F Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 223 – La requête de Klein
À la vue de la mousse blanche qui surmontait la bière Southville posée devant Sherlock Moriarty, Carlson reprit enfin ses esprits.
Il attendit que le barman se fût éloigné et demanda d’une voix étouffée :
– « Que voulez-vous ? ».
Klein but une gorgée de bière et prit quelques secondes pour savourer le goût amer du malt et la légère douceur qu’il dégageait.
– « Santé ! », dit-il à Carlson en levant son verre avec un regard en coin et un sourire.
Sans hésiter, ce dernier secoua la tête en marmonnant :
– « Vous buvez de la bière et moi un alcool fort. Ce n’est pas approprié pour un toast ».
Machinalement, Klein prit une nouvelle gorgée de sa bière Southville, regarda droit devant lui et eut un petit rire :
– « Ce que je veux est très simple. Comme je ne sais pas ce que contient ce tombeau, je ne peux vous en faire qu’une vague description… Voilà, j’aimerais pouvoir choisir un objet parmi le butin obtenu lors de votre exploration de la tombe. Je ne suis pas avide et ma demande ne concerne pas les éventuels objets de Haute Séquence. Quand bien même j’en aurais la possibilité, je ne me permettrais pas d’accepter.
« Si vous ne trouvez rien ou seulement des objets de Haute Séquence, alors je ne veux rien. Cela dit, je suis certain que dans ce cas, vous serez suffisamment généreux pour rétribuer financièrement ma contribution. »
La veille, après avoir appris l’existence de la tombe de la famille Amon par Mlle Sharron, il avait élaboré des plans approximatifs.
Le premier consistait à souffler dans le sifflet de cuivre, à contacter M. Azik et à joindre leurs forces pour explorer le tombeau.
Cependant, ce plan présentait de nombreux problèmes potentiels. Tout d’abord, il n’était pas certain qu’Azik, qui était encore en train de retrouver ses souvenirs perdus, ait récupéré toutes ses forces. Ensuite, le professeur étant poursuivi par le MI9, tous deux risquaient fort de se retrouver en difficulté. Enfin, il y avait de fortes chances que Klein finisse par se retrouver à nouveau dans le viseur de l’Artefact Scellé 0-08. Il avait bien sûr envisagé la possibilité de s’aider du brouillard gris pour prendre contact ou se lancer dans l’expédition, mais le fait qu’il soit impossible, en utilisant le sifflet de là-haut, d’appeler le messager avait coupé court à tous ses projets ultérieurs.
Plus important encore, Klein ne voulait pas se risquer à révéler le secret de l’espace au-dessus du brouillard à Azik Eggers, dont l’identité restait un mystère.
Il avait donc opté pour la seconde solution, qui consistait à tirer parti de son statut d’informateur pour soumettre l’information à la Conscience Collective des Machines en échange d’une gratification raisonnable.
Pour ce qui était des Transcendants de Haute Séquence, où y en avait-il le plus sinon au sein des sept Églises ?
À sa connaissance, l’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle en comptait près de dix. En d’autres termes, près de la moitié des treize archevêques et des neuf diacres de haut rang avaient atteint ou dépassé la Séquence 4, cela sans compter l’adorateur de la Déesse, le Pape qui dirigeait l’Église.
Même si l’Église du Dieu de la Vapeur et des Machines était inférieure sous cet aspect, ce n’était pas de beaucoup. Horamick Haydn, l’archevêque du diocèse de Backlund, était lui-même un Transcendant de Haute Séquence.
Et comme cette église orthodoxe, avec toutes les ressources qu’elle avait accumulées jusque-là, ne devait pas accorder une très, très grande valeur aux objets de Moyenne Séquence, Klein avait pensé pouvoir négocier un “prix” raisonnable.
En clair, l’élément central de son second plan était le suivant : trouver une organisation pour toutes les difficultés !
En entendant l’offre de Klein, Carlson s’interrompit une seconde, puis lâcha :
– « Vous ne croyez pas en Dieu ? »
J’ai toujours eu la Déesse dans mon cœur… pensa Klein en traçant sur sa poitrine un Emblème Sacré triangulaire.
– « C’est précisément parce que je crois en Dieu que je vous ai communiqué cette information, et non aux Faucons de Nuit par l’intermédiaire de M. Stanton.
« Dieu a dit de laisser ceux qui voulaient être forts le devenir. Ce n’est qu’en devenant plus fort et en ayant plus d’argent que je pourrai avoir davantage accès à différents canaux et ressources, et ainsi vous fournir des informations plus pertinentes et plus efficaces. »
Afin de convaincre la Conscience Collective des Machines, le jeune homme avait passé la matinée à lire la “Bible de la Vapeur et des Machines” qu’il avait acheté plus tôt. Il y avait trouvé quelques citations émanant de leur dieu qui répondaient à ses besoins et les avait mémorisées.
