Derrick qui, manifestement, avait gagné en intelligence, ne se contenta pas d’une description maladroite simplement faite de mots.
Avec l’approbation du Fou, l’adolescent fit apparaître une série de scènes issues de ses souvenirs. Il leur fit voir, de manière fragmentée, le déroulement de l’exploration et les points qu’il jugeait importants pour le Pendu, Justice, la Magicienne et le Monde, puis il leur donna quelques explications.
Les murs effondrés dans l’obscurité, les rues à travers les bâtiments détruits, l’ancien temple blanc et bleu surmonté de piliers de pierre, couvert de poussière à la lumière des lanternes en peau de bête, la statue suspendue à l’envers sur une croix noire, la série de peintures murales représentant le Créateur Déchu qui avait souffert pour les péchés de l’humanité, les “champignons” incroyablement séduisants découverts sur le site, la statue de l’autel aux yeux étrangement ouverts et le jeune Jack aux cheveux jaunes caché derrière : toutes ces scènes prirent forme et se reflétèrent dans les yeux des membres du Club du Tarot de la manière la plus directe et la plus réaliste.
Le climat sombre et lugubre, le sentiment de crise imminente et l’étrange évolution que vivait Le Soleil excitèrent Audrey. Elle s’intéressa de très près à ce qu’il racontait.
Voilà la situation aux abords de la Cité d’Argent… C’est plus attrayant que tous les romans que j’ai pu lire… Le charme du mystère, de l’incertitude et de la terreur réunis… Cela dit, ce n’est pas évident pour les humains qui vivent là…
Déroutée, la jeune fille n’avait qu’une envie : devenir à l’instant une puissance de niveau demi-dieu et s’aventurer dans cette région dominée par les ténèbres et les tempêtes.
Klein, qui observait, soupira d’émotion.
Soupir parce que ce n’était vraiment pas facile pour la Cité d’Argent de tenir aussi longtemps dans un tel environnement. Soupir parce que Petit Soleil n’était pas encore assez intelligent et n’avait aucune expérience, sans quoi il aurait présenté tous ces évènements sous la forme d’un film ou d’un documentaire. Ç’aurait certainement été passionnant et attrayant !
Cela dit, le descriptif prendrait bien trop de temps. Mon énergie spirituelle ne tiendrait pas si tout le monde regardait ce film. De plus, plus on reste au-dessus du brouillard, plus il y a de risque que quelque chose de grave se produise dans le monde extérieur… se dit le jeune homme qui, finalement, avait de la chance.
Alger, qui observait en silence tout en y réfléchissant, demanda au Soleil de reprendre quelques points des points importants qu’il avait choisi de présenter au-dessus de la longue table en bronze. Parmi eux figurait la fresque du Créateur Déchu résistant aux six “dieux maléfiques”.
– « De quels dieux maléfiques s’agit-il ? », demanda Le Pendu en observant la pieuvre au corps enveloppé d’éclairs avec des vagues noires à ses pieds, une cape à plumes d’oiseau sur son dos et un trident à trois branches à la main alors, tout en faisant des recoupements.
Derrick secoua franchement la tête.
– « Je ne sais pas. Je pensais que vous le sauriez. »
Audrey et Fors regardèrent simultanément et observèrent attentivement sans parvenir à une quelconque hypothèse.
Elles avaient d’abord pensé qu’il s’agissait de six des huit antiques dieux tirés des légendes de la Cité d’Argent, mais elles ne trouvaient pas de correspondance. En effet, il y aurait dû y avoir un dragon, un elfe, un géant, un phénix et un Loup Démoniaque Exterminateur alors qu’il n’y avait, sur la fresque, qu’un géant.
Le Fou y jeta un coup d’œil attentif et ses pupilles faillirent se contracter.
Compte tenu de son statut, il ne l’avait, au départ, regardée que superficiellement et voilà qu’il s’apercevait que quelque chose n’allait pas.
Cela ressemble beaucoup aux statues des six dieux que j’ai vues dans les ruines souterraines de la famille Tudor, à ceci près que l’une est une version normale et l’autre une version corrompue… Il est vraiment difficile pour les gens de les regarder en face, en particulier la Terre-Mère, le Seigneur des Tempêtes et l’Éternel Soleil Flamboyant. Non seulement ils ont été entachés du qualificatif de dieux maléfiques, mais on les assimile à de hideux monstres…
Alors qu’il se rendait compte de la vérité, Klein n’éprouva pas le sentiment de brusquement comprendre. Il s’attendait à ce que le Vrai Créateur dénigre les six dieux et déforme leur image.
Cependant, je ne peux pas totalement ignorer ce que montre cette fresque. J’ai toujours pensé que les dieux orthodoxes n’avaient pas de forme humaine, qu’il n’en restait que des symboles. Depuis que j’ai vu les statues dans les ruines de la famille Tudor, je n’en suis plus aussi sûr… Il semblerait que la création de l’image des dieux ait connu une longue évolution et qu’elle cache de nombreux secrets… pensa-il, soulagé de constater qu’occupée à examiner la fresque murale, Justice ne prêtait pas attention à l’attitude du Fou.
La question étant de savoir si Petit Soleil pouvait ou non se sortir de l’étrange répétition de cette courte période de vie, il décida de leur dire ce qu’il savait.
Mais comme la longue introduction et l’exposition des images des six dieux dans les ruines souterraines ne suivaient pas avec l’identité du Fou, il avait l’intention de recourir au Monde pour accomplir cette tâche.
Et cela s’inscrivait dans son objectif qui était d’assimiler Le Monde à Sherlock Moriarty.
Le Fou devrait prendre un ton énigmatique et dire : ” Nuit, Soleil, Tempête, Sagesse, Terre, Géant “, sans donner aucune explication, mais avec des descriptions superflues…
Après quelques secondes de réflexion, Klein prit le contrôle du Monde :
– « J’ai déjà vu des statues similaires », dit celui-ci d’une voix rauque.
Tous les regards étant rivés sur lui, il marqua une pause et ajouta : « Lors d’une aventure dans des ruines datant de la Quatrième Époque. »
Quoique très intéressée, Audrey gardait toute retenue.
– « De quel genre de statues s’agissait-il, M. Le Monde ? Pourriez-vous nous les montrer ? Bien sûr, si vous ne le souhaitez pas ou si vous voulez une compensation, c’est négociable. »
– « Ce n’est pas nécessaire, car cela pourrait aussi dissiper certains de mes doutes », répondit Le Monde en souriant d’un air sombre.
Il en fit la demande au Fou et ayant obtenu sa permission, fit apparaître les statues des six dieux et leurs Emblèmes Sacrés.
Éclairée par la pleine lune, une dame revêtue de jupons diaphanes et vaporeux, sans complication, dégageait une impression de beauté indescriptible. Sur sa longue jupe noire, des éclats rappelant les étoiles évoquaient un ciel nocturne. À la vue de l’Emblème Sacré au-dessus de l’image, Audrey comprit aussitôt qu’il s’agissait de la Déesse de la Nuit Éternelle, qu’elle vénérait.
Cette statue ressemblait beaucoup à la représentation du dieu maléfique dans le coin supérieur gauche de la fresque, mais son visage était plus humain et il n’y avait pas d’yeux étranges cachés autour d’elle !
Sacrilège ! C’est un sacrilège envers la Déesse ! pensa Audrey, qui maîtrisa rapidement sa colère.
Étant le plus infâme des dieux maléfiques, il fallait s’attendre à ce que le Vrai Créateur laisse ses disciples défigurer la Déesse… Mais pourquoi une sculpture humanoïde de celle-ci dans les ruines souterraines ? Ne dit-on pas que les dieux orthodoxes ne se montrent que sous forme de symboles ?
La jeune femme fronça légèrement les sourcils, perdue dans ses pensées.
Alger, qui commençait à comprendre, répondit avec un soupir :
– « Les peintures murales représentent donc les images déformées des six dieux. Par le passé, ils avaient en fait des apparences humanoïdes… »
C’est peut-être la raison pour laquelle les Églises ont toujours tenté de retrouver la Terre Abandonnée des Dieux… qui est probablement cachée dans les profondeurs de la Mer de Sonia. Si elle existait à l’état normal, les divinités l’auraient depuis longtemps remarquée… ajouta-t-il en son for intérieur.
D’abord décontenancé, Le Soleil fut d’abord décontenancé se rendit à l’évidence.
– « Monsieur le Pendu, s’agit-il des divinités dont vous avez parlé précédemment, à savoir la Déesse de la Nuit Éternelle, le Seigneur des Tempêtes… ? »
– « Oui », répondit Alger.
– « Mais qu’ont-elles à voir avec l’apocalypse ? Avec le fait que le Seigneur ait abandonné notre terre ? » s’empressa de demander le jeune homme.
Malheureusement, personne n’était en mesure de lui répondre.
Confuse, Fors leva la main.
– « Pourquoi n’y voit-on pas le Dieu de la Vapeur et des Machines ? »
Car c’était le dieu auquel elle croyait.
Que ce soit sur le Continents Nord et ou le continent Sud, ces sept dieux étaient toujours sur un même pied d’égalité !
– « D’après la rumeur, le Dieu de la Vapeur et des Machines, également connu sous le nom de Dieu de l’Artisanat, ne serait pas venu au monde avant la Quatrième Époque. Il semblerait que ce soit vrai, et le nœud temporel durant lequel ‘Il’ est né semble se situer à la fin de la Quatrième Époque, pas au début… », répondit Le Pendu, mêlant explications et suppositions.
Il affichait un enthousiasme non dissimulé pour ce genre de sujets.
– « C’est donc ça… » fit Fors, qui se sentait un peu coupable de n’avoir jamais lu avec sérieux la Bible de la Vapeur et des Machines. Sa foi semblait n’être qu’un simple art de vivre.
Derrick ne s’attarda pas sur le sujet.
– « Cette fresque serait-elle le point clé ? » s’enquit-il.
– « C’est possible. Vous pourriez tenter de la briser mais… faites bien attention à ce que le chef ne vous soupçonne pas. »
Le Pendu s’apprêtait à ajouter qu’il ne devait en aucun cas tenter de prononcer le titre honorifique de l’un ou l’autre de ces six dieux, sans quoi ‘Il’ ou ‘Ils’ pourraient descendre droit sur la Terre Abandonnée des Dieux. Mais après mûre réflexion, il comprit que Petit Soleil ne connaissait aucun de ces titres.
– « D’accord. Merci, Monsieur Le Pendu. Vous êtes toujours si aimable et enthousiaste, tout comme Mlle Justice, Mlle La Magicienne et M. Le Monde », répondit sincèrement Derrick.
Aimable ? Enthousiaste ? Le Pendu ne savait comment réagir.
C’était la première fois que quelqu’un employait de tels qualificatifs à son égard.
La discussion terminée, quelque chose revint à l’esprit de Klein. Lors de la précédente exploration du temple abandonné du Vrai Créateur, la Cité d’Argent avait découvert le nom de “Rose Rédemption”. Mais apparemment, elle n’y avait pas prêté attention.
On ne saurait l’ignorer… D’après l’esprit maléfique des ruines souterraines, cette organisation extrêmement secrète est dirigée par des anges déchus, et elle n’a rien à envier à l’Ordre de l’Ermite du Crépuscule. Peut-être est-ce eux qui ont instauré le “temps cyclique”…
À cette pensée, Le Fou, assis bien droit sur sa chaise à haut dossier, ajusta tranquillement sa posture et tapota du doigt le bord de la longue table.
Toute excitée, Audrey se tourna aussitôt vers lui dans l’attente d’un indice.
Le Pendu, Le Soleil, La Magicienne et Le Monde le fixaient eux-aussi, impatients.
Auréolé de brouillard, Klein eut un petit rire :
– « Rose Rédemption », dit-il.
Rose Rédemption ? Qu’est-ce que c’est encore ? La clé pour sortir de ce mauvais pas ? C’est vrai, j’ai vu ce nom dans le coin d’une peinture murale, près du sommet du temple ! se remémora soudain Derrick.
Alger, Audrey et Fors, qui n’avaient pas oublié ce nom et lui accordaient une grande importance, ne comprenaient pas tout ce que Le Fou tentait de leur transmettre.
– « Honorable M. Le Fou, que représente Rose Rédemption ? » demanda Audrey en levant la main.
Pour toute réponse, Klein, cette fois, eut un petit rire.
Son idée était très simple. Cette organisation était intimement liée au Vrai Créateur. Quoi qu’il ait pu se passer dans le temple, tout, d’une manière ou d’une autre, se rapportait à eux.
Quant à savoir si ce nom était un prétendu point clé, le jeune homme n’en avait aucune certitude et ne s’en inquiétait pas. Après tout, c’était lui qui détenait le droit d’interpréter.
Si Le Soleil et les autres se méprenaient sur la signification réelle de ce nom, en quoi cela serait-il la faute du Fou ?