Dans les terres retirées, au fin fond du royaume de Brodian, s’étendait une contrée sauvage et mystérieuse. Cette région, lovée dans les bras d’une chaîne de montagnes austères, abritait un village d’apparence insignifiante. Une petite communauté y avait élu domicile, préférant le calme de l’isolement à la cacophonie des cités prospères. C’était un lieu éloigné du tumulte du monde, où l’écho des batailles et des intrigues politiques n’étaient plus que de lointaines rumeurs.
Là-bas, les maisons, taillées à même le bois des forêts environnantes, semblaient s’incruster dans le paysage, au milieu des champs cultivés et des prairies verdoyantes. Cet endroit avait une beauté rude et brute, presque sauvage. Les ruisseaux serpentaient entre les collines, les moutons paissaient paisiblement et l’atmosphère était empreint d’un air pur et vivifiant.
Dans l’une de ces maisons, dont les murs épais étaient patinés par le temps, vivait Yulia. Mère de famille dévouée, elle s’occupait de son foyer avec une affection sincère. L’humble demeure abritait aussi ses trois enfants et leur père Tom l’un des forgerons de ce village.
Les flammes ondulaient et dansaient dans la cheminée, projetant une mosaïque d’ombres chatoyantes sur les murs rustiques de la petite maison. Les craquements et le grésillement du bois de pin en combustion réchauffaient la pièce, chassant le froid mordant de la nuit qui s’insinuait subtilement à travers les fissures de la vieille porte en bois. Le soleil s’était couché depuis longtemps et la nuit s’était installée, seule la mélodie des criquets perçait le silence.
Là, blottie sur une peau de mouton aux poils doux, la petite Lily, la plus jeune des filles de Yulia, clignait des yeux de fatigue tout en résistant au sommeil. Ses joues rondes, peintes d’une teinte rose par la chaleur douillette du feu, contrastaient avec ses grands yeux bleus écarquillés, brillants d’une lueur enfantine.
Sa mère était assise à côté d’elle, passant doucement la main dans les boucles blondes de sa petite. Son regard, doux et aimant, observait les traits du visage de sa fille qui luttait désespérément pour ne pas sombrer dans les bras de Morphée.
Yulia était plus que simplement belle, elle était éblouissante. Les habitants du village la considéraient comme l’une des plus belles femmes qu’ils n’aient jamais vues. Ses cheveux châtain clair s’illuminant comme de l’or au soleil encadraient un visage doux et parfait, sculpté avec une précision artistique. Sa silhouette, élancée et inaltérée malgré ses trois grossesses, rayonnait d’une force féminine fascinante. Ses yeux verts, lumineux et profonds comme deux émeraudes, dégageaient une chaleur bienveillante et une intelligence étincelante. Sa poitrine généreuse, courbée par la nature, attirait souvent les regards, mais Yulia restait toujours gracieuse et modeste, ne se définissant jamais par son apparence seule.
Pourtant, cette beauté ne venait pas sans son lot de jalousie. Certaines femmes du village, moins favorisées par les années et les naissances, regardaient Yulia avec envie. Elles murmuraient entre elles, des paroles acerbes et amères, empreintes de frustration. L’éclat éblouissant de Yulia était un miroir cruel qui reflétait leurs imperfections et leurs insécurités.
– Il est temps d’aller dormir ma puce !
Murmura-t-elle, sa voix se mélangeant à l’apaisant crépitement du feu.
– Oh non, attend juste encore un peu.
Objecta Lily, essayant de réprimer un bâillement traitre. Yulia sourit tendrement, enveloppant sa fille dans une couverture en laine douce et chaude.
– Je sais ma petite. Mais demain, je dois me lever tôt pour aider aux champs. Nous avons beaucoup de travail.
– Mais je veux rester avec toi, maman.
Insista la jeune fille, ses yeux azur, reflet de ceux de son père, se remplissant d’une lueur suppliante. Yulia soupira lentement, et caressa tendrement la joue potelée de Lily pour lui chuchoter doucement à l’oreille.
– Dis-moi ce que tu veux pour que tu acceptes d’aller te coucher sans faire d’histoire.
À ces mots, Lily émit un petit rire joyeux, elle joignit ses deux petites mains comme pour raconter un secret et vint chuchoter à l’oreille de sa mère à son tour :
– La chanson des démons !
Yulia acquiesça d’un air amusé, elle s’y attendait, tous les soirs, elle réclamait la même chanson. S’installant plus confortablement, elle souleva délicatement Lily pour la poser sur ses genoux. Tout en lui caressant paisiblement les cheveux, elle se mit à chanter d’une voix douce et mélodieuse…
Quand le soleil se lève, doux et brillant
Faites attention, mes petits-enfants.
Si vous êtes sages, si vous êtes bons,
Pas de soucis, vous jouerez sous le soleil rond.
Mais si vous criez, si vous faites des bêtises,
Les démons viendront, avec leurs grimaces grises.