Durant un moment, Carlson fut incapable de répliquer. Il resta là, abasourdi, au point d’en oublier de boire.
Voyant cela, Klein s’empressa d’ajouter : « De plus, cela vous permettra d’établir une relation harmonieuse et efficace avec les informateurs de la nouvelle génération. Si vous faites connaître les primes que je toucherai pour cela et si vous tenez parole, je suis certain que d’autres informateurs, profondément émus et motivés, feront tout leur possible pour vous collecter des renseignements utiles.
« Et bien entendu, je souhaite que vous utilisiez mon pseudonyme lorsque vous ferez cette publicité. »
Carlson écoutait, le visage impassible. Il prit son verre, en but une gorgée et manqua de s’étrangler.
– « (Toux) Sherlock, votre vrai visage est totalement différent du souvenir que vous m’avez laissé de vous », soupira-t-il.
Dans sa mémoire en effet, le détective Sherlock Moriarty était doué pour l’analyse et le raisonnement, il était extrêmement calme et poli, et, avec un grand sens de la justice, leur avait prodigué des conseils très efficaces. Il croyait profondément en Dieu.
Et voilà qu’à présent, il était…
Klein prit une gorgée de sa bière et eut un petit rire :
– « Tout le monde a ses différentes facettes. Utiliser la même pour tout affronter est propice à l’erreur. C’est un problème auquel vous devez faire attention lorsque vous faites des déductions. »
Carlson prit un moment pour se calmer puis se leva :
– « Je n’ai pas le droit d’accepter une telle requête. Je vais de ce pas le signaler, attendez-moi un instant. »
– « D’accord. »
Klein fit signe au barman et ajouta à sa commande une portion de quartiers de pommes de terre.
Le temps qu’il termine tranquillement son repas et sa bière, Carlson revint, accompagné d’Ikanser Bernard, le diacre de la Conscience Collective des Machines.
Ce dernier regarda autour de lui et voyant qu’il n’y avait personne, dit d’une voix grave :
– « Votre requête ne nous pose aucun problème, mais il y a une condition : les objets générant de puissants effets secondaires et des malédictions ne font pas partie de la sélection. »
Tout ce que je veux, c’est un ingrédient… pensa Klein qui s’empressa de sourire :
– « Très bien ! Si je puis me permettre : est-ce votre décision personnelle ou la réponse de vos supérieurs ? »
– « Je suis habilité à prendre ce genre de décision », répondit Ikanser en enfonçant son chapeau sur ses cheveux duveteux. « Mais comme il s’agit d’une tombe aristocratique datant de la Quatrième Époque, j’ai envoyé un télégramme à l’archevêque, qui n’y a vu aucune objection. »
– « Je vois. » dit le détective en traçant une nouvelle fois l’Emblème Sacré sur la poitrine. « Je vais de ce pas vous donner l’information. »
Ikanser secoua machinalement la tête.
Il regarda autour de lui et désigna une salle de billard :
– « Allons parler à l’intérieur. »
Ce diacre, qui est toujours mis publiquement à l’épreuve par le miroir Arrodes, est plutôt expérimenté… murmura Klein.
Il suivit Ikanser et Carlson dans la salle de billard tout en s’assurant que les pièces adjacentes étaient vides.
Klein réfléchit quelques secondes et expliqua :
– « Le fait est qu’un Transcendant a découvert une tombe dissimulée à l’embouchure de la rivière Stratford, dans la ville de Falaise Blanche. Il en a fouillé la périphérie et a trouvé quelques objets.
« Suite à cela, ils ont recruté des gens et fait d’autres explorations, mais aucun d’entre eux n’est revenu. Si vous faites des recherches approfondies là-bas, vous en trouverez certainement les traces. »
Ikanser, qui écoutait attentivement, demanda :
– « Êtes-vous sûr qu’il s’agit d’une tombe aristocratique datant de la Quatrième Époque ? »
– « Les objets à l’extérieur tentent à prouver qu’il s’agit de membres de la famille Amon, de la dynastie Tudor », répondit franchement Klein qui le mit en garde : « Les Transcendants qui sont morts là-dedans étaient loin d’être faibles et ils étaient assez nombreux. Je pense que pour explorer ce tombeau, il faut impérativement recourir à des Transcendants de Haute Séquence. »
– « Amon… »
Ikanser fronça instinctivement les sourcils. Manifestement, en sa qualité de diacre, il était habilité à connaître certains secrets de l’histoire antique.
