Chapitre 28 – Le retour de l’évêque
Paavo Court… Cleves ne répondit pas directement à la femme qui se tenait derrière la porte du bureau télégraphique. Il se tourna vers Gehrman Sparrow, attendant sa décision.
Aux yeux de cet ancien aventurier, Il était difficile pour une quinzaine de personnes de rentrer saines et sauves à l’Agate Blanche. Ils ne pouvaient ni ne devaient se laisser distraire par la recherche de quelqu’un. Cependant, il était parfaitement conscient du fait que pour l’heure, les piliers de soutien étaient Gehrman Sparrow et Blazing Danitz. Les deux hommes étaient donc les seuls en droit de décider.
Klein resta silencieux quelques secondes, puis prit la parole d’une voix mesurée.
– « À quoi ressemble-t-il ? »
Il pensait qu’avoir plus d’informations l’aiderait à s’échapper de cette ville étrange et brumeuse, d’où sa question au passage. Quant à savoir s’il allait aider à localiser cette personne, tout dépendrait de la suite des évènements.
Tout en s’informant, Klein se mit en garde contre la tentation d’approfondir la question, sans quoi il risquait de déclencher le danger qui sommeillait dans le Port de Bansy.
Entre comprendre la situation et éviter les risques, il lui fallait se livrer à un exercice d’équilibriste, ni plus, ni moins, sans trop pencher à gauche ni à droite.
Cela pouvait s’avérer facile comme difficile, nul ne sachant ce qui se passerait une fois qu’il aurait franchi le pas. Ne pouvant se fier qu’à son expérience et à son intuition, il pouvait, à tout moment, tomber dans un gouffre. Klein était donc très stressé et son esprit tourbillonnait à une vitesse inouïe.
Dans la nuit profonde et la mince couche de brouillard, la porte du bureau télégraphique restait verrouillée.
– « C’est… un très bel homme », répondit la femme après un silence. « Il a deux yeux, deux oreilles, un nez et une bouche. »
Pourquoi cette réponse me semble-t-elle si effrayante ? …. Y a-t-il quelque chose qui ne va pas chez cette femme ? Selon les coutumes du port, elle n’aurait même pas dû répondre ! se dit Danitz qui avait envie d’ouvrir la porte et de ruer dans le bureau pour voir ce qu’il en était.
C’est alors qu’il vit Gehrman Sparrow poser la main sur son chapeau et se tourner sur le côté.
– « La cathédrale de la Tempête », leur indiqua-t-il brièvement.
Il ne se préoccupa pas de savoir si quelque chose n’allait pas avec la femme du bureau télégraphique, pas plus qu’il n’avait cherché à connaître les secrets du propriétaire du Green Lemon ou des clients qui avaient choisi de passer la nuit-là.
Le vent s’affaiblissait et le brouillard se dissipait. La lumière des bougies de la cathédrale filtrait à travers les étroites fenêtres, comme un phare dans la tempête.
À nouveau, Klein fit appel au Halo de Soleil et le groupe, tel des personnes tombées à l’eau qui s’accrochent désespérément à la dernière brindille, retrouva un peu de courage. Tous pressèrent le pas, silencieux, dans la rue déserte.
Ils arrivèrent bientôt devant la cathédrale de la Tempête, mais les portes étaient bien fermées.
Jetant un coup d’œil à l’emblème sacré qui ornait celles-ci, Klein leva la main et frappa trois fois.
Une voix masculine, méfiante, se fit entendre à l’intérieur.
– « Qui est là ? »
– « Gehrman Sparrow », répondit sans hésiter Klein qui savait qu’il s’agissait du Capitaine Elland.
– « Que faites-vous ici ? demanda Elland sans toutefois ouvrir.
Klein lèva sa canne et répondit calmement :
– « Vous m’avez aidé à dédommager Requin Blanc ».
Le premier moment de surprise et d’amusement passé, Elland sut qu’il s’agissait bien du vrai Gehrman Sparrow. Un monstre, même doué pour se déguiser, n’aurait jamais pu citer quelque chose qui n’était connu que d’eux seuls.
Il hésitait encore lorsque Cleves, Urdi Branch, Donna et les autres se firent entendre l’un après l’autre. Alors seulement il se détendit et laissa son second déverrouiller et la porte.
Un lourd cliquetis retentit et Klein vit Elland coiffé de son chapeau en forme de bateau, son épée dans une main et un mousquet dans l’autre.
– « Il s’est passé quelque chose ici aussi ? » demanda-t-il vivement d’après les conclusions qu’il avait pu tirer des situations précédemment rencontrées.
