-1-
Lucéard
Les cordes pincées du rebec répondaient inlassablement à la flûte-double, dans une lutte déchirante entre un frère et sa sœur.
Dissimulés dans la pénombre de la cathédrale, deux hommes s’étaient cachés derrière l’autel, et nous observaient du coin de l’œil.
Ces deux-là n’avaient pas encore la trentaine mais la fatigue avait déjà tiré leurs traits en de lourdes cernes.
???: « Hélie, faut qu’on y aille… »
Celui qui venait de chuchoter était rasé des deux côtés du crâne, et des mèches vertes couvraient sa tête. Il lançait un long regard à son binôme, qui demeurait immobile depuis quelques secondes.
Ce Hélie avait les cheveux blonds, et ébouriffés comme s’ils étaient faits de paille. Il ne parvenait pas à détourner son attention du combat particulièrement cruel auquel il assistait. Les éclats de voix des deux enfants l’avaient abasourdi.
Hélie : « Tu comprends ce qu’il se passe, toi aussi, Vinsk… ? »
L’homme qui se faisait appeler Vinsk restait de marbre. Il fixait froidement son complice.
Vinsk : « …Et ? Je m’en fous pas mal. Musmak nous a demandé de le prévenir dès que la princesse et le prince se croisaient. Si l’un d’eux est mort avant qu’il n’arrive, c’est nous qui allons nous faire tuer. »
Hélie grimaçait.
Hélie : « …Quand j’ai rejoint ce groupe, je pensais que je verrai moins d’horreur, et c’était peut-être le cas jusqu’à aujourd’hui… Mais là, c’est trop… »
Vinsk l’invita à se calmer en agitant ses paumes vers les bas à plusieurs reprises.
Vinsk : « Woh, woh, qu’est-ce que tu dis ? »
Hélie : « C’est vraiment trop ce qu’il a fait à cette fille. Et ce qu’il fait subir au prince, c’est aussi d’une cruauté sans nom. »
Vinsk : « Tu t’fous de moi ? C’est pas toi qui parlait de faire goûter aux riches la vie qu’ils nous imposaient ? »
Hélie grinçait des dents face au regard accusateur de Vinsk.
Hélie : « Ouais… Ben, je sais pas ce que je croyais… Je me disais qu’avec la belle vie qu’ils menaient, ils méritaient des crasses. Mais j’sais pas… J’sais plus. Je suis plus sûr que d’une chose : Personne mérite ça… ! »
Ce cri du cœur lui échappa, et si une détonation n’avait pas retenti à cet instant, nous l’aurions sûrement entendu.
Vinsk : « T’es pas bien, ma parole ! Baisse d’un ton… ! Et ramène-toi. »
Hélie resta immobile, tandis que son compère rouvrait la porte menant au cœur de la base.
Vinsk : « Je sais pas à quelle connerie t’es en train de penser, mais arrête. Je te laisserais pas me mettre dans la merde pour si peu. »
Le hors-la-loi décontenancé n’osait pas regarder son complice dans les yeux.
Vinsk : « Tu voudrais pas que je balance à tout le monde ce que tu nous caches, quand même ? »
Hélie sursauta en entendant ces menaces.
Hélie : « …De quoi tu parles ? »
Vinsk sourit d’un air malicieux. L’homme avait mordu à l’hameçon.
Vinsk : « Je parle de ta petite famille, bien sûr. Allez, magne-toi. »
Dans les couloirs souterrains, Hélie rattrapait Vinsk, jetant des regards derrière lui de temps en temps.
Hélie : « Comment t’as su… ? »
Vinsk : « Je t’ai croisé en ville avec cette femme et son mioche. C’est le tien ? »
Le jeune homme hésita à répondre. La vérité était plus complexe que ce qu’il n’était prêt à dire.
Hélie : « …Ouais… »
Vinsk le dévisageait sévèrement.
Vinsk : « Et tu veux vraiment faire du zèle alors que tu vois le bout du tunnel ? »
Hélie s’étonna de comprendre ce qui animait réellement Vinsk.
Hélie : « T’as raison… Je sais que t’as raison… Mais… »
Les deux hommes avaient le visage fermé.
Vinsk : « Hélie. Tous ces types de la noblesse sont pourris. Jusqu’à la moelle. N’oublie jamais que leurs vies de rêve ne dépendent que d’esclaves qui s’ignorent. Ils ne céderont jamais rien aux honnêtes gens, et nous, on ne leur cédera rien. Ils ont bien assez profité du labeur des autres. C’est le juste retour des choses. Je vais te dire : ça m’a même fait du bien. Si j’ai accepté de rester aussi longtemps dans la cathédrale, c’est parce que ça m’éclatait d’assister à ça. »
Hélie ralentit le pas.
Hélie : « …C’était pas marrant du tout… Et c’est pas comme si leur malheur allait profiter à qui que ce soit. J’suis sûr que Musmak fait ça qu’pour s’amuser. »
Vinsk : « Surveille tes mots, Hélie. »
D’un ton impitoyable, Vinsk se tourna vers lui.
