« Donne-moi au moins une raison d’utiliser mes compétences, Nomad. »
Cela fait maintenant plus de trois heures que Charade me torture, je crois. C’est assez difficile à savoir alors que je perds par moment conscience. Pendant une de mes pertes de connaissances, ils ont retiré mon équipement et je n’ai maintenant plus sur le dos que les vêtements qu’ils ont jugé être sans danger pour eux.
Charade n’a au moins pas retouché à Blue ou aux Guides. Malheureusement, il se sert toujours de Yuu pour me réveiller quand il en a besoin.
Je comptais encore sur les rats sous la trappe pour m’aider, mais en appuyant sur un bouton, Charade m’a forcé à rompre les liens en allumant un brasier. C’était un piège de plus pour me faire souffrir. Il s’attendait à ce que je dresse ses rats et m’a juste donné l’impression que je pourrais m’en servir.
Même si un lien de niveau 1 est moins dangereux pour moi que le lien de niveau 4 avec Yuu, la quantité de rats en train de souffrir ne ferait que s’ajouter à ma souffrance. Charade a semblé déçu de ne pas me voir souffrir autrement qu’en pensant à la souffrance des rats, mais cela n’a semblé le gêner qu’un instant.
Je ne sais pas ce qu’il est arrivé à Korail et aux rats à qui j’ai demandé de commencer l’attaque… mais ils ne sont clairement pas ici. J’ai trop de difficultés pour me concentrer sur les liens et il y en a trop pour que ce soit possible. Je peux à peine savoir que Micha, Persée et Juliette vont bien. Pour ce qui est de Yuu, il est encore inconscient, mais je n’ai pas la sensation que son état se soit dégradé. Tant que le stylo reste enfoncé dans son corps, j’ai au moins l’impression d’avoir du temps avant que son état n’empire.
Savoir cela m’a pris une dizaine de minutes d’intense concentration pour chacun de mes animaux. Tout cela en étant torturé par Charade et en ressentant la douleur décuplée de Yuu à travers le lien. C’est simplement possible grâce au niveau des liens et parce que j’ai l’habitude d’être blessé au combat.
D’ailleurs, en parlant de blessure, j’admets facilement que Charade est « doué » en tant qu’Inquisiteur. Plus le temps passe et plus il trouve de méthodes pour me faire souffrir. J’essaye de faire abstraction, mais quand il voit que le résultat n’est plus aussi efficace, il passe juste à un autre endroit… Simplement sentir sa respiration sur les plaies qu’il a laissées à l’air libre est suffisant pour me faire frissonner de douleur maintenant.
… J’essaye de ne pas réfléchir à ce qu’il me fait subir. D’une certaine façon, cela diminue la douleur. À ce rythme, je vais devoir créer une échelle de douleur. Là par exemple, j’en suis à 7 sur 10, mais cela lui arrive de passer à 9 par moment quand il utilise du feu, de l’acide ou des outils et c’est là qu’il est le plus difficile de réfléchir. Ma pire expérience reste ma rencontre avec Angela, mais Charade n’a pas trop de mal à me faire hurler malheureusement.
Et le pire reste ce sentiment que je ne pourrai pas m’échapper d’ici.
… Non. Je ne peux pas me mettre à penser comme cela. Je dois sortir mes animaux d’ici. Je dois sortir les Guides d’ici. Je dois sortir d’ici.
Ghg. Une nouvelle vague de douleur me fait perdre conscience. Sans savoir combien de temps vient de s’écouler, je finis par reprendre connaissance alors que je peux sentir le goût d’une potion dans ma bouche.
J’ai l’impression que c’est une potion de vigueur et cela me permet de retrouver un peu de lucidité à défaut de soigner mes blessures.
Le garde devant moi s’écarte en me frappant au visage, mais je l’ignore, ce n’est qu’une piqûre en comparaison du reste. Enfin, maintenant que je le remarque, je peux voir du dégoût et du malaise sur son visage. Mon état est si désagréable à regarder que ça ?
Je me racle la gorge et je crache par terre le mélange de sang épais et de potion que j’ai dans la bouche. Charade ne me fait pas la faveur de me réveiller pour rien. Je peux voir Maliel dans un coin de la pièce et malheureusement je crains le pire…
Je passe mon regard dans le souterrain et je la vois. Une cage avec une unique souris dedans. Mon visage se fige alors que je sens la colère me prendre. Maliel a bien capturé Micha. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis là, mais elle a dû la capturer à l’extérieur. Peut-être qu’elle a aussi croisé le trio de Primo Annos, mais je n’en vois aucun dans la pièce.