Ils sont toujours là, ils sont toujours prêts,
À prendre les enfants qui ne sont pas discrets.
Donc soyez sages, mes petits chéris,
Et les démons resteront loin, très loin d’ici.
Sinon, vous deviendrez, ce serait une triste histoire,
Des petits démons, sans espoir.
Alors, rester calmes, soyez gentils,
Et les démons resteront loin de nos vies.
La petite comptine, à la fois douce et mystérieuse, se répandit dans la pièce. Les mots s’envolaient, portés par la voix apaisante de Yulia, et Lily, lovée dans ses bras, se laissait emporter vers le pays des rêves.
Comme la dernière note de la comptine s’évanouissait dans l’air, la porte en bois grinça timidement, permettant à Tom d’entrer. Son physique robuste, marqué par les rigueurs du métier de la forge, se dessinait clairement même sous ses vêtements grossiers. Les muscles de ses épaules et de ses bras, sculptés par des années à manipuler le marteau et l’enclume, contrastait avec sa démarche boiteuse causée par une ancienne blessure.
Une cicatrice boursouflée, souvenir d’une campagne militaire forcée du seigneur local, tordait son genou gauche dans un angle impossible, le faisant souffrir chaque jour et à chaque pas.
– Elle s’est enfin endormie ?
Demanda-t-il d’une voix basse. Tom était rongé par la douleur, douleur qu’il avait intériorisée depuis tant d’années. Malgré ses yeux bleus rappelant l’immensité du ciel, son expression s’était depuis longtemps renfermée, les stigmates de sa souffrance gravés sur son visage qui ne souriait plus. Il ne restait plus de lui qu’un homme simple, rongé par les mauvaises décisions qui l’avaient conduit à vivre avec cette condition
Passant près de la cheminée, il saisit le tisonnier, s’amusant comme un enfant avec les braises qui rougeoyaient encore.
Yulia se tourna vers lui et hocha doucement la tête.
– Oui, à l’instant. Alice et Chloé aussi ?
La pensée de ses deux autres filles fit naître un sourire tendre sur le visage de Yulia. Alice, leur aînée de douze ans, était le portrait craché de sa mère. Ses cheveux châtains, doux comme la soie et descendant jusqu’à sa taille, encadraient un visage fin aux traits délicats. Ses yeux, d’un vert émeraude profond, débordaient d’une curiosité et d’une intelligence vives.
Même si Alice avait atteint cet âge délicat où l’enfance commençait à céder la place à l’adolescence, elle avait conservé une certaine innocence.
Chloé, quant à elle, portait en elle la force et la résilience de son père. À seulement huit ans, ses yeux d’un bleu pur étaient un miroir fidèle de ceux de Tom. Sa chevelure blonde, soyeuse et brillante, cascadaient joyeusement sur ses épaules, souvent en désordre du fait de sa nature aventureuse.
Tom laissa son regard se perdre dans les cendres encore chaudes.
– Je me demande toujours pourquoi elle aime tant cette comptine… C’est plutôt effrayant, quand on y pense.
Yulia haussa les épaules nonchalamment, caressant le dos de Lily pour la garder endormie.
– C’est juste une histoire pour elle, Tom. Elle ne comprend pas vraiment le sens. Je pense qu’il ne s’agit pas des paroles, mais plutôt de l’air de la chanson.
Avant sa blessure, Tom était un homme chaleureux, souriant, toujours pleins d’entrain. Depuis son retour du front et avec sa blessure, il s’énervait plus souvent, s’isolait et ne la touchait plus avec la même tendresse qu’auparavant. Elle le voyait souffrir, mais aucune de ces tentatives n’avaient fonctionnées, il se renfermait sur lui-même chaque jour un peu plus, maudissant sa situation.
Bercé par la respiration régulière de Lily qui dormait paisiblement et le doux crépitement des braises mourantes, Tom saisit délicatement le petit corps fragile de sa fille pour aller la déposer dans son lit, aux côtés de ses deux sœurs. Ils avaient besoin d’un moment à eux pour discuter sans risquer de les réveiller, et surtout, sans les inquiéter avec leurs problèmes.
Sans un bruit, Tom referma la porte de la chambre où reposaient leurs trois filles. Il revint ensuite près de la cheminée, sa démarche hésitante et légèrement boiteuse. Il retourna s’assoir devant l’âtre, laissant passer un moment avant de se tourner vers sa femme, le visage toujours aussi sérieux.
– Je m’inquiète pour toi, Yulia. Tu sais, Joe n’est pas un homme facile… Es-tu vraiment certaine que tout se passera bien demain ?
Yulia sourit doucement à son mari, posant une main réconfortante sur son bras. Sa voix était douce, mais déterminée lorsqu’elle lui répondit.
– Tom, nous avons besoin de cet élixir. Et pour l’obtenir, nous avons besoin d’argent. Beaucoup d’argent. C’est le seul moyen de guérir ta jambe. Je ne serai pas seule avec Joe, il y aura d’autres paysans là-bas. Je peux me débrouiller.