Vinsk : « J’suis encore loin d’avoir la belle vie, et ce boulot est le mieux payé que j’ai eu. Le type est blindé de thune et on est pas mal logés du tout. Je vais pas renoncer à tout ça parce qu’un troufion dans ton genre a des états d’âme à la con. Si tu dis quoi que ce soit qui pourrait ressembler à de l’insubordination, je te jure que je te zigouille moi-même. »
Hélie : « … »
Le jeune homme avait été réduit au silence. Il avait aussi beaucoup à perdre, et sa compassion ne pouvait rien lui apporter cette nuit.
Vinsk : « Tu vois quand tu veux. »
Vinsk tapa sur la porte de bois qu’il venait d’atteindre.
Vinsk : « Hélie et Vinsk, au rapport. Ils sont tous les deux dans la cathédrale. »
Musmak : « Entrez, entrez ! »
Vinsk appuya sur la poignée, et la lumière pénétra dans le sombre couloir. Hélie referma la porte derrière lui.
Leur chef trépignait d’impatience, comme un gamin prêt à se rendre à un spectacle de marionnettes. Il rangeait précipitamment toutes sortes de flacons sur des étagères de bois usées.
Musmak : « Alors, parlez ! Ils se battent, c’est ça ?! Je vais les rejoindre sur le champ ! »
La pièce était assez étriquée. Au centre, Ceirios, inconscient, reposait sur une table de pierre, menotté par de grandes boucles de fer qui y étaient fixées. Au mur pendaient des chaînes, et à travers l’une d’entre elles avait été disposée l’épée noire, fermement retenue.
C’était un atelier aux apparences de salle de torture où leur chef passait un temps considérable lorsqu’il avait « un invité ».
Musmak reçut un coup de jus en passant trop près du bras de Ceirios, et sursauta.
Musmak : « Hahi ! J’en ai marre de toi ! Je n’ai encore rien pu faire ! Moi qui espérais faire irruption avec ma nouvelle arme dès de soir ! …Mais bon. »
Après cette courte crise de nerf, Musmak était de nouveau calme. Ses deux sbires se tenaient droit, à côté de la table, presque au garde-à-vous.
Musmak : « J’aurais tant aimé être là quand il a vu la surprise que je lui réservais ! Ah, quelle erreur de calcul ! Quoique, c’était peut-être plus dramatique ainsi… »
Vinsk : « Chef. Le prince ne faisait qu’esquiver les sorts de sa sœur de ce qu’on a pu voir. Enfin… Il utilisait quand même une sorte d’attaque on dirait… »
Hélie regardait fixement le jeune écuyer avec mélancolie. Il avait l’impression que les mouvements de son bras métallique étaient l’œuvre d’une volonté plus profonde encore que son sommeil.
Musmak : « Qu’est-ce que tu me chantes ? Tu veux dire qu’il n’a pas accepté qu’elle soit son ennemie ? Oh ! J’espère que c’est ça ! Elle doit lui mener la vie dure… ! Ah ! Rien que d’y penser, mes mains en tremblent ! »
En effet, les doigts ridés de l’empereur peinaient à reposer le tube à essai à sa place. Sur les armoires autour de la table, il y avait toutes sortes de récipients proprement étiquetés. Poudres et autres solutions aux couleurs étranges s’alignaient sur le bois rongé par les vers. L’odeur était infâme, mais étrangement nostalgique, pour quiconque la sentait.
Hélie, l’air grave, serrait son poing derrière lui. Une clé rouillée s’y trouvait.
Hélie : Même si je peux rien pour ces gosses… Je laisserai pas ce sadique avoir tout ce qu’il veut.
Musmak : « Vous deux, vous garderez l’accès à la cathédrale. Je ne veux surtout pas être dérangé par des trouble-fêtes ! Mais pas un bruit ! Si vous gâchez mon apparition dramatique, je vous découperais, et vous serez le petit-déjeuner des molosses ! »
Musmak se frottait les joues et recourbait ses sourcils face à un vieux miroir incrusté de crasse. Il se comportait comme une dame à quelques minutes du début d’un bal.
Hélie : « …Qu’est-ce que vous comptez faire… ? »
La clé était dans le trou de la serrure. Mais il fallait gagner encore quelques instants avant de pouvoir libérer au moins une main du prisonnier.
Musmak : « Si ça se trouve, je n’aurais rien à faire. Mais peut-être que je ne pourrais pas me retenir de les tuer tous les deux. Je l’ignore encore. Ce qui est sûr, c’est que cette nuit, je rirai si fort à la face d’une vieille amie, que je suis sûr qu’elle parviendra à m’entendre de là où elle est ! »
De plus en plus excité, Musmak rouvrit la porte. Il resta immobile quelques instants.
Vinsk : « Chef ? »
Son attitude rendit Vinsk perplexe.
Musmak : « Hmm… »
Hélie se doutait que l’ouverture d’une menotte allait faire un bruit terrible. Il ne trouvait pas le bon timing. Sa chance allait lui passer sous le nez. Il ne pouvait plus que cacher son méfait jusqu’à ce que Musmak soit assez loin.
Musmak : « Oh, et puis, vous savez quoi ? Restez ici, finalement. »
Hélie hochait précipitamment la tête, luttant pour ne pas montrer le soulagement sur son visage.
Musmak : « Il me faut bien quelqu’un pour surveiller ce gamin, après tout. Et aussi quelqu’un pour nettoyer tout ce foutoir. »
Ses deux hommes se doutaient qu’il était particulièrement soigneux avec ses affaires, et malgré l’atmosