Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 215 – Le bouc émissaire
Quartier Ouest, 9 Rue de l’Espoir, dans la résidence du Premier ministre…
Debout derrière une imposante table de travail, Aguesid Negan regardait le Comte Hall avec une expression sérieuse.
– « Lord Hall, mon secrétaire a dû vous mettre au courant de ce qui s’est passé. Vous êtes le premier noble auquel j’ai pensé en cet instant. »
Cet important membre du Parti Conservateur et actuel Premier ministre du Cabinet, semblait avoir considérablement vieilli. Sa silhouette grande et mince était penchée en avant comme si, ne pouvant supporter la mauvaise nouvelle, il était contraint de se soutenir des deux mains sur la table.
Mais son regard était toujours aussi vif et son attitude calme.
Le Comte Hall, qui avait une belle moustache, soupira :
– « Je suis désolé de l’apprendre. Cela m’a beaucoup choqué. Je pensais rendre visite à Sa Grâce dans quelques jours pour discuter du projet de loi qui nous préoccupe tous beaucoup, mais qui aurait pu savoir qu’il serait attaqué… »
Il avait perdu la belle apparence qu’il avait étant jeune en raison des profondes rides qui marquaient son sourire et du fait qu’il avait grossi. Après avoir exprimé ses condoléances, son chagrin et son empathie, il réprima ses émotions et ajouta : « Sa Grâce est morte. Au lieu de pleurer et de nous mettre en colère, nous devons rester calmes et redoubler de prudence. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons gérer les conséquences et empêcher ce lourd train à vapeur qu’est le Royaume de dérailler. »
– « C’est aussi la raison pour laquelle je suis venu vous voir immédiatement. Les autres aristocrates ne feront qu’invoquer leurs dieux en tremblant de peur et dire à quel point c’est inacceptable. Ils voudront que le meurtrier soit sévèrement puni et que le cerveau soit retrouvé. De leur point de vue, si le Duc, qui était sous haute protection, a pu être assassiné, qu’en est-il d’eux ? » dit le Premier ministre Aguesid d’une voix lourde. « C’est une réaction parfaitement naturelle et compréhensible, mais ce n’est pas celle dont nous avons besoin ».
Le Comte Hall hocha la tête et s’enquit :
– « Qui est le meurtrier ? Quel était le mobile ? »
– « Un Diable qui, durant plus d’une décennie, a vécu déguisé en banquier. Un véritable Diable. D’ailleurs, votre Banque Varvat vient de racheter son entreprise », répondit Aguesid, toujours sur le même ton.
– « Patrick Jason ? »
Le Comte se rappela aussitôt le nom de cet homme car c’était lui qui avait approuvé l’acquisition de la banque.
Le Premier ministre ne lui fit pas de reproches, mais prit un air pensif :
– « C’était un Séquence 5. Il a brusquement vendu son entreprise, abandonnant une identité qu’il utilisait depuis plus de dix ans, et a pris un risque extrême afin d’assassiner mon frère. Nous sommes donc en droit de supposer qu’il y a été poussé par quelqu’un, voire par un groupe. Malheureusement pour lui, il a été tué en tentant de s’échapper. Même son Corps Spirituel a été emporté. Selon les rapports des Faucons de Nuit, c’est l’Empereur Noir, ce Bandit Héroïque, qui en est l’auteur. »
– « Une organisation extrêmement secrète est impliquée et nous ne sommes pas en mesure de découvrir quoi que ce soit à ce sujet dans les plus brefs délais ? » demanda le Comte.
– « En effet. Ce fameux Bandit Héroïque n’a laissé aucune trace. Tout ce que nous pouvons faire, c’est commencer par les personnes qui sont entrées en contact avec Jason au cours des derniers mois. Cela va prendre beaucoup de temps et il se peut que cela ne donne rien. »
Hall fit deux pas en avant :
– « Comment réagit Sa Majesté à ce sujet ? »
– « De la peine, mais aucune idée spécifique », répondit Aguesid.
