Avant d’être autorisé à pénétrer dans la salle d’audience, Prius dut une fois de plus passer par fouille au corps. Mais celle-ci fut beaucoup plus pointue que la précédente. De haut en bas, on inspecta tous les recoins où il était possible de cacher un couteau. Ses semelles ne furent pas oubliées.

Introduit dans la salle, il se trouva enfin face au responsable de la défaite du Duc, Roland Winbledon, 4ème Prince du Royaume de Graycastle, Seigneur de Border Town et à présent maître des terres occidentales.

Le Prince avait les cheveux gris, signe caractéristique de la lignée des Wimbledon. Il semblait très jeune, une vingtaine d’années tout au plus. Seule sa chevelure grise indiquait son sang royal : il ne portait ni couronne, ni bagues sur ses doigts élancés. Son Altesse avait une plume à la main, mais pas de bracelets non plus. Pour un membre de l’aristocratie, il était très rare de voir une telle chose.

– « Êtes-vous Prius Dessau, chevalier issu de la famille Elk ? » demanda Roland en se penchant sur le parchemin posé devant lui.

– « Oui, Monsieur », répondit l’interpelé, mettant un genou à terre.

Il ne pouvait pas le croire! Un jeune homme qui n’avait pas l’ombre d’une barbe était parvenu à diriger un groupe de mineurs et de chasseurs et à vaincre les forces combinées de feu le Seigneur des Territoires de l’Ouest, le Duc Ryan.

– « Savez-vous lire et écrire ? Levez-vous et répondez. »

– « Oui, Votre Altesse, ceci est indispensable pour devenir chevalier. »

Tandis qu’il se levait, Prius se souvint soudain des anciens chevaliers qui avaient obtenu leur titre à l’époque où le Royaume de Graycastle n’était pas aussi puissant. Des civils faits chevaliers grâce à leurs exploits militaires. Très vite, il ajouta : « Je veux dire, comme tous ceux de la jeune génération. »

Depuis trois décennies, étant donné le nombre réduit de guerres et d’expéditions exploratoires, les opportunités d’obtenir des mérites militaires et d’être ainsi adoubé avaient considérablement diminué, tandis que d’autres caractéristiques avaient pris d’avantage d’importance. Si vous ne saviez pas tenir une plume, lire ou rédiger un document, il vous serait très difficile de gérer vos propres terres. Lorsque le roi avait créé le camp de la Crête du Vent Glacé, la zone située à la frontière occidentale du Royaume de L’Aube avait  soudain vu s’accroître le nombre d’hommes talentueux qui se présentaient. Cependant, dans le même temps, on avait placé la barre plus haut quant aux exigences requises pour être fait chevalier.

Aussi les candidats entrant en formation devaient-ils d’abord apprendre à lire et à écrire. Par la suite, ceux qui désiraient monter en grade devaient maîtriser une variété de compétences.

Mais Prius ne parvenait pas à comprendre pourquoi son Altesse Royale lui avait posé cette question.

– « Très bien »,  dit le Prince en hochant la tête. « Je vais donc rendre mon jugement. »

A ces mots, Prius retint son souffle.

– « Je vous offre deux options : vous pouvez soit choisir de travailler vingt ans à la Mine du Versant Nord pour racheter vos fautes, soit devenir enseignant et apprendre à lire et à écrire à mon peuple. Si vous choisissez de devenir mineur, vous ne serez jamais traité comme un esclave : vous serez payé et chaque mois, vous aurez trois jours de repos. Les enseignants par contre, en plus de leur salaire, sont logés gratuitement et bénéficient de deux jours de repos chaque semaine. Toutefois, si vous optez pour cette alternative, vous serez tenu de travailler jusqu’à ce que vous atteigniez l’âge de cinquante ans, après quoi vous pourrez quitter votre poste. Cependant, même si vous avez cessé de travailler, vous continuerez de percevoir votre salaire. »

Suite à ce discours, Prius se sentit quelque peu soulagé. Comme il s’y attendait, ils échappaient ainsi à la mort ou à l’exil. Mais ces deux propositions le laissaient particulièrement perplexe. Cet emploi de mineur semblait requérir de beaucoup travailler, mais son Altesse Royale avait précisé qu’il bénéficierait d’un salaire et… de vacances!

« Pour être enseignant, n’est-il pas indispensable d’être quelqu’un de très instruit ? A part lire et écrire, je n’ai pas d’autres connaissances. De plus, pourquoi enseigner à tous les gens du peuple ? Son Altesse Royale ne s’imagine tout de même pas qu’il peut leur donner le même enseignement qu’à un aristocrate! »

Ce qui le préoccupait le plus était qu’aucune de ces deux alternatives ne mentionnait ce qui allait advenir de ses terres.

