Chapitre 85 : Une Route Épineuse
Le vieil homme mit un moment avant de réagir. Il souleva lentement la courtepointe, la repoussa au bord du lit et regarda en direction de l’Archevêque.
– « Si vous étiez enfermé dans cet endroit maudit, pensez-vous que vous pourriez manger ? » Demanda-t-il.
Il n’était pas facile de comprendre ce qu’il disait, on aurait dit que quelque chose lui obstruait la gorge. « Six mois! Voilà six mois que je suis piégé ici sans aucune nouvelle… Dites-moi, comment vont mes fils et mes filles ? »
En observant de plus près la cellule, Mayne remarqua que l’un des murs semblait avoir été marqué à l’aide d’un clou. Le vieil homme utilisait-il cette méthode pour calculer la date ?
Il se dirigea vers une chaise face au roi et interrogea à son tour :
– « Pourquoi demander des choses qui ne feront que vous rendre malheureux ? »
Ce dernier garda le silence durant un long moment, puis se mit à parler :
– « Ce n’est pas important pour moi. De toute façon, vous allez me tuer, n’est-ce pas ? »
– « En effet », répondit Mayne.
– « Puisque je suis condamné, le seul plaisir qui m’importe avant de mourir est de connaître leur situation! »
Plus Wimbledon parlait longtemps, plus sa voix ressemblait à un grognement.
« Que pourrais-je attendre d’autre ? » se dit Mayne, « En tant que Roi, il a appris à se forger un mental et un comportement solide. »
Lorsque le Roi fut kidnappé et remplacé par un dévot, il tenta à plusieurs reprises de se libérer sur la route qui le conduisait à Hermès. Malgré son emprisonnement, il ne sombra pas dans la folie. Wimbledon III tentait encore de négocier sa liberté. En dépit de tous les outrages dont il avait fait l’objet, il ne proféra jamais un seul cri, ce qui était très rare dans cette prison. Si le plan pouvait encore être modifié, Mayne aurait vraiment souhaité ne pas perdre une telle personne, dont le seul défaut fut d’être du mauvais côté de la conspiration.
« Puisque je suis déjà venu personnellement, peut-être devrais-je me contenter de l’informer du statu quo », pensait l’archevêque, « ou bien je pourrais simplement donner l’ordre, et l’instant d’après, un des Juges viendrait mettre fin à sa vie. »
Finalement, Mayne lui dit doucement :
– « Votre fils aîné, Gerald, est mort. Il a été décapité par votre second fils, Timothy, sur des accusations de trahison. Votre troisième fille, Garcia, a déclaré l’indépendance de la région frontalière du sud, s’accordant le titre de Reine de Clearwater, aussi une guerre entre elle et Timothy est-elle inévitable. Quant à votre quatrième fils et votre cinquième fille, nous n’avons pas beaucoup d’informations à leur sujet… ils sont toujours en vie. »
– « De quoi parlez-vous ? Rébellion ? Indépendance ? Qu’avez-vous fait ? » Demanda le Roi en colère.
– « Nous les avons poussé à se battre pour savoir qui deviendrait le prochain Roi », expliqua Mayne, satisfait. « Nous avons réparti vos enfants à travers tout le royaume, et déclaré que quiconque gouvernerait le mieux son territoire deviendrait le prochain Roi. »
En entendant cela, Wimbledon ferma les yeux, rempli de douleur, en s’efforçant de se couper du monde. Un long moment plus tard, il murmura enfin :
– « Pourquoi faites-vous tout cela ? Vous avez profité de la journée de prière pour m’amener prier isolément, et une fois sur place, m’avez dépouillé , allant jusqu’à voler ma Pierre du Châtiment Divin. Ensuite, les capacités d’une sorcière ont été utilisées pour me remplacer par une autre personne. Moyennant quoi vous êtes évidemment parvenus à conquérir lentement le pays, faisant en sorte que l’Église prenne le contrôle de chaque ville. Pourquoi a-t-il fallu que vous ordonniez cette lutte pour le Trône ? Moi, je ne peux pas… »
Comme le roi s’énervait de plus en plus, il fut pris d’une quinte de toux qui le secoua tout entier.
– « Tout simplement parce que nous ne pouvions pas donner l’ordre de massacrer vos enfants les uns après les autres! » Répondit Mayne, poursuivant son attaque verbale pour achever l’ancien Roi. « Peut-être que vous ne vous seriez pas opposé à nous, mais vos enfants n’auraient certainement pas agi comme vous le souhaitiez. Ils grandissent, se développent et ont leurs propres pensées, comme vous pouvez le constater en ce qui concerne votre troisième fille, Garcia. Il y a cinq ans, elle avait déjà entrepris de conquérir le Port de Clearwater. Aussi, même si nous n’avions pas lancé cet affrontement, lorsque vous seriez mort naturellement, pensez-vous qu’elle serait restée là à regarder Gerald monter sur le trône ? Mais surtout, nous n’avons pas le temps d’attendre votre mort naturelle pour nous débarrasser de vous, vous avez sans doute remarqué que le pouvoir d’une sorcière n’est pas permanent. »
– « Soyez maudit! Qu’est-ce que l’Église gagne à pousser mes enfants à se battre ? Elle tombera dans une mer de flammes, beaucoup de ses croyants seront tués au cours de la guerre, et le royaume deviendra un désordre total… »
Wimbledon eut soudain l’air distrait, ayant peine à croire la pensée qui lui venait à l’esprit.
