Chapitre 232 – Diffusion en direct
Des éclairs traversaient le ciel, illuminant les murs noirs de la ville.
Sac de cuir sur le dos et Hache de l’Ouragan à la main, Derrick Berg, accompagné d’une dizaine de ses coéquipiers, se tenait devant l’entrée d’une grotte.
Levant les yeux, il vit qu’entre les fissures du mur de pierre de la ville, le sol noir sec et durci s’encroûtait, mais qu’un tas de mauvaises herbes tenaces avaient poussé en touffes denses. Elles ressemblaient à des cheveux humains.
Il détourna précipitamment les yeux et regardait vers la porte de la ville lorsqu’il entendit de légers bruits de pas.
Sous une alternance de ténèbres et d’éclairs, il vit s’approcher lentement une haute silhouette qui portait, dans le dos, deux épées croisées.
Derrick et ses compagnons virent alors ses cheveux pâles et ébouriffés, ses yeux qui exprimaient un long vécu, ses cicatrices torsadées, profondes et anciennes, son manteau marron et son éternelle chemise couleur lin.
C’était Colin Iliad, le chef du Conseil des Six de la Cité d’Argent, un puissant Chasseur de Démons.
Derrick l’ayant salué, son regard tomba machinalement sur la taille du chef. Il portait une ceinture de cuir divisée en plusieurs compartiments, chacun contenant un flacon métallique différent.
C’était parfaitement représentatif d’un Chasseur de Démons puissant et expérimenté.
Derrick avait entendu ses parents dire que les Chasseurs de Démons étaient doués pour découvrir les faiblesses de différents monstres contre lesquels ils étaient en mesure d’utiliser un état de Méditation spécial, et de déterminer l’usage de divers matériaux à partir desquels ils pouvaient concocter des remèdes magiques, des onguents sacrés, des huiles essentielles et des empreintes spécifiques. En consommant, enduisant et en utilisant ces objets, ils pouvaient générer un effet d’immobilisation de la cible.
En un sens, les Chasseurs de Démons expérimentés, compétents, bien préparés et réactifs étaient les ennemis de la plupart des monstres. La quantité et la variété des petits flacons métalliques qu’ils portaient à la taille étaient représentatives de leur “expérience”.
Ce n’était, bien sûr, qu’une partie des pouvoirs Transcendants des Chasseurs de Démons, pouvoirs qui, à eux seuls, ne leur suffisaient pas pour être qualifiés de demi-dieux ou de Saints.
Collin regarda autour de lui et lorsqu’il eut la certitude que tous les membres de l’équipe étaient présents, dit à voix basse :
– « Allumez. Allons-y. »
Deux membres de l’équipe allumèrent aussitôt les bougies de leurs lanternes et une faible lumière jaune filtra à travers le cuir extrêmement fin.
Durant la « journée », lorsqu’à la Cité d’Argent les éclairs étaient relativement fréquents, il n’était pas nécessaire d’utiliser des bougies dans la mesure où une “illumination” avait lieu toutes les deux ou trois secondes. De plus, les monstres des environs avaient été maintes et maintes fois éliminés. Cependant, si l’on quittait la ville pour s’aventurer dans l’obscurité, il fallait maintenir un éclairage à la bougie suffisant sans quoi, lorsque les éclairs ne parvenaient plus à illuminer le ciel, l’obscurité perdurant plus de cinq secondes, l’équipe risquait fort de subir l’assaut de certains monstres.
Les combats intenses n’étaient pas ce qu’il y avait de plus effrayant. Derrick se souvenait très bien d’une histoire que ses parents lui avaient racontée.
Un jour, alors qu’ils exploraient les profondeurs des ténèbres, les bougies n’avaient pas pu être remplacées à temps suite à une bataille contre une horde de cadavres en décomposition. Ils se retrouvèrent donc plongés dans l’obscurité durant huit secondes. Lorsque les éclairs réapparurent et que la lumière des bougies se fit, ils furent stupéfaits de voir que sur huit coéquipiers, il ne leur en restait plus que cinq. Les trois autres avaient disparu sans un bruit et on ne les revit plus jamais.
Derrick prit une profonde inspiration et, s’avançant au milieu de l’équipe, suivit le Chef dans une direction prévue à l’avance.
Un éclair jaillit, laissant entrevoir les plaines couvertes de hautes herbes noires qui évoquaient une sinistre peinture à l’huile.