Le Comte Hall fronça les sourcils et réfléchit :
– « Dans ce cas, l’important n’est pas de savoir qui sont les cerveaux cachés dans les coulisses, mais quel objectif ils souhaitent atteindre à travers cette affaire. S’ils veulent la guerre, ou relancer le conflit dans les colonies, nous devrons faire savoir aux masses que l’instigateur de Patrick Jason est l’Empire Feysac. Nous fabriquerons un processus détaillé et fournirons des preuves apparemment convaincantes. Au cours des derniers siècles, notre voisin du nord a toujours joué un rôle similaire et à mon avis, tout le monde a l’habitude. Je ne pense pas qu’il y ait le moindre doute sur le fait qu’il est très, très, très normal que les barbares agissent ainsi. »
– « Et les masses les craindront », conclut le Premier ministre en retroussant les commissures de ses lèvres sans pour autant esquisser un sourire. « Mais en raison des changements que nous avons entrepris, nous ne serons pas stabilisés ni en capacité de mener une guerre avant le second semestre de l’an prochain au minimum. »
– « Dans ce cas, trouvons une cible que tout le monde trouvera acceptable. Le Bandit Héroïque, l’Empereur Noir, est terriblement mystérieux, tout comme l’organisation secrète qui se cache derrière lui. Si nous rendons cela public, simplement comme ça, nous risquons de provoquer une panique extrême. Les gens ont toujours peur de l’inconnu », murmura le Comte pour lui-même.
– « Et l’Ordre Aurora ? Ils ont bien assassiné ce pervers d’Intis il y a quelques mois. Personne ne serait surpris qu’ils aient entrepris autre chose.
« Ils ont plutôt mauvaise réputation. Les journaux ont parlé d’eux à de nombreuses reprises au point qu’ils sont devenus un élément d’horreur ou un antagoniste classique dans de nombreux romans. En outre, cela réduira efficacement les soupçons des gens à notre sujet. Il y en aura toujours pour penser que c’est nous qui avons chargé l’Ordre Aurora de perpétrer le précédent assassinat.
« De plus, profitons de ce que nous luttons contre l’organisation terroriste illégale pour faire le nettoyage à Backlund. Il y a trop de gens dangereux cachés ici », répondit laconiquement Aguesid. « L’Ordre Aurora n’est pas une mauvaise idée… Nous allons d’abord les utiliser comme cible et l’an prochain, lorsque nous serons prêts, nous rendrons publics les résultats de l’enquête et accuserons l’Empire Feysac d’être l’instigateur de l’Ordre Aurora. À mon avis, personne ne se souciera de défendre une organisation terroriste, pas plus que les barbares du Nord. »
Le Comte Hall resta un instant interloqué :
– « Cela va un peu plus loin que je ne l’aurais pensé », dit-il.
Aguesid se leva :
– « Je vais de ce pas voir Sa Majesté. » Puis, regardant le Comte, il ajouta : « Je vous conseille d’être prudent. Nous ne savons toujours pas ce qui a motivé les gens qui ont assassiné mon frère. L’Église du Seigneur des Tempêtes a déjà accepté de remplacer l’Archevêque du diocèse de Backlund. Snake est toujours en retard dans les moments cruciaux ! Les adeptes de la Tempête sont en permanence irritables, irascibles, têtus, vaniteux et facilement manipulables ! »
– « N’ayez pas de préjugés. Prenez Leumi, par exemple. Il est très intelligent. » Le Comte Hall eut un petit rire puis se tapa quatre fois la poitrine. « Merci, la Déesse me protégera. »
…
L’Ordre des Ermites du Crépuscule… ça a l’air très imposant…
De retour dans le monde réel, Klein se leva, appuya sur le bouton mécanique des toilettes et quitta aussitôt la salle de bains en pensant aux informations qu’il venait d’obtenir en canalisant l’esprit.
Il soupçonnait l’Ordre des Hermites du Crépuscule d’être l’antique organisation détenant la seconde Dalle du Blasphème, celle qu’avait rejoint l’Empereur Roselle.
Décider de faire assassiner le Duc Negan au nom d’un soi-disant “processus historique”, cela semble à la fois un peu absurde et logique… Leur but serait donc de ressusciter ou de réveiller le Créateur originel ? Cela ressemble aux croyances de la Cité d’Argent. Petit Soleil et ses comparses n’ont jamais cru que le Créateur était mort, c’est pourquoi ils pensent qu’Il a abandonné ce territoire. Ils tentent d’obtenir une réponse de Sa part…
Klein faisait les cent pas, laissant ses pensées vagabonder lorsque soudain, il entendit frapper à la porte.
Ce n’était pas un employé ni une femme de chambre du Club Quelaag, mais Carlson, cet homme à lunettes, membres de la Conscience Collective des Machines que Klein avait déjà croisées.
– « Comment êtes-vous entré ? » demanda délibérément le jeune homme.
Voyant qu’il était dans la bonne pièce et qu’il n’y avait personne, Carlson se détendit un peu.
