Chapitre 21 – La Mezzanine
En brandissant une pelle, Grande-Gueule l’enfonça dans la fissure de la roche et commença à frapper frénétiquement la main verte, pendant que Gros-lard donnait des coups de pied et se tortillait dans son emprise :
― Fais attention, bon sang, tu vas m’amputer le pied avec ta pelle ! hurla-t-il.
― Continue à danser là-dessous et je te coupe toute la jambe, espèce de gros idiot, rugit Grande-Gueule.
― Puis-je avoir un remplaçant ici, s’il vous plaît ? cria le Gros, Ce type m’a toujours détesté et il profite de cette occasion pour me tuer tout en prétendant être un héros.
Ye Cheng et le moine Hua se précipitèrent tous les deux pour apporter un soutien, mais Cheng réussit à briser la roche et atterrit juste à côté du Gros. Hua tendit la main pour l’attraper mais il heurta la mienne qui le tenait. Je perdis prise et Gros-lard tomba jusqu’à la plateforme suivante, tel une énorme boulette de pâte dans un ragoût.
Des tremblements violents se produisirent ensuite tout autour de nous. Nous glissâmes et atterrîmes sur un étage en dessous, faisant s’effondrer des briques et des roches à proximité. Nous étions sur une plateforme qui avait été construite en dessous du sanctuaire, faisant saillie sur le côté de la falaise. Seul le cordage auquel nous étions attachés nous avait empêchés de tomber au sol, bien en dessous de nous.
Dans l’obscurité, nous entendions le moine Hua appeler :
― Le Gros, où es-tu ? Est-ce que cette main verte est toujours accrochée à ton pied ?
Le Gros se trouvait en dessous d’un tas de briques, de roches et de nous tous. Ses gémissements étaient forts et pitoyables :
― Elle est toujours accrochée, et maintenant elle est serrée sur ma cuisse. Dépêchez-vous, bon sang, et libérez-moi de cette chose.
Ceux d’entre nous qui étaient allongés sur le dessus de la pile lançaient toutes les pierres et briques qu’ils pouvaient atteindre par-dessus le bord de la plateforme. Enfin, nous réussîmes à atteindre Grande-Gueule, en le libérant en premier, puis Hua et enfin Gros-lard, dont le visage était rouge de rage et de douleur :
― Vous étiez comme un millier d’entailles étalées sur moi, un homicide lent et douloureux. Soyez plus prudents la prochaine fois, d’accord ?
― Où est cette chose que tu avais à ton pied ? demanda Grande-Gueule.
Le Gros secoua sa jambe, puis l’examina avec prudence :
― Elle est partie ! Bien qu’avec une chute comme la mienne, ce n’est pas étonnant. Elle est probablement au bas de la montagne maintenant.
― Elle pourrait encore être à proximité, avertit le moine Hua, Sortez vos lampes de poche et regardons tous.
Ye Cheng fut le premier à éclairer nos environs. Il pointa dans ma direction et m’aveugla presque avec sa lumière :
― Pouvez-vous déplacer cette fichue chose hors de mes yeux ? grognai-je, alors que je réalisai l’expression sur le visage de Ye Cheng. À contrecœur, je me tournai pour voir ce qui l’effrayait autant.
À moins de trente centimètres de mon nez se trouvait un visage ridé au teint vert-violet, comme s’il avait été gravement contusionné. Sans réfléchir, j’attrapai une brique à proximité et la fracassai sur cette chose, puis je m’en éloignai autant que possible.
Tout le monde avait sorti ses lampes et je pouvais voir comme des alcôves dans la falaise, chacun contenant une momie flétrie à la chair verte violacée. Elles étaient placées très proches les unes des autres, toutes assises en tailleur comme si elles avaient gelé à mort en pleine méditation. Il semblait y en avoir des centaines, toutes me fixant du regard. Je criai et Ye Cheng sombrait dans l’inconscience.
Je regardai où se trouvait le visage à côté de moi et je vis le corps écrasé et brisé d’une des momies. Il y avait une main coupée à proximité de Gros-lard, desséchée et courbée en forme de crochet :
― Elle est solidement gelée, aussi dure que n’importe quelle roche, déclara-t-il en la prenant pour l’examiner de plus près.
― Tu es terrifié par un morceau de glace ? demanda Grande-Gueule. Tu te prends pour un héros qui déterre des tombes, gras du bide?
― Si tu avais été assez courageux pour aller dans cette fosse en premier, comme moi, tu saurais toi-même à quoi ressemble cette maudite chose. Mais puisque tu m’as laissé prendre soin de toi, tu ne sauras jamais ce que c’est que d’être un héros, marmonna le Gros. Il était clair que lui et Grande-Gueule n’étaient pas destinés à devenir les meilleurs amis, du moins pas dans cette vie.
Nous observâmes autour de nous, lampe à la main, et Grande-Gueule demanda à Hua :
― Pourquoi y a-t-il autant de morts ici ? Je n’ai jamais rien vu de tel auparavant.