Aussi Prius rassembla-t-il son courage, leva les yeux vers le Prince et demanda précautionneusement :

– « Votre Altesse respectée, qu’adviendra-t-il de mes terres lorsque j’aurai fait mon choix ? »

– « A partir du moment où vous avez levé l’épée contre moi, votre territoire ne vous appartient plus », répondit Roland sans ambages. « Sur ce point, j’ai déjà conclu un accord avec l’héritier de la famille Elk : lorsque vous aurez fait votre choix, le nouveau Comte enverra une compensation en même temps que votre famille à Border Town, de façon à pouvoir disposer de vos terres. Votre titre de chevalier sera conféré à quelqu’un d’autre. »

Le cœur serré, Prius pensa : « Mais ce sont mes terres. J’y ai ma maison, mes poulets, mes canards et un étang plein de poissons! Combien peuvent-ils bien valoir ? Je suis certain que le nouveau va utiliser un couteau bien pointu pour le réduire au maximum »

Il était difficile de dire s’il allait toucher ne serait-ce que trente royaux d’or pour tout ceci. Le Comte venait à peine de mourir que déjà, son héritier abandonnait sa propre famille! Une telle cruauté affectait profondément Prius.

– « Pour un complice du traître qui s’est révolté contre le trône, ce n’est pas cher payé. » Roland s’interrompit avant d’ajouter : « D’ailleurs, pourquoi vous lamenter à ce point pour un petit territoire stérile ? Que vous choisissiez de devenir mineur ou enseignant, si vous économisez suffisamment d’argent, vous pouvez acheter vos propres terres. » 

A ces mots, l’esprit de Prius se souleva une fois de plus. Certes l’extraction minière n’était certainement pas le métier qu’il préférait, mais l’autre choix…

– « Votre Altesse Royale, puis-je me permettre de vous demander combien touche un enseignant ? »

– « En tant que professeur de catégorie junior, vous percevrez un salaire de 20 Royals d’argent chaque mois, avec une augmentation de 5 Royals d’argent chaque année, jusqu’à ce que vous atteigniez l’âge de 50 ans. Après quoi votre salaire sera maintenu au niveau que vous aurez atteint. Cependant vous ne pourrez ni transmettre ce poste à vos héritiers, ni le céder. »

Avec ses maigres connaissances en arithmétique, Prius calcula qu’il percevrait un revenu annuel d’environ 3 Royals d’or, peut-être plus, et qui augmenterait chaque année. Par conséquent, au bout de quatre à cinq ans, ses revenus seraient aussi élevés que ce que lui rapportaient ses terres.

– « Votre Altesse Royale, qu’est-ce que le titre professeur de catégorie Junior ? Sous entendez-vous qu’il existe d’autres types d’enseignants ? »

– « Bien sûr, il y a aussi d’autres professions. Les Enseignants primaires n’enseignent que la lecture et l’écriture de caractères, tandis que les professeurs de niveau moyen et ceux de haut niveau sont chargés d’enseigner toutes sortes de connaissances. Si vous possédez ne serai-ce qu’une compétence susceptible de contribuer au développement de Border Town, vous pouvez prétendre au poste. » Roland se rassit : « Alors, avez-vous d’autres compétences utiles ? Je ne parle pas d’équitation ou d’escrime. »

« Aucune importance, de toute façon, je ne suis guère bon dans ces domaines » se dit Prius. D’abord hésitant, il répondit :

– « Votre Altesse Royale, je sais élever des poulets et des canards. Je suis également très doué pour la pêche. »

A peine avait-il prononcé ces paroles qu’il les regretta.

Quelles compétences était-ce là ?

Lâché dans la nature, il parviendrait à survivre. D’autres nobles élevaient également des chats ou des oiseaux, mais cela ne l’intéressait guère. Quant à la pêche… comme la chasse, ce n’était qu’un passe-temps personnel. 

Il ne s’attendait pas à ce que Son Altesse Royale se montre particulièrement intéressée par ces compétences : 

– « Oh ! Comment faites-vous pour les élever ? Pourriez-vous m’expliquer ? »

Prius n’eut pas d’autre choix : soit il redressait la tête et donnait les explications demandée, soit il échouait. Aussi entreprit-il de faire état des connaissances qu’il avait pu recueillir.

– « Euh, selon mon expérience dans le domaine de l’élevage d’une couvée, il est important de mettre du grain dans le foin, de cette façon, ils vont croître plus rapidement. En outre, le grain doit être mélangé avec du sable, il aura un effet similaire tout en conservant les aliments. Il serait également bon d’installer un hangar dans un endroit bien ventilé, où ils sont à l’abri du soleil, de la pluie et du froid. Surtout pendant les chaleurs estivales. S’il n’y a pas d’abri, la poule va probablement arrêter de pondre. Durant l’hiver, il est important de leur donner de la paille, afin d’éviter que les poulets ne meurent de froid. En outre, si vous leur donnez des petits poissons chaque mois, les poulets seront rarement malades. Bien sûr, il est également important de nettoyer régulièrement le fumier des poulets… »

Son discours terminé, il s’aperçut que Son Altesse s’était mise à rire :

– « En effet, de toute évidence, l’aristocratie du territoire de l’Ouest est loin d’être inutile. »

– « Votre Altesse ? » Prius ne comprenait pas ce que le Prince avait voulu dire.

Heureusement, Roland Wimbledon leva très vite ses craintes :

– « Je vais envoyer des gens pour acheter quelques poulets et canards à la Forteresse de Longsong, et je vous donnerai un terrain à l’ouest de Border Town où vous pourrez élever la volaille. Votre salaire sera celui d’un enseignant de niveau moyen. La première année, vous gagnerez 50 Royals d’argent chaque mois, avec une augmentation annuelle de 10 Royals d’argent. Par contre, si vous échouez dans l’élevage, votre seule alternative sera la mine. »