Elland s’écarta pour les laisser entrer puis, désignant la salle de prière, expliqua :
– « Jayce, un prêtre que je connaissais, est mort là-dedans. Il a été décapité et l’Évêque Millet est introuvable, tout comme les autres prêtres et le personnel. Tous ont disparu. »
Un prêtre tué et un évêque disparu ? Plus un seul être vivant dans cette église ?
Le cœur lourd, Klein saisit le froid sifflet de cuivre d’Azik.
Il était évident que les prêtres et l’évêque n’étaient pas la principale force de l’Église des Tempêtes pour ce qui était de gérer les affaires Transcendantes au Port de Bansy. Sous cet édifice se trouvaient sans doute une équipe de Punisseurs Mandatés formée de 6 à 8 Transcendants ainsi qu’un certain nombre d’Artefacts Scellés. Des Transcendants de Haute Séquence ne seraient pas en mesure d’anéantir cette force en un court laps de temps sans causer de remous.
Tant qu’ils sont en vie et capables d’utiliser des Artefacts Scellés, le problème ne devrait pas être trop grave… Que font donc les Punisseurs Mandatés à l’heure actuelle ?
De par son expérience en tant que Faucon de Nuit, Klein avait une idée des procédures opérationnelles standard.
Il suivit Elland jusqu’à la salle de prière et examina le corps du défunt prêtre.
Jayce avait connu une mort tragique et semblait avoir été décapité vivant. Contrairement aux monstres qui sévissaient au dehors, sa tête n’était pas rattachée à l’œsophage.
Dans la Vision Spirituelle de Klein, ce prêtre n’avait plus d’esprit résiduel. Il lui serait très difficile de procéder à un rituel de canalisation.
Est-ce une technique de mise à mort bien spécifique ou s’est-on occupé de lui en conséquence ? Il est différent des monstres que j’ai vus dehors. Est-ce parce que l’opération s’est déroulée dans la précipitation ?
En recoupant tout ce qu’il savait, Klein tira une conclusion de ses hypothèses.
Selon lui, il avait deux possibilités. Premièrement, quelque chose d’origine locale – peut-être un Artefact Scellé vivant ou un Transcendant de Moyenne Séquence – avait perdu le contrôle dans les soubassements. Il s’était échappé de l’église et ce faisant, avait tué Jayce, provoquant ensuite les changements anormaux survenu au Port de Bansy. L’évêque, les prêtres et les Punisseurs Mandatés s’étaient alors lancés dans une poursuite désespérée dans le but de reformer le sceau ou de se débarrasser du coupable. Les serviteurs avaient été conduits dans les sous-sols et étaient sous la protection des Punisseurs Mandatés restés sur place.
Mais cela n’expliquait pas l’étrange comportement des habitants du port.
Seconde possibilité : un certain nombre de personnes avaient relancé le rituel primitif de sacrifice au Dieu du Temps, et les têtes volantes comme les monstres sans tête correspondaient à ce que l’on disait de la consommation de chair et de sang lors des rituels sacrificiels et à l’enfouissement des têtes dans l’autel. Pour une raison inconnue, ce groupe de personnes avait attaqué la cathédrale et tué le Révérend Jayce. La population était plus ou moins au courant de la situation, mais avait opté pour le silence.
Il se peut qu’ils aient déjà attaqué la zone souterraine et soient actuellement engagés dans une intense bataille avec les Punisseurs Mandatés, les prêtres et l’évêque, qui eux sont assistés par des Artefacts Scellés. Ils ont peut-être transformé tous les serviteurs en monstres ou les ont jetés dehors. Peut-être aussi sont-ils poursuivis par les Transcendants de l’Église des Tempêtes et ont-ils envoyé les serviteurs dans les soubassements pour les protéger et éviter tout accident… Comme il n’ont rien fait du cadavre de Jayce, je pencherais plutôt pour ce dernier cas de figure… Si je descends dans les sous-sols pour en avoir confirmation, je serai certainement attaqué dans la mesure où en tant que Transcendants, nous ne leur sommes pas familiers… De plus, la force restante pourrait ne pas suffire…
Klein regarda le prêtre étendu au sol et constata que sa caractéristique Transcendante s’était condensée en un saphir bleu au niveau de son cou.
Détournant le regard, il s’abstint de la récupérer – ne voulant s’attirer les violentes représailles de l’Église des Tempêtes – et se tourna vers Elland et Harris.
– « Retournons au navire. »
Il lança négligemment une pièce d’or pour s’assurer qu’il n’y avait pas de combat en cours dans les soubassements.
