Aucun de nous n’a dit un mot pendant que Qilin achevait son geste silencieux de respect, se levait et reprenait son détachement habituel vis-à-vis de tout et de tous. Nous savions qu’il valait mieux ne pas lui demander de s’expliquer.
Il était plus utile de nous concentrer sur la récupération de nos forces. De ce fait, nous nous assîmes, bûmes des tasses de thé chaud et fixâmes les montagnes qui devenaient violettes dans le crépuscule.
Après que Shunzi ait récupéré son énergie, il commença à parler :
― Dans les temps anciens, les Cinq Pics Sacrés formaient une seule montagne majestueuse, jusqu’à ce qu’un être surnaturel la divise en cinq morceaux distincts à l’aide d’une épée magique. Mon grand-père m’a raconté qu’au-delà des Pics de la Trinité se dressait une montagne mystérieuse appelée l’Échelle. Au sommet de cette montagne se trouve une échelle qui, lorsqu’elle est visible, relie notre monde au Palais dans les Nuages, au Paradis en quelque sorte. Cependant, ce sommet est souvent caché par des nuages épais, dissimulant l’échelle. Seuls quelques rares moments permettent de le distinguer lorsque le temps est clair et que des rayons de lumière arc-en-ciel apparaissent entre la Montagne et les Cinq Pics Sacrés, pour dévoiler sa beauté étrange.
― Foutaises, interrompit Gros-lard, Le Palais dans les Nuages se trouve dans les Montagnes de la Trinité, pas sur la Montagne de l’Échelle. Cette légende est absurde.
Le moine Hua prit la parole :
― J’ai déjà entendu cette histoire. D’après ma théorie, lors de la construction du Palais dans les Nuages, son image a été projetée sur la neige de la Montagne de l’Échelle, créant ainsi un mirage. Étant donné le brouillard environnant la montagne, les observateurs ont confondu le reflet avec une construction réelle dans le ciel.
― Mais les mirages se produisent dans les déserts ou près des lacs, pas sur les montagnes enneigées, argumentai-je, Je suis d’avis que Wang Canghai a délibérément intégré cette caractéristique au feng shui lors de la construction du palais, afin de dissimuler l’entrée de manière permanente à quiconque.
― Chacun croit ce qu’il veut, dit Shunzi, Il commence à faire nuit et nous devons encore trouver un terrain plat pour établir notre campement. Il rassembla les tasses à thé alors que je jetai un coup d’œil à ma montre. Il avait raison, il ne nous restait qu’une heure avant la tombée de la nuit.
Mais dans quelle direction ? Nous nous regroupâmes autour de Chen Pi, en lui demandant de prendre cette décision. Le vieil homme était encore en mauvaise posture après la longue ascension, mais il avait réussi à se ressaisir suffisamment pour nous donner une réponse :
― Notre destination devrait se trouver juste en dessous de nos pieds. Posons simplement quelques pelles et voyons ce qu’il y a sous la neige avant de décider de la suite des événements.
La neige était beaucoup plus molle que la boue à travers laquelle nous nous frayions habituellement un chemin pour atteindre une tombe, il était donc facile de plonger nos pelles à travers les bancs de neige. En quelques minutes, nous parvînmes à creuser plus d’une douzaine de tunnels préliminaires jusqu’à être bloqué à une profondeur de vingt pieds, où nous ne pouvions plus avancer. Nous retirâmes nos pelles et constatâmes qu’il n’y avait rien qui y adhérait, pas même des cristaux de neige.
― Merde, dit le Gros d’un ton explosif, Nous avons atteint le glacier, qui est aussi dure que du béton. Nous ne pouvons pas percer cela. Il a neigé ici pendant des milliers d’années et la neige a été comprimée en une glace encore plus dense. La première tombe, celle avec les corps des travailleurs décédés, est probablement encastrée dans ce glacier, ne pensez-vous pas ?
Nous étions tous d’accord, mais comment alors traverser cette barrière infranchissable ?
― Dommage que nous n’ayons pas de dynamite avec nous, dit Grande-Gueule, Une seule brèche nous dégagerait la neige pour que nous puissions voir ce qui se trouve sous la glace.
― J’ai de la dynamite dans mon sac, annonça Hua, Mais regardez au-dessus de nos têtes. Ne serait-ce pas du suicide de faire un trou avec un explosif compte tenu de ce qui nous entoure ?
Nous regardâmes en l’air. une imposante chaîne de montagnes se dressait majestueusement au-dessus de nous, ses falaises abruptes recouvertes d’un épais manteau neigeux s’étendant à perte de vue. Nous, en bas, nous sentions minuscules, tels des fourmis attendant d’être écrasées. Il ne nous manquait qu’un peu de neige pour être complètement ensevelis et y dormir à jamais.
― Quel choix avons-nous ? s’exclama Grande-Gueule, Soit nous surmontons ce problème, soit nous rentrons chez nous comme des perdants. Utilisons vos explosifs, Frère Moine. Nous allons nous en sortir.
