait se passer. Quelle que soit sa fin, elle se battrait.
En rugissant un défi à l’explosion, Aurore libéra plusieurs fois son niveau de puissance habituel. La surface ondulante de l’orbe commença à se raidir. Des cristaux se formèrent le long de la couronne et, soudain, son expansion rapide ralentit.
Mais cela ne suffisait pas.
Aurore fut engloutie par l’orbe, entourée de flux d’énergie furieux. À chaque seconde, il lui fallait toutes ses forces pour ne pas être pulvérisée. Pourtant, même en utilisant tout son potentiel et en y mettant tout ce qu’elle avait, elle ne faisait que ralentir l’inévitable.
Un peu plus loin, l’air trembla. Cloudhawk apparut, ayant couru jusqu’à la montagne de la Source après avoir vaincu la forme physique de la Bête du Chaos. Cependant, il était en mauvais état, enfermé dans une armure brisée et saignant de plusieurs blessures. Lorsqu’il apparut, il ne vit que de la dévastation.
La situation était trop grave.
« Aurore ! » Cloudhawk vit sa forme scintillante se faire engloutir par la couronne. Avec des notes de peur dans les yeux, il se téléporta aussi près qu’il l’osait. « Nous ne pouvons pas l’arrêter ! Reviens ! »
Aurore le sentit arriver. Cela n’avait pas d’importance. Il n’y avait plus de retour en arrière possible. Elle avait ralenti la propagation, mais maintenant elle était le bouchon. Si elle lâchait prise, toute l’énergie serait libérée. Elle engloutirait tout : l’armée, leur barrière, Sélène, et surtout, Cloudhawk.
Par conséquent, elle ne pouvait pas lâcher prise.
« Cloudhawk, je ne peux pas tenir longtemps ! » cria-t-elle aussi fort qu’elle le pouvait. « Téléporte-moi et cette putain de chose hors d’ici ! »
Il était figé. Il savait ce qu’elle demandait. Elle avait réussi à retarder l’explosion, mais personne ne pouvait l’arrêter. Cloudhawk pouvait mettre sa propre vie en jeu sans que cela ne change quoi que ce soit. À la seconde où Aurore faiblirait, tout ce qui se trouvait à des kilomètres autour d’eux serait détruit. Ils ne pouvaient pas fuir.
Il n’y avait donc qu’une seule option. Grâce à ses pouvoirs, Cloudhawk pouvait déplacer l’explosion et Aurore de cette dimension à une autre. C’était le seul moyen de sauver tout le monde.
« Je sais que c’est difficile, mais tu dois le faire. Tu dois le faire. »
« Je ne peux pas ! » hurla-t-il. C’était la première fois depuis qu’il était devenu le chef que ses émotions prenaient le dessus. Peu importe qu’il se sente impuissant face à cette puissance. Comment allait-il accepter de sacrifier sa meilleure amie ?
Aurore avait atteint ses limites. Du sang coulait de ses yeux, de ses oreilles, de son nez, du coin de sa bouche et de tous ses pores. Les muscles de son corps commençaient à s’atrophier à mesure qu’elle se vidait de ses forces. Ses cheveux, qui étaient d’un or brillant, devinrent gris et flétris. On lui volait sa vie et chaque seconde était une agonie.
Elle ressentait la douleur la plus intense de sa vie, mais elle savait que la douleur ressentie par Cloudhawk devait être pire.
« Cloudhawk, ça fait mal. Laisse-moi y mettre fin. »
Il voyait qu’elle commençait à perdre conscience, et il ne pouvait rien faire. Il se sentait submergé par la colère et la frustration.
Le corps d’Aurore s’affaiblissait. Sa voix était à peine un murmure, elle gémissait : « Vite… vite… ».
Le cri de Cloudhawk ressemblait à celui d’une bête enragée. Les deux mains levées, il libéra son pouvoir, mais pas de la manière habituelle, entraînée et contrôlée. Elle jaillit de lui comme son cri, brute et pure. Une puissance sans précédent enveloppa la zone.
Ce n’était pas assez ! La puissance de l’explosion était trop importante !
« Tu peux le faire », dit Aurore dans un soupir rauque. « Tu peux le faire… »
Ses mots étaient comme un couteau dans son cœur. Il devait persévérer. Ses propres cheveux passèrent du noir au blanc platine tandis que sa volonté, son âme et son corps s’abandonnaient au pouvoir. Au milieu de la douleur physique et émotionnelle, quelque chose de merveilleux se produisit.
La pierre au centre de la cuirasse du Roi Démon s’anima.
Son armure, qui n’était qu’un assemblage de fragments, fusionna soudainement. La volonté silencieuse de l’armure s’éveilla à nouveau, mais au lieu de rejeter Cloudhawk, elle fusionna avec son esprit. Une ombre légère apparut dans le coin de la vision de Cloudhawk.
« Espoir, courage, puissance, persévérance, responsabilité… et surtout, sacrifice. » La voix grave et majestueuse résonna dans son esprit. « La route des grandes choses est pavée d’épreuves. N’oublie pas le pouvoir du chagrin. À partir de maintenant, tu es le roi des démons. »
Le sacrifice ! Était-ce cela qui lui manquait depuis tout ce temps ?
Legion vit de loin de puissantes fluctuations spatiales commencer à déformer la boule d’énergie. Une énorme déchirure apparut dans la réalité entre le ciel et la terre, avalant l’orbe comme une gueule affamée. Au même moment, dans un autre cosmos vide, une explosion rugissante surgit de nulle part.
Aurore lâcha son dernier souffle, un soupir de soulagement. Ses lèvres flétries se retroussèrent en un sourire.
« Cloudhawk, on dirait que je ne peux pas être avec toi après tout. Grand-père, je suis désolée de ne pas avoir pu te venger. »
L’obscurité de l’espace s’embrasa de la lumière d’une supernova. Le silence absolu. Une petite vague dans une mer noire sans fin.
Le sacrifice d’Aurore avait sauvé d’innombrables vies. Sa vie avait donné naissance à un roi.
Cloudhawk avait enfin rejoint son armure. Enfin, il avait hérité de tout ce que son prédécesseur avait à donner, et cela l’avait rendu plus grand. Seulement, il se sentait complètement vide. Il avait l’impression que tout ce qu’il était avait disparu.
De ses propres mains, il avait envoyé Aurore à la mort. Il n’enlèverait jamais cette armure, car il n’y avait plus de Cloudhawk. Il était mort avec elle. Il n’y avait plus que le Roi Démon.