Le précieux élixir dont ils avaient tant besoin était une substance extrêmement rare et coûteuse. Aussi appelé ” Les larmes de Dieu”, une potion aux propriétés miraculeuses qui avait le pouvoir de guérir toute maladie ou blessure, une véritable panacée. Cependant, sa fabrication impliquait des ingrédients si uniques et exotiques qu’ils étaient presque impossibles à obtenir. De plus, l’élaboration de l’élixir nécessitait un savoir-faire quasiment oublié, une maîtrise alchimique que très peu possédaient encore dans ce monde. Et c’était là le seul remède pour la jambe de Tom, rien d’autre ne pourrait jamais guérir le mal qui le rongeait.
Yulia n’avait jamais imaginé devoir vivre ainsi… Le fardeau de la condition de son mari avait progressivement érodé l’éclat de ses rêves et de ses espoirs, reléguant ceux-ci à l’arrière-plan. Elle aimait, d’un amour profond et sincère, mais la réalité de leur situation là faisait se sentir piégée, contrainte de mettre sa vie en suspens pour se consacrer à la guérison de Tom.
Des sentiments contradictoires se bousculaient en elle. Elle se surprenait parfois à ressentir une pointe de ressentiment envers son mari, qui avait, malgré lui, transformé leur vie en un cycle incessant de douleur et de sacrifices. Elle se réprimandait aussitôt, honteuse de ces pensées qu’elle jugeait égoïstes. Elle était déchirée entre son amour pour lui et sa soif de liberté, un sentiment de culpabilité venant constamment ternir ce tableau déjà bien sombre.
Était-elle une mauvaise personne pour avoir de tels sentiments ? Elle se posait cette question à chaque fois qu’une pensée néfaste surgissait. C’était un tourment constant, une bataille intérieure qui la laissait souvent épuisée et perdue.
Malgré les paroles rassurantes de Yulia, Tom fronça les sourcils, une inquiétude toujours présente dans son regard.
– Demain, tu seras avec Joe… Je veux que tu fasses attention à toi, ce vieux fossile lorgne sur toi depuis des années et…
Au lieu de rassurer doucement son mari, son ton se durcit, traduisant la gravité de la situation.
– Tom, s’il te plait arrête !
Le changement de ton de la jeune femme sembla surprendre Tom.
– Cesse de t’inquiéter pour moi, Tom. Nous n’avons pas le choix. Les anciens ont formé les groupes, je dois aller aux champs, et tu le sais très bien, que ce soit avec Joe ou n’importe qui d’autres d’ailleurs…
Répliqua-t-elle d’une voix tendue – non seulement contre leur situation délicate, mais aussi contre l’impuissance qu’elle ressentait. Elle ne cherchait pas à blesser Tom, mais plutôt à lui faire prendre conscience de l’inéluctabilité de leur situation
Il hocha la tête lentement, avalant la pilule amère de la réalité qu’elle venait de lui rappeler. Une part de lui voulait insister, protéger sa femme de tous les dangers, mais il savait qu’elle avait raison. Ils n’avaient pas le choix et il en était responsable d’une certaine manière.
– Je… je suis désolé, Yulia.
Dit-il, sa voix rauque trahissant ses propres luttes intérieures.
– Tu as raison. C’est injuste pour toi et… je comprends.
Il prit une profonde inspiration, cherchant à contrôler les émotions qui menaçaient de déborder.
– Je vais me coucher, bonne nuit ma chérie.
Après que Tom se soit levé pour rejoindre la chambre, Yulia resta seule dans la pièce, ses pensées tournant en boucle. Sa réaction sèche continuait de résonner dans sa tête et une lourde culpabilité s’installait dans son cœur. Elle n’aurait pas dû lui parler de cette façon. Elle aimait Tom plus que tout, et lui infliger plus de souffrance la déchirait.
Prenant une profonde inspiration, elle se leva silencieusement de sa chaise et se dirigea vers le coin de la pièce. Sous le tapis douillet en peau de mouton, se trouvait leur secret le plus précieux et le plus désespéré : un petit trou creusé dans le plancher, habilement dissimulé sous les lattes de bois.
Chaque fois qu’ils avaient réussi à économiser un peu d’argent, ils l’avaient enfoui là, dans l’espoir de rassembler suffisamment de pièces pour acheter l’élixir tant désiré. Elle se pencha et souleva prudemment quelques lattes, révélant l’obscurité en dessous.
Yulia plongea la main dans l’ombre et en tira leur petite fortune : une poignée de pièces d’or. Il y avait peut-être une dizaine de pièces, chacune représentant de nombreux jours de dur labeur. Elle les fit glisser entre ses doigts, sentant leur poids familier. Mais aussi lourd qu’ils soient, elle savait qu’ils étaient encore loin de ce dont ils avaient besoin. Avec un soupir, elle replaça soigneusement les pièces, referma le plancher et remit le tapis à sa place, son regard perdu dans les braises.