– « Les Transcendants ont souvent toutes sortes de méthodes. »
Il a appris du Diacre Ikanser la mort de l’Apôtre du Désir et est venu voir ce qu’il en était de moi. Quant à ma performance, elle est plutôt réussie. Personne ne s’est aperçu que je donnais l’”illusion d’une personne vivante” et j’ai réussi à tromper tout le monde…
– « À voir votre expression, quelque chose me dit que vous avez de bonnes nouvelles à m’apprendre. »
– « Oui, Patrick Jason Beria a été tué. Vous êtes désormais en sécurité et n’avez plus besoin de notre protection », répondit franchement Carlson.
Suite à ce retour, Klein sentit l’assimilation de la potion en lui s’accélérer.
Surpris et ravi, il demanda :
– « Vous en êtes sûr ? »
– « Oui. »
– « C’est formidable ! » s’écria le jeune homme, ravi.
– « Votre instinct de détective et votre esprit logique nous ont été d’un grand secours. Le diacre a noté qu’une fois cette affaire terminée, il vous remettrait discrètement une récompense. Environ 1 000 Livres je pense. »
1.000 Livres… Pas mal, c’est très généreux ! Cependant, même si les billets contenus dans la valise de Jason étaient des coupures de cinq ou une livre, et même si ses bijoux ne valaient pas grand-chose, cela devrait tout de même faire environ 50 000 livres, non ? Madame Mary du Conseil national de la Pollution Atmosphérique vaut probablement autant si l’on prend en compte ses parts dans la société Coim.
Bon, le complice de Jason qui a dupé le Chantre de Dieu a probablement pris une partie de l’argent. Il doit rester quelque chose comme vingt à trente mille livres. Les mille livres, à côté, ne sont rien. Quel dommage… Je ne peux pas voir les choses sous cet angle. Le complice de Jason a peut-être déjà tout pris… pensa Klein, en proie à une vague de déception et de joie.
Et la récompense promise par la Conscience Collective des Machines était une preuve supplémentaire du succès de sa performance et son ressenti lui disait qu’il ne lui restait qu’un pas à franchir pour avoir totalement assimilé sa potion.
– « Je ferais mieux en effet. Après tout, celui qui est menacé, c’est moi », répondit-il en souriant.
Il ne craignait pas les représailles du complice de Jason, la vengeance n’étant qu’une ruse. Le plus important était qu’il passerait alors Séquence 6.
Carlson réajusta ses lunettes et prit un air pensif :
– « Sherlock, vous êtes croyant vous aussi. Nous voudrions être en bonne relation avec vous. Dorénavant, vous pourrez nous informer de tout ce que vous rencontrerez et recueillerez. »
Ils entendent faire de moi un informateur de la Conscience collective des Machines… J’ai donc un autre canal de remboursement…
– « Pas de problème », répondit le jeune homme en traçant sur sa poitrine un Emblème Sacré de forme triangulaire
…
N’étant plus protégé par la Conscience Collective des Machines, Klein est resté au club jusqu’à l’heure du dîner, après quoi et sans se presser, il alla prendre une calèche pour retourner au 15 Minsk Street.
Comme à son habitude, il ouvrit la boîte aux lettres et y trouva une nouvelle missive qui ne portait pas de timbre.
Celle-ci provenait du détective Isengard Stanton qui la lui avait déposée l’après-midi même.
« … J’ai entendu parler des suggestions que vous avez faites à la Conscience Collective des Machines », écrivait-il. « Votre perspicacité et votre prudence sont vraiment étonnantes. Si vous n’étiez pas déjà un Transcendant, je croirais même que la voie du Lecteur et celle qui vous convient le mieux.
« En matière de déduction, jeune homme, vous êtes le meilleur que j’aie jamais rencontré ! »
…
Debout dans le salon, Klein, à la lueur de la lampe à gaz, était en train de lire la lettre d’Isengard.
Il n’y avait rien de nouveau dans cette performance. Étape par étape, je n’ai fait que reprendre ce que je faisais auparavant. Cela n’a même pas eu grand effet… Mais il y avait suffisamment de gens autour de moi, ce qui m’a permis d’avoir un retour direct…
La lettre à la main, le jeune homme réfléchissait à la question.
Il ferma à demi les yeux et sentit quelque chose à l’intérieur de son corps se désintégrer et se dissiper rapidement. Il eut l’impression d’être entouré de nombreuses étoiles illusoires, resplendissantes, lesquelles n’exerçaient sur lui qu’une très faible attraction.
En ce dernier mois de l’année 1349, il venait enfin d’assimiler sa potion de Magicien.