― D’après ce que je vois, ceci devrait être la plateforme qui tenait les corps destinés à être sacrifiés pendant la cérémonie funéraire. Mais ça… je ne comprends pas du tout. Aucune tombe impériale de quelque dynastie que ce soit ne ressemble à celle-ci… Quel genre de personnes étaient ces cadavres ? répondit le moine.
Les corps me donnaient la nausée, mais je réprimai cette sensation et dirigeai ma lampe vers l’un d’eux. Une couche de glace l’entourait et son visage ridé était bien conservé. Il avait les yeux fermés et la bouche grande ouverte, révélant de longues canines aiguisées.
― Ce ne sont pas des êtres humains, dit le Gros, Regardez ces dents. Si l’un de ces gars embrassait une fille, il lui arracherait le visage en même temps.
― Pas humains ? Ye Cheng avait repris conscience, toutefois en entendant cela, il fut presque sur le point de s’évanouir à nouveau, Alors quoi, ce sont des monstres ?
― Ils pourraient être des yétis, des hommes des neiges, sauf qu’ils n’ont pas de poils, bafouilla le Gros.
― Balivernes, rétorqua Hua, De quoi parlez-vous ? Les dents de ces cadavres ont été affûtées à la main. C’était une partie cruciale du chamanisme à l’époque ancienne, jusqu’à ce que les gens commencent à porter des masques aux dents pointues à la place. Une chose est sûre. Ces hommes n’étaient ni Jurchen ni Mongols, regardez simplement leurs corps. Ils étaient enveloppés dans du lin pour une inhumation sous la glace.
Je me souvenais des corps emmurés dans la glace du glacier que nous avions vus la nuit où nous avions campé près de la Petite Montagne Sacrée :
― Est-ce que ce pourraient être les cadavres des générations précédentes, dis-je, qui ont été déterrés du site d’inhumation glaciaire lorsque Wang Canghai a construit ce mausolée ?
Le moine Hua hocha la tête :
― Absolument. Cette grotte aurait pu être un cimetière autrefois où les ancêtres locaux pratiquaient leurs inhumations glaciaires, mais elle a ensuite été transformée en fausse tombe sacrée de sacrifice par Wang Canghai. Ces cadavres ont dû être découverts pendant la phase d’excavation du projet.
― Si c’est ce qui s’est passé, demanda le Gros, pourquoi Wang Canghai n’a-t-il pas brûlé les corps ? Et quel rôle voulait-il leur attribuer ici ?
― Qui sait ? Vous voyez à quel point ces momies sont effrayantes ? De nombreuses cérémonies chamaniques dépendent de cadavres. L’agencement ici pourrait être lié à des sorts et à de la sorcellerie. D’horribles choses pourraient se produire. Peut-être que ces corps sont la raison pour laquelle nous n’avons pas pu sortir il y a quelques minutes. Nous devons être très prudents.
Je pensais à l’ensemble de cadavres que Lao Yang et moi avions trouvé sur notre chemin vers l’arbre de bronze, et aux tas de corps pâles que nous avions vus dans la caverne des zombies de sang. Les expéditions dans lesquelles les poissons de bronze étaient impliqués semblaient toujours nous conduire dans des endroits contenant une multitude de cadavres. La magie noire était-elle responsable de cela ?
Le chamanisme n’était pas vraiment une religion mais plutôt une forme de sorcellerie aborigène combinée au culte des esprits, renforcée par des plantes psychotropes et des herbes médicinales. J’ignorai beaucoup de choses à ce sujet, excepté ce que j’avais vu dans de vieux films sur la dynastie Qing. Je savais que les pouvoirs chamaniques avaient peu à peu disparu historiquement, et que certains d’entre eux se perpétuaient dans les pratiques tantriques du bouddhisme tibétain.
On m’avait appris que le chamanisme était une superstition maléfique et que cela faisait partie des cérémonies Gu du peuple She. Y avait-il un lien entre les cérémonies à l’arbre de bronze et celles de cet endroit ?
Hua vit l’expression confuse sur mon visage pendant que je réfléchissais à ce qui nous entourait :
― Ceci n’est que spéculation, vous comprenez. Tout ce dont je suis certain, c’est que nous devons sortir d’ici au plus vite. Répartissons-nous pour couvrir autant de surface que possible et commençons à chercher une sortie.
Nous étions tous d’accord et nous commençâmes à chercher un moyen de déguerpir de cette falaise encombrée de cadavres. Je n’avais rien trouvé et j’étais prêt à rebrousser chemin lorsque j’entendis crier Grande-Gueule :
― Maudit sois-tu, le Gros, qu’est-ce que tu manigances maintenant ?
Nous nous retournâmes pour voir ce qui se passait et vîmes le Gros accroupi parmi les cadavres. Sa bouche était grande ouverte et son visage vert violacé. Il se confondait presque avec les corps qui l’entouraient. Le plus étrange de tout était que pour la première fois depuis que je l’avais rencontré, il n’avait absolument rien à dire pour lui-même.