« Vous voulez… » Une nouvelle et sévère quinte de toux interrompit à nouveau le roi. Lorsqu’il fut capable de parler, sa voix était devenue aussi fine que le tulle, comme si cette toux avait consommé toute l’énergie qui lui restait :
« Vous … voulez détruire la famille royale! »
– « Exactement, mais il serait plus précis de parler du pouvoir royal. »
Mayne ne put s’empêcher de féliciter intérieurement le Roi pour la vivacité de son jugement. « Pour avoir passé six mois dans ce sombre donjon sans perdre l’esprit, on pouvait déjà le considérer comme un homme d’une grande puissance de volonté. Mais de plus, il a gardé toute son intelligence. Les personnes capables d’un tel exploit se comptent sur les doigts d’une main », se dit-il.
« La monarchie sera toujours une entrave au développement de l’Église, même si elle venait à faiblir, elle se relèvera toujours comme une mauvaise herbe » expliqua-t-il. « Il n’y a qu’en l’éradiquant complètement que l’Église pourra ‘véritablement’ contrôler le Royaume. »
Wimbledon parut soudain très âgé. Auparavant, il avait peut-être l’air vieux, mais cette fois, on aurait dit que son esprit l’avait abandonné et que la lumière de ses yeux déclinait.
L’Archevêque reprit :
– « Le Royaume de Graycastle possède le plus grand territoire du continent et le plus grand nombre de soldats. Aussi, dans le cas d’une guerre frontale, mon église ne pourrait qu’être désavantagée. Nous avions déjà prévu tout cela depuis longtemps. Au cours d’une guerre civile, votre royaume perdra beaucoup de soldats et de mercenaires. Après avoir attendu deux à trois ans, l’Armée du châtiment Divin pourra aisément conquérir tout votre territoire. Mais vous n’avez pas à être triste, votre royaume n’est pas le seul que nous asservissons. Les trois autres subiront le même sort. A la place des Royaumes de Wolfsheart de l’Eternel Hiver, de l’Aube et de Graycastle, il n’y aura plus qu’un seul régime, l’Église, qui régnera sur tous les pays. »
Wimbledon devint complètement silencieux, l’homme qui avait gagné le trône de son frère par la force des armes était maintenant sans vie. Mayne eut peine à le supporter, mais au fond, il n’eut pas le moindre regret. L’Église avait également beaucoup investi dans ce projet. Un grand nombre de croyants exceptionnels avaient volontiers servi de pions, en dépit du danger que cela représentait pour leur vie.
Par exemple, l’homme qui avait joué le rôle de Wimbledon III était un membre dévoué des Juges, fort croyant et totalement fidèle à l’Église. Au départ, il aurait dû recevoir le rituel de transformation et devenir membre de l’Armée du Châtiment Divin.
Pour qu’il puisse accomplir sa mission, une sorcière changea son apparence. En mourant au château, ce soldat ne reçut aucun honneur. Auparavant, il aurait pu sculpter son nom au sommet du monument d’Hermès, mais à présent, l’Église ne pouvait qu’enterrer à jamais son souvenir.
Lorsque Mayne se rendit compte que Wimbledon ne parlerait plus, il sortit de sa poche une petite fiole de porcelaine et la lui donna à boire.
Le roi reprit ses esprits, but la potion et prononça ses dernières paroles :
– « Maudit… »
– « Oui ? » Demanda Mayne, attendant que le Roi poursuive.
– « Je vous maudis… Je vous attendrai dans les profondeurs de l’enfer. »
La voix de Wimbledon diminuait à chaque mot qu’il prononçait, si bien qu’à la fin, Mayne dut se concentrer pour comprendre ce qu’il disait.
– « C’est dommage qu’il n’y ait pas d’enfer dans ce monde. Même s’il y en avait un, je n’en fais pas partie. Tout ce que nous sommes en train de faire est pour la survie de l’humanité. Il n’y a qu’en unifiant les quatre royaumes que nous pourrons avoir assez de pouvoir pour affronter le véritable ennemi, ou sinon… »
L’archevêque se tut. La main de Wimbledon, sans force, venait de toucher le sol. Sa tête retombait sur le côté et sa poitrine avait cessé de se soulever.
« C’est la fin d’un Roi mais aussi notre commencement », pensa-t-il.
Mayne prit la bouteille et la remit dans sa poche. Puis il ouvrit la porte et s’avança dans le couloir, aussi silencieux que s’il n’y avait jamais eu de cris. Il expliqua simplement au membre des Juges comment gérer les suites, puis quitta le château sans se retourner.