De toute façon, qu’il y ait ou non des Punisseurs Mandatés présents, le terrain de la cathédrale n’était plus adapté à un séjour prolongé. Klein n’étant pas certain que de son hypothèse, il n’avait d’autre choix que la sécurité.
– « D’accord ! » répondit Elland qui, lui non plus, n’avait aucune envie de s’attarder à attendre, nerveux, que d’autres choses se produisent.
S’il retournait à l’Agate Blanche, il aurait à sa disposition de nombreux canons et des marins capables, dans une certaine mesure, de faire face aux éventuels accidents.
Après une courte pause, le groupe quitta la cathédrale.
La présence d’Elland et de Harris avait nettement resserré la défense. N’ayant plus à lancer le sifflet de cuivre pour attirer les monstres, Klein le remit dans sa poche.
– « Devons-nous envoyer un télégramme au quartier général de l’Église des Tempêtes pour faire un rapport sur le Port de Bansy ? » demanda Elland, prudent, au bout de quelques pas.
Ainsi, même en cas d’imprévus majeurs et s’ils tenaient bon, ils finiraient par être sauvés.
Klein n’y voyait pas d’objection. Tandis qu’il marchait dans le fin brouillard qui s’étendait devant lui, il répondit calmement :
– « Nous passerons par le bureau du télégraphe. »
Ouf ! soupira Danitz Le Flamboyant, soulagé. Soudain, son cœur s’emballa.
Il craignait que l’Église des Tempêtes ne vienne à enquêter et ne découvre qu’un infâme pirate avait joué un rôle important dans cette affaire, et d’ici là, probablement serait-il encore piégé sur l’Agate Blanche.
Bien que j’ai sauvé des gens, les Punisseurs Mandatés ne sont pas tendres envers ceux qui ne sont pas des leurs, surtout que je suis un pirate…
D’abord décontenancé, Danitz décida de passer outre le danger immédiat et de se pencher sur d’autres questions.
Après avoir marché un moment, ils aperçurent le bureau du télégraphe. Une faible lumière jaune émergea soudain du brouillard et s’approcha d’eux depuis la rue latérale.
C’était un homme d’âge moyen, une lanterne à la main.
Il portait une robe d’évêque d’un bleu sombre brodée du symbole de la tempête. Il avait la tête baissée, le visage pâle. Sa respiration était sifflante et il marchait en titubant.
Elland regarda attentivement et s’exclama :
– « Monseigneur Millet ? »
L’homme redressa la tête et leva sa lampe-tempête :
– « Elland, c’est vous ? »
Klein recula d’un pas pour laisser Elland se détacher. Il ne voulait pas que l’évêque de l’Église des Tempêtes le remarque.
Danitz lui-même se fit tout petit et se cacha derrière Urdi.
– « Oui, Votre Excellence. Jayce est mort. Que s’est-il passé ? »
Elland n’était pas un novice, aussi ne s’avança-t-il pas directement.
L’évêque Millet toussota :
– « Une vieille coutume est de retour. Un groupe de païens au sang souillé ont commencé à offrir des sacrifices vivants et à consommer leur chair et leur sang.
« Jayce a remarqué qu’ils posaient problème et finalement, ils l’ont tué.
« Il n’est plus possible d’étouffer l’affaire. Ils ont utilisé ce rituel sacrificiel pour modifier le temps et ont tenté d’attaquer la cathédrale. Vaincus par les Punisseurs Mandatés, ils se sont enfuis dans la montagne et réfugiés dans la grotte où se trouve l’autel.
« J’ai été blessé dans la bataille. Comme je ne pouvais pas tenir plus longtemps, je n’ai pu que revenir lentement sur mes pas. »
Alors qu’il finissait de parler, une boule de lumière brillante jaillit du brouillard lointain. On aurait dit que d’innombrables éclairs s’abattaient sur lui.
Cette lumière permit à Klein et au groupe de voir la chaîne de montagnes couverte de brume non loin du rivage ainsi que le pic lié aux orages.
Dans une certaine mesure, cela confirmait les dires de Millet.
Elland allait s’avancer pour soutenir l’Évêque des Tempêtes lorsqu’il vit Gehrman Sparrow sortir une pièce d’or, tout en murmurant :
– « Il a de mauvaises intentions. »
La pièce s’envola, tournoya puis retomba dans la paume de Klein, face vers le haut.
La réponse était positive !
Alors que l’Évêque Millet le regardait fixement, une lumière d’un rouge sombre passa brusquement dans ses yeux marron clair.