― C’est un risque trop grand, Grande-Gueule, dis-je.
― Arrêtez de vous disputer et écoutez un expert, aboya Hua en pointant du doigt Lang Feng.
Panzi et moi nous tûmes. Cette petite crevette, un expert ? Et nous regardâmes Lang Feng avec scepticisme.
― Faites-le, dit-il.
― Vous êtes sûrs ? demanda Gros-lard, C’est comme faire exploser des pétards dans un pot de tofu. Vous pouvez faire un trou ici sans mettre la surface en mouvement ?
Lang Feng fit un signe de tête :
― Quand j’étais mineur, j’ai fait exploser au moins dix mille trous. Ce n’est rien.
Le moine Hua nous regarda et sourit :
― Bien qu’il ne parle pas beaucoup, Lang Feng a été mineur pendant vingt ans. Il fait des explosions depuis l’âge de quatorze ans et a aplati au moins vingt collines. Notre vieux s’est pris d’affection pour lui et lui a donné une place dans notre secteur il y a environ un an. Aujourd’hui, tout le monde l’appelle le Dieu de la dynamite. Il n’y a personne de meilleur que lui.
― Donc, vous êtes le Dieu de la dynamite ? demanda Grande-Gueule, bouche bée, J’ai entendu parler de vous.
― Ce n’est qu’un surnom, répondit Lang Feng, un peu intimidé et embarrassé.
― Si Lang Feng dit que c’est certain, je suggère que nous devrions le faire. Est-ce que l’un de vous s’y oppose ? dit Hua.
― Faisons-le, dis-je, ce que personne ne contesta.
Comme nous étions tous du même avis, Lang Feng et Ye Cheng sortirent une pelle Luoyang et commencèrent à visser une tête en spirale à son extrémité. Ensuite, ils firent quelques essais en perçant des trous dans la neige.
Lang Feng mélangea plusieurs types de poudres afin de créer une forme unique de dynamite. Il enterra quelques détonateurs à faible puissance au fond des trous. Je savais qu’il avait réduit la puissance de ses explosifs à moins de celle de dix canons. Ce gars était expérimenté. Les explosions furent suffisantes pour créer un passage, mais pas assez pour perturber les tonnes de neige qui menaçaient nos vies.
À la vue de cela, Shunzi devint fou. Il se précipita vers le moine Hua en hurlant :
― Arrêtez cet homme ! Il va profaner la montagne sacrée ! Puis il se jeta sur Lang Feng, qui le mit calmement K.O. avec une pioche à proximité, puis reprit son travail.
Le Gros tapa du pied sur le corps inconscient de Shunzi et demanda à Hua :
― Qu’est-ce qu’on fait de ce crétin ?
― Pour l’instant, mettons-le de côté. Nous avons toujours besoin de lui pour nous ramener en sécurité une fois que nous aurons terminé. Nous l’emmènerons dans le palais souterrain, le reléguerons dans un coin et lui donnerons plus d’argent. Ensuite, il nous laissera tranquilles. Après tout, quels dégâts peut-il causer ? Il est à peine capable de remplir sa tâche pour laquelle nous l’avons engagé.
Lang Feng était en effet un professionnel, rapide et précis. Quand tout fut prêt, il fit signe de la main de nous mettre à l’abri.
Je m’attendais à ce que les détonateurs produisent une puissante explosion, projetant une vague de neige dans l’air. Cependant, au lieu de cela, la surface lisse et plane de la neige commença à se fissurer silencieusement. D’énormes avalanches dévalèrent la montagne, tels des cascades, et le sol trembla violemment sous nos pieds.
Toutefois, l’effondrement ne dura pas. Les cascades s’arrêtèrent rapidement et une imposante couche de boue mélangée à de la neige et de la glace apparut sous nos pieds : la surface du glacier.
Gros-lard était assis près de moi, les yeux bien fermés, ignorant que l’explosion avait déjà eu lieu. Je le secouai légèrement. Surpris, il regarda autour de lui et s’exclama :
― Putain, ça n’a vraiment pas fait de bruit.
Je me demandais si les compétences de Lang Feng étaient réellement aussi parfaites ou si c’était simplement un heureux hasard, mais mis à part une brève coulée de neige, il ne semblait y avoir aucune menace d’autre avalanche. Après avoir attendu une minute sans ressentir ni voir aucun signe de chute de neige, nous nous détendîmes progressivement.
Je levai mes deux pouces en direction de Lang Feng, tandis que Grande-Gueule lui tapa dans le dos pour exprimer son soulagement. Cependant, avant même qu’il n’ait pu prononcer un mot, la neige commença à s’effondrer tout autour de nous.
― Chut ! siffla le Gros.
Nos regards s’inclinèrent vers le haut et nous vîmes une fissure noire et glaciale se propager lentement sur la pente au-dessus de nos têtes, se divisant en de nombreuses plus petites qui s’étendaient à travers la neige et dont les rouleaux grossissants nous entouraient.
