La stèle ne contient que quelques lignes et se présente assez simplement. Comme l’a dit Milo, cet endroit est une sorte de Panthéon. Une « sauvegarde » pour les générations futures. J’imagine qu’une fois que j’aurai touché la stèle, j’aurai ma propre statue comme Balad et elle restera ici pour la fameuse postérité dont je me moque…
Je ne vois pas vraiment l’intérêt de faire autant de cérémonie. Cela ne fait même pas un an que je suis au pied de la tour et j’ai tendance à trop risquer ma vie pour croire que je puisse inspirer qui que ce soit.
Ce qui m’amène à ce que je peux lire sur la stèle.
« Balad, premier champion des Dresseurs. »
« Que ma vie inspire mes semblables à croire que rien n’est impossible et que le doute est le chemin vers la vérité. Ici me rejoignent les braves et les ambitieux. »
…
Inspirant.
Venant d’un type qui cherche à me tuer sans raison et qui est suffisamment puissant pour être capable d’inquiéter des Dragons, je n’aurais pas dû m’attendre à quelque chose de moins orgueilleux. Si Yuu était présent, il se moquerait sans doute de l’égo surdimensionné de ce type, en oubliant bien sûr de parler du sien.
Il n’y a en tout cas rien de lié au Dresseur dans ce qu’il raconte. C’est comme s’il avait oublié de quoi il était champion. Je trouve ça injuste quand je pense à mes animaux. Ce lieu est même fait pour les accueillir d’aussi loin que j’ai pu observer. S’il est champion ici, c’est grâce à eux. J’aurai attendu une telle phrase d’un champion des Mages ou des Guerriers, pas d’un Dresseur dont la classe repose sur les liens avec des animaux. Combien de fois Micha, Juliette ou Yuu m’ont sauvé la vie sans même avoir reçu l’ordre de le faire ? Il n’y a pas de « je » ou de « moi » dans ma vision de la classe des Dresseurs, il n’y a qu’un « nous », celui de la meute, celui de ma famille.
J’ai très envie de détruire sa statue maintenant… ou au moins lui dessiner des moustaches au feutre pour la « postérité ». C’est sans doute mieux qu’il ne soit pas là pour savoir à quoi je pense en lisant cela.
C’est probablement à mon tour de graver quelque chose à présent. Je pose ma main sur la pierre froide et je me rends compte qu’elle s’y fige complètement en la touchant. Une sensation étrange me prend soudainement comme si la pierre attendait quelque chose de moi et je me sens éveillé comme si j’étais assoupi jusque-là. En même temps, j’ai la sensation de me faire happer entièrement d’un seul coup et je me retrouve figé sans moyen de lâcher prise.
Gh… J’imagine que c’est le moment de penser à quelque chose d’intelligent à dire pour les futurs champions ou les visiteurs de cet endroit…
Je pense à des dizaines de choses différentes qui ne font aucun sens alors que je cherche quoi dire. Venant de quelqu’un qui n’a même pas fini le premier monde, je trouve ça stupide de me demander d’inspirer les autres…
Pour une raison étrange, mon esprit s’arrête sur la vision de la forme de Gardienne de Fae. Pendant un instant, je souris. Comme pendant mon dernier entraînement de Dresseur, je réfléchis probablement trop. C’est du moins ce qu’elle me dirait.
Alors que je m’arrête finalement sur une idée, les mots se gravent dans la pierre et je peux finalement lâcher la stèle.
À ma droite, je peux voir apparaître une statue, ma statue. Sortant du néant, elle apparaît pour graduellement prendre ma forme et la figer dans ce que j’imagine être l’éternité. Je m’approche un peu pour « admirer » le travail.
Portant mon armure et une capuche, je me retrouve dans la même posture que celle sur l’emblème des Dresseurs. Entre mes mains, je peux voir une souris qui représente ma reconnaissable Micha qui regarde le visage de la statue. Sur mon bras se trouve Juliette dont la tête est tournée vers la stèle. Même Yuu semble avoir sa place en étant installé sur mon épaule. Sa tête est légèrement penchée sur le côté, ce qui lui donne un petit air curieux. N’oublions pas non plus son apparence mignonne qui contraste avec ce que je sais de lui. Même Persée, qui n’est pas avec moi depuis très longtemps, est présent. Sous sa forme de gant, je peux voir quelques-uns de ses fils qui semblent s’élever en direction de mon visage… et c’est presque menaçant venant de lui… Passons. Pour ce qui est de moi. Mon regard semble figé sur Micha dans mes mains et je peux voir un léger sourire bienveillant.
Je ne suis pas très vaniteux et me voir ainsi sous la forme de statue me gêne un peu au point que je rejette sa simple existence. D’une certaine façon, j’ai l’impression que mon choix de mots a influencé la statue. C’est peut-être pour ça que Balad semble avoir l’air aussi vaniteux et seul.
Je jette un coup d’œil en direction de sa statue et je me fige.