Sans attendre que Klein le souligne à nouveau, il leva les yeux au ciel et dit : « Nous allons recueillir des informations pertinentes avant de passer à l’action.
« Une tombe aristocratique datant la Quatrième Époque est quelque chose de très dangereux. Ne communiquez cette information à personne d’autre et ne vous risquez pas à l’explorer vous-même, sans quoi vous et vos amis y perdriez la vie. »
Si j’avais voulu m’y risquer, je ne serais pas assis ici… pensa Klein qui eut un sourire d’autodérision ;
– « J’ai toujours eu bonne réputation. »
L’accord conclu, il regarda s’éloigner Ikanser et Carlson, puis mit son chapeau et quitta la salle de billard.
En ce qui concerne les nobles de la Quatrième Époque et la famille Amon, la Conscience Collective des Machines se montre toujours très prudente. Il leur faudra au moins plusieurs jours de préparatifs avant de passer à l’action… Prudence…
Tel était le mot qui résumait ses pensées aléatoires.
Il a pensé à une autre chose qui pourrait être décrite comme étant prudente.
Après que Roselle eut rejoint l’antique organisation dont il soupçonnait qu’il s’agissait de l’Ordre des Ermites du Crépuscule, il ne l’avait jamais explicitement mentionnée dans son journal secret rédigé en chinois. À chaque fois qu’il y faisait référence, il la désignait par ses caractéristiques.
Un tel niveau de prudence était un phénomène très suspect !
Pourquoi l’empereur Roselle n’a-t-il pas osé mentionner le nom de cette organisation, même en chinois ? Cela ne ressemble pas à son style, lorsqu’il écrivait tout et n’importe quoi dans son journal… De quoi avait-il peur, de quoi était-il inquiet ? Est-il possible que le simple fait d’écrire le nom de l’Ordre des Ermites du Crépuscule suffisait pour qu’ils en soient informés, quelle que soit la langue utilisée ? L’un de leurs membres ou Artefacts Scellé aurait-il de telles capacités ?
Une hypothèse germa dans l’esprit de Klein, mais à moins de prendre le risque, il n’avait aucun moyen de la vérifier.
Dans un premier temps, je vais supposer que c’est vrai et que si je n’ai pas été détecté par eux, c’est parce j’étais au-dessus du brouillard lorsque j’ai canalisé l’esprit de l’Apôtre du Désir. De même, l’information que j’ai communiquée à Mlle Justice répondait également à une prière qui utilisait le brouillard gris… Voyons, nous sommes bientôt lundi et lors de la réunion du Club du Tarot, je vais devoir l’avertir de ne pas prononcer ni écrire les mots “Ordre des Ermites du Crépuscule”. Il suffira que je lui jette un regard pour qu’elle en comprenne la raison…
Ses dispositions prises, Klein quitta aussitôt le bar.
Voyant qu’il était encore tôt, il prit une calèche pour se rendre au Club Quelaag avec l’intention d’y passer l’après-midi.
Sitôt arrivé dans le hall, il aperçut Talim Dumont, le professeur d’équitation.
Ce descendant de sang bleu est assis dans un coin, un verre de vin écarlate à la main. Il le sirotait tranquillement et son visage rose en disait long sur son état d’esprit.
– « Vous semblez de bien bonne humeur, Talim », le salua Klein en souriant.
Le professeur d’équitation eut un petit rire :
– « C’est parce que la nouvelle année arrive. » Puis, plutôt excité, il demanda : « Sherlock, savez-vous ce que c’est que d’aimer vraiment quelqu’un ? »
Klein eut un sourire forcé :
– « Je suis désolé, je suis toujours célibataire. »
Talim termina son vin, se leva et fit un geste de la main :
– « C’est dommage. Bon, il faut que je me mette au travail. »
– « Au fait, merci de m’avoir présenté M. Framis Cage », répondit Klein, se rappelant brusquement son investissement dans le projet du vélo. « Quand êtes-vous libre ces jours-ci ? J’aimerais que vous m’emmeniez goûter aux délices de Backlund. »
– « Après le Nouvel An », répondit Talim en coiffant son chapeau, après quoi, le sourire aux lèvres, il se dirigea vers la salle de réception.
Ce type serait-il entré dans la saison des amours ? ne put s’empêcher de marmonner Klein.
Il avait à peine fait quelques pas lorsque soudain, il entendit un sourd bruit de chute.
Tournant prestement la tête, il vit Talim Dumont au sol, sa main gauche agrippant sa poitrine à l’endroit du cœur et le corps agité de convulsions.
Le jeune homme se précipita vers lui, mais Talim, la bouche pleine d’écume blanche, venait de rendre son dernier souffle.
Quelques secondes et il n’était déjà plus qu’un cadavre.