L’équipe d’exploration composée de 10 Transcendants, longeant le chemin graveleux, s’aventura profondément dans l’herbe sombre.
Les éclairs s’apaisant, d’épaisses ténèbres les balayèrent, les engloutissant presque complètement.
La lumière jaune des bougies qui filtrait à travers le cuir oscillait légèrement de droite à gauche, protégeant les alentours.
…
Dans un café graisseux et bon marché du Quartier Est…
Comme convenu, Klein retrouva le vieux Kohler qui était en train de beurrer sa tartine.
Il jeta un coup d’œil à la cigarette froissée sur la table et sourit :
– « Vous venez de l’acheter ? »
– « Non, elle date. Je n’ai pas fumé depuis, mais je la garde toujours sur moi et la sors de temps en temps pour la renifler. Héhé, cela me rappellera ma vie de vagabond, l’époque où je pensais vraiment pouvoir mourir à tout moment », répondit le vieil homme sur un ton empreint d’une certaine crainte.
Klein, qui avait fait de la monnaie, sortit 20 Soli, s’assit et les poussa de l’autre côté de la table.
– « Je suis très satisfait des informations que vous m’avez données la dernière fois. »
Sans attendre la réponse modeste du vieux Kohler, il tourna la tête vers le comptoir : « Une miche de pain d’avoine, deux tranches de pain grillé, un morceau de beurre, une portion de ragoût de bœuf aux pommes de terre et une tasse de thé à un Pence. »
– « Vous n’avez pas dîné hier M. Moriarty ? » demanda le vieil homme, stupéfait, l’argent à la main.
Klein secoua la tête et sourit.
– « Je vais être très occupé tout à l’heure, je n’aurai peut-être pas le temps de déjeuner. »
Il se devait de feindre d’être actif et sérieux. N’avait-il pas reçu cent Livres du prince Edessak ?
Le vieux Kohler ne lui posa pas d’autres questions. Il regarda autour de lui avec circonspection tout en rangeant les billets dans sa poche.
– « J’ai quelques informations sur l’affaire sur laquelle vous m’aviez demandé d’en apprendre plus. La prime d’Azik Eggers provient de quelques chefs de gangs et fournisseurs de renseignements. J’ignore qui leur a confié cette mission car il est difficile d’entrer en contact avec eux. »
Le MI9… pensa Klein en hochant la tête.
– « Ça suffira. Inutile d’aller plus loin, c’est trop dangereux. »
Le vieux Kohler poussa un soupir de soulagement :
– « Il y a deux jours, dans un hôtel économique de la rue du Manteau d’Or, quelqu’un a aperçu un homme qui semblait être Azik Eggers. Il paraîtrait que celui-ci était une copie conforme de la photo figurant sur l’avis de prime. »
Le cœur de Klein se mit à palpiter, mais il ne montra pas sa surprise et sourit.
– « Et donc ? Se pourrait-il qu’au moment où j’étais prêt à tenter de gagner cette prime, l’affaire soit conclue ? »
– « Et après ? Suite à cet indice, de nombreux chasseurs de primes se sont empressés d’accourir, mais ils n’ont rien trouvé. Enfin, ils ont dit qu’il y avait des traces de combat dans la pièce », répondit le vieux Kohler, s’efforçant de se remémorer les informations qu’il avait recueillies.
Il est certain que les renseignements seront d’abord transmis au MI9… M. Azik aurait-il été confronté à eux en secret ? Klein jeta un coup d’œil au patron qui s’approchait avec une assiette, fit semblant de marmonner dans sa barbe et dit au vieil homme :
– « Tout à l’heure, vous m’emmènerez rue du Manteau d’Or. J’y trouverai peut-être des indices. »
L’heure du petit-déjeuner étant passée dans le quartier, il n’y avait que très peu de clients au café.
– « Entendu », répondit sans hésiter Kohler.
– « Cela vous fera seize Pence et demi », dit le patron en déposant sur la table le petit-déjeuner de Klein.
Il n’y avait pas beaucoup de bœuf dans les pommes de terre et le ragoût était trop cuit. De toute évidence, il avait été préparé à l’avance. Le vieux Kohler fut si alléché par le riche arôme qu’il ravala involontairement sa salive.
Après avoir réglé l’addition, Klein prit une fourchette et une cuillère.
– « Poursuivez », lui dit-il.