Devant la stèle se trouve un homme dont l’apparence est bien trop proche de celle de la statue de Balad pour que ce ne soit qu’une coïncidence. Instinctivement, j’essaye d’attraper mes stylets, mais il semble que sous ma forme spirituelle ce soit impossible. Quoi que je fasse, ils sont figés dans les étuis et ne semblent pas pouvoir en sortir. Il me reste mes poings, mais je ne sais pas si ce sera suffisant pour agir. Je n’ai pas mes animaux avec moi et j’ai pris le temps de vérifier, mes compétences sont elles aussi inutilisables ici.
« C’est amusant que nous soyons aussi différents. »
En disant cela, l’homme s’esclaffe et se tourne pour avancer en direction de ma statue en m’ignorant complètement. Il regarde la statue en se frottant le menton et semble s’émerveiller du résultat. Pour l’instant, il ne semble pas menaçant, mais je m’attends malgré tout au pire.
« La tienne a l’air un peu plus grande que la mienne, hmm. »
Celui que j’imagine être Balad se tourne vers moi et semble comparer notre taille et je peux même sentir sa main se poser sur ma tête. Le contact ne dure que quelques instants, mais je suis incapable de réagir ou de pousser sa main. Je repense aux Dragons et à ce que j’ai ressenti face à leur puissance et j’ai l’impression d’être face à quelqu’un du même niveau. Ce n’est pas l’aura des gardiens qui impose le respect ou même celui des Dragons qui transpire la puissance brute. Sa gigantesque aura n’inspire rien, mais elle est bien là, à m’ignorer comme il le fait si visiblement.
— Ohoho ! Est-ce que je te fais peur ?
— Non.
— Tant mieux.
En hochant rapidement la tête comme si ma réponse lui convenait, il commence à me tourner autour en m’observant. Ce n’est même pas par curiosité d’après son regard, mais simplement pour s’occuper.
« Tu ne vas pas tarder à repartir faire Dieu sait quoi d’inutile de toute façon. Ma curiosité a eu raison de moi quand j’ai senti que tu avais touché la stèle. C’est donc bien toi le nouvel étendard des Dresseurs. Cette bonne vieille Fae a clairement voulu m’insulter en prenant quelqu’un d’aussi… banal pour me succéder. »
Il se fige devant moi en me regardant, amusé, et je ne sais pas comment réagir.
« Même si je souhaite ta mort, ta survie donne du piquant à la situation. Tu es tout de même devenu un symbole d’espoir pour les lézards en étant mon pseudo talon d’Achille. »
En se remettant à sourire, il me fait un clin d’œil joueur en croisant les bras. L’instant suivant, il se met à lever les yeux au ciel en agitant une main.
« Bien sûr, il y a le bazar que tu as créé en inspirant une nouvelle génération de Dresseurs, ce qui m’indispose un peu, mais Marshall a été content d’apprendre qu’il pouvait reprendre la chasse aux Dresseurs. Tu gagnes du temps grâce à cela, mais à ta place je ne m’éterniserais pas trop au pied de la tour. »
Je me mets à serrer les dents alors que j’ingère ce qu’il m’explique. Je pensais avoir tué Marshall, mais il semble que Balad l’a ressuscité. Pour ce qui est de l’extermination des Dresseurs, je ne sais pas trop quoi dire et je suis loin de pouvoir y faire quelque chose. Je voulais absolument ne pas être mêlé à une guerre de ce genre, dont je ne comprends même pas l’objectif, mais je n’aurai probablement pas le choix quand le moment viendra.
Alors que je réfléchis, je sens un léger picotement au niveau de ma main et je me rends compte que celle-ci disparaît graduellement. En regardant mes pieds, le même processus a lieu et j’ai l’impression que l’heure du départ approche.
« En attendant… nous sommes liés par le sang maintenant. Bienvenue dans ma famille et félicitations pour ta promotion. On se reverra, petit frère. Je viendrai bientôt prendre ce qui m’appartient… et plus. »
Alors que je disparais, j’ai soudainement envie de le frapper pendant qu’il sourit, satisfait. Pas pour sa dernière menace, mais parce qu’il m’appelle « petit frère ». Il n’y prête même pas attention alors qu’il continue de sourire.
Je sens mon esprit voyager à nouveau vers mon corps alors que j’étouffe ma colère. Le sang de Fae coule bien dans nos veines, mais cela ne fait pas de lui un membre de ma famille. Ma famille m’attend dans l’atelier de Dolan et la famille que j’avais sur Terre n’existe plus pour moi depuis la première épreuve que j’ai passée il y a bien longtemps. Même dans le cas de Micha, ma compagne terrienne, cela fait bien longtemps que j’ai fait le deuil de son absence.
Ma famille, je l’ai choisie, et il n’en fait pas partie.
Pendant mon voyage en dehors de ce lieu, j’essaye d’étouffer ma colère en sachant que je ne peux pas agir stupidement. J’en sais plus sur Balad, mais je suis loin de pouvoir agir. Je suis encore trop faible pour ça.
Un pas après l’autre. Je ne dois pas aller trop vite pour m’assurer de ne pas faire d’erreur. J’ai gagné du temps comme l’a dit Balad. Cela veut dire que mes choix sont restés les bons jusqu’à présent… Tant que j’en gagne, j’aurai une chance.