Cependant, je ne peux pas m’empêcher de regarder Maliel en étant furieux. Sa tentative pour me tuer dans le coffre… je ne lui pardonnerai pas. S’en prendre à Micha et l’offrir à Charade… Je peux sentir mon visage qui tremble de colère. La colère se propage ensuite et fait vibrer le reste de mon corps.
Je me moque d’être torturé. Je me moque de me faire arracher les doigts ou d’être brûlé au fer chaud alors qu’on me verse de l’acide sur le corps. Je me moque de ma souffrance. Je me fous même de sortir d’ici vivant maintenant.
S’en prendre aux Guides et à Blue en les torturant était une erreur. Blesser Yuu au point qu’il se retrouve dans cet état était une erreur. Mettre en cage Micha en l’offrant à un psychopathe d’Inquisiteur dont le seul délire est la souffrance des autres étaient une erreur.
La trahison de Maliel aussi était une erreur. Mon erreur. Pendant le peu de temps où je l’ai connue, j’ai cru que j’avais trouvé une amie… une sorte de rivale avec qui tout était possible. En quelques mois, elle a changé pour devenir mon ennemie. Pire, elle a fini par rejoindre une guilde de maniaques avant d’essayer de me tuer.
J’aurais dû en finir dans le coffre sans même me retourner.
Micha est effrayée et je n’arrive pas à la rassurer alors que la colère envahit la moindre de mes pensées. Personne n’a le droit de toucher à ceux qui sont avec moi et qui ont des rêves et des désirs innocents.
Je regarde Blue quelques instants qui sanglote toujours alors qu’elle a la tête posée contre le sol. Je la revois sourire ou même s’énerver ou s’inquiéter en me voyant en danger. Je repense à Pete qui a commencé à me respecter en me voyant me battre en décidant de prendre son destin en main. Il me regarde maintenant en attendant un miracle, mais il semble aussi se résigner à ce que cela n’arrive pas. Il pense sans doute qu’il va mourir ici dans un royaume putride sous la tour.
Je pense à Yuu dont le désir n’était que de découvrir les mondes et qui se retrouve blessé par un vulgaire stylo à mourir lentement sur une table alors qu’il fait partie de ma famille et qu’il ne devrait même pas avoir à souffrir un seul instant.
Je pense à Juliette réfugiée dans mon corps qui, à travers le lien, me supplie de la laisser agir pour m’aider alors qu’elle a compris qu’au moindre mouvement elle mourra.
Ce sont ma famille et mes amis qui sont en train de souffrir parce que je ne suis pas assez fort. Tout ce que j’ai construit depuis mon arrivée souffre devant moi et semble sur le point de disparaître.
… Micha. Personne n’a le droit de toucher à Micha. Ma Micha. Celle qui est prête à braver tous les dangers pour me sauver. Celle qui affronte des géants et des monstres qui pourraient la réduire en charpie en un seul coup. Elle n’a pas le droit de finir dans cette cage en s’inquiétant plus pour moi que pour elle.
Aucun d’eux ne devrait subir cela. Tous ces efforts et ces entraînements. Tous les combats et les morts pour finir ici ?! Dans une cave aménagée pour me détruire par un vieux rancunier ?!
Charade me regarde et sourit. Un sourire pervers qui laisse comprendre qu’il est heureux de me voir dans cet état. Il trouve ça tellement satisfaisant et il se sent obligé d’agrémenter ma colère d’une phrase.
« Passons à la torture de la souris. Je pense que je vais particulièrement apprécier cette partie. »
Je me fous de mourir. Personne n’a le droit de torturer ma famille. Elle me survivra, mais je ne la regarderai pas disparaître devant moi. Mon corps continue de trembler de colère alors que je sens mes dents qui grincent. Je ne veux pas les voir souffrir. Je suis terrifié qu’ils puissent mourir ici devant moi.
Tous ici. Je veux tous les tuer un par un en les faisant souffrir jusqu’à ce qu’ils hurlent en tentant de fuir. Talion, Maliel, Charade et tous les autres qui me regardent et apprécient le spectacle.
Je veux les broyer en retirant jusqu’à la chair sur leurs os que je mangerai devant eux. Qu’ils souffrent, qu’ils crèvent, qu’ils pleurent et supplient. Il ne restera plus rien d’eux.
Je peux sentir ce sentiment monstrueux qui continue de grandir encore et encore comme une avalanche devenant de plus en plus terrible alors qu’elle gronde, lourde et froide en détruisant tout, y compris mon humanité. Toutes les barrières se brisent une par une sur son chemin jusqu’à ce qu’un craquement plus puissant que les autres finisse par balayer ce qu’il me reste de raison en me soufflant ce que je dois faire.
Persée. Dévore.