Nom de Dieu, pensai-je, on dirait que Lang Feng a perdu son statut de Dieu de la Dynamite aujourd’hui.
― Ne dites rien – ne pétez même pas, chuchota Gros-lard de façon presque inaudible, Tout le monde cherche un gros rocher ou une crevasse pour se mettre à l’abri, on est tous foutus.
― C’est impossible, gémit Lang Feng, j’ai mesuré exactement la bonne quantité.
Le moine Hua couvrit la bouche de Lang Feng de sa main, tandis que Gros-lard pointait un immense rocher en forme de noix, offrant une ouverture pour s’abriter. Il attacha une corde autour de sa taille et la jeta vers nous. Les mâchoires serrées, il avança lentement sur le glacier qui nous séparait du rocher protecteur. En posant chaque pied avec précaution, comme s’ils étaient de verre, il atteignit son objectif en seulement trois pas, puis serra la corde et nous demanda de le suivre.
D’abord Grande-Gueule et Qilin, puis les autres, traversèrent la glace du glacier sur la pointe des pieds aussi rapidement qu’ils le purent. Lang Feng portait Chen Pi sur son dos et Ye Cheng transportait Shunzi inconscient.
Lorsque je les vis tous de l’autre côté, sains et saufs, j’effectuai mon premier pas sur la glace.
Depuis mon enfance, mon équilibre avait toujours été précaire. Très gauche pour faire du vélo, le patinage sur glace était une véritable épreuve pour moi, persuadé qu’elle se briserait sous mes pieds et que je me fracturerai tous les os. Mes jambes tremblaient tellement violemment que je peinais à me tenir debout et la panique qui m’envahissait était perceptible sur mon visage et par tous ceux qui me regardaient.
― Allez, m’encouragea Gros-lard, Ne réfléchis pas. Fais juste trois pas et tu seras en sécurité. Tu peux le faire en un saut.
Je me reculai afin de prendre suffisamment d’élan pour sauter, mais mes pieds glissèrent sous moi. En un instant, mon corps se tendit contre la corde qui me retenait, et je basculai dans le vide. Grande-Gueule et le Gros tirèrent aussitôt sur la corde, me faisant remonter de plusieurs pieds vers la sécurité. Rapidement, j’arrachai mon piolet de ma ceinture et le plantai fermement dans la paroi, me hissant ainsi plus haut. Puis je ressenti une vibration au-dessus de ma tête. Un nuage de brouillard descendait autour de moi, m’empêchant de voir quoi que ce soit d’autre que la blancheur opaque. Je savais alors que j’étais pris dans une avalanche.
Tout ce que j’entendais, c’était le Gros qui criait :
― Tiens-toi à ton piolet ! Agrippe-toi à la surface de la glace !
Puis l’obscurité m’engloutit. Mon corps s’enfonçait comme si douze hommes tiraient sur mes vêtements, me traînant vers le bas. La corde autour de ma taille coupait ma peau et un souffle d’air inonda mes poumons, me faisant suffoquer. Une force puissante frappa toutes les parties de mon corps. Je ne pouvais même pas relever la tête. Bientôt, ma gorge commença à se serrer, mon nez et ma bouche se remplissaient de neige.
Je suis responsable de ça, réalisai-je. Avec mon piolet, je délogeai les couches de neige qui m’ensevelissaient vivant. Prisonnier de mon linceul de neige, mon corps tourbillonnait sans contrôle. Je tentai de saisir mon piolet, mais mes mains semblaient avoir disparu dans la tempête.
Je senti alors la corde se soulever un peu et mon corps avec elle. Mon Dieu, pensai-je, Le Gros et les autres me sauvent. J’essayai de nager à travers la neige, me poussant dans la direction de la corde qui me tirait. Un bruit assourdissant résonnait dans mes oreilles et la lumière me piquait les yeux. J’étais libre.
Gros-lard et Lang Feng me surplombaient, criant :
― Es-tu toujours en vie ?
J’avalai une gorgée d’air frais et hochai la tête. Je regardai en bas et vis la vallée enveloppée dans la brume blanche de mon avalanche.
Le Gros attrapa mes épaules :
― Gamin, tu as vraiment eu de la chance. Sois reconnaissant que ce n’était qu’une petite avalanche, pas une vraie. Sinon, j’aurais probablement été entraîné avec toi.
Fixant droit devant moi, j’aperçu un glacier gigantesque, nettoyé de la neige qui le recouvrait. Ye Cheng murmurait à côté de moi :
― Le canon de Lang Feng n’était pas complètement foutu, et Hua pointait sa lampe de poche dans les profondeurs de la glace, espérant voir des traces d’une tombe.
Gros-lard avait la vue perçante d’un faucon affamé. Il cria quelque chose, saisit une lampe de poche et dirigea son faisceau. Au sein des profondeurs bleu pâle du glacier se trouvait une énorme ombre partiellement visible, recroquevillée comme un enfant avec une tête surdimensionnée.