– « Il n’y a plus grand monde pour rechercher les adeptes du Fou, à part quelques chasseurs de primes obstinés… Beaucoup d’employées du textile privées d’emploi et quelques ouvriers ont quitté le Quartier Est… »
– « Comment ? » Klein avala une bouchée de bœuf et leva les yeux. « Ils ont quitté le Quartier Est ? »
– « Ils ont dû trouver un autre emploi. Quant à savoir où ils sont allés, je n’ai pas pu le découvrir », répondit Kohler.
– « Leurs familles ne sont pas au courant ? » insista Klein.
– « Certains sont partis avec des membres de leur famille sans emploi et d’autres sont venus seuls de l’extérieur de la ville pour chercher du travail », expliqua le vieil homme qui avait fait quelques recherches.
À en juger par le choix de la cible, il y a quelque chose qui cloche… nota Klein mentalement. Il poursuivit son repas tout en écoutant le vieux Kohler lui relater les événements qui s’étaient récemment produits dans le Quartier Est.
Après avoir fixé leur prochaine rencontre, il posa ses couverts, s’essuya la bouche et prit son chapeau :
– « Allons Rue du Manteau d’Or. »
…
Dans le seul hôtel économique de la rue du Manteau d’Or…
Le patron prit son pourboire de deux Pence, puis conduisit Klein et le vieux Kohler jusqu’à la chambre présumée être celle d’Azik Eggers.
– « Nous avons eu la visite de nombreux chasseurs de primes durant cette période. Héhé, ça m’a fait gagner pas mal d’argent, aussi l’ai-je gardée en l’état », dit le propriétaire en ouvrant la porte avec sa clé et en montrant l’intérieur.
Au premier coup d’œil, Klein vit des chaises renversées et des chiffons éparpillés un peu partout, mais aucun autre signe de lutte.
Recourant à son impressionnante perception spirituelle, il jeta un regard sous le lit, puis, deux secondes après, s’approcha et se pencha pour le tapoter.
Un nuage de poussière s’éleva tandis qu’un rat gris sortait de dessous le sommier.
Il semblait tout à fait normal, sans aucune anomalie, mais dans la Vision Spirituelle du jeune homme, son aura ne laissait voir que deux couleurs : le noir et le vert.
Le rat tourna à l’angle de la pièce et grimpa le long d’un mur, exposant son ventre au regard de Klein.
Sa chair était verte et du pus s’en écoulait. On pouvait voir que ses organes internes, eux aussi, s’étaient décomposés.
Pensif, Klein regarda le vieux Kohler qui ne prêtait pas attention au rat.
– « La prime pour Azik Eggers a-t-elle été retirée ? »
– « Non », répondit le vieil homme.
Le détective jeta un dernier coup d’œil puis se dirigea vers la sortie :
– « Partons. Il n’y a aucun indice précieux ici. »
…
15, rue de Minsk.
Klein, qui avait été “occupé” toute la journée, s’allongea sur son lit et entra dans le monde des rêves.
Des scènes tantôt continues, tantôt fragmentées défilaient lorsque tout à coup, le jeune homme se réveilla, conscient d’être en train de rêver.
Une puissance a envahi mon rêve…
Toujours dans un état d’hébétude, il observa nonchalamment les environs.
Il se trouvait dans une banlieue aux champs fertiles.
Du lointain coulait une rivière qui contournait la falaise dressée devant lui.
L’un des côtés de celle-ci était dénudé, révélant une roche d’un blanc pur. Vue de loin, elle semblait revêtue d’une sorte de beauté sacrée.
Une dizaine d’hommes et de femmes portant des manteaux noirs ou des vestes sombres se tenaient debout autour d’une entrée souterraine cachée conduisant à la baie, parmi lesquels Klein reconnu Ikanser Bernard.
La Cité de la Falaise Blanche… La crique de la Rivière Stratford… La Conscience Collective des Machines… Seraient-ils en train d’explorer le tombeau de la famille Amon ? Mais pourquoi des images de ce genre dans mes rêves ? se demanda le jeune homme, perplexe.
Soudain, il vit onduler la surface de la rivière et très vite, une phrase écrite en blanc se forma : Arrodes, votre loyal et humble serviteur est ici pour vous faire un rapport sur l’exploration.
Durant un moment, Klein en resta bouche bée, sans pouvoir dire un mot. Puis, une voix résonna dans sa tête : Dites-moi, pourquoi un miroir aussi parfait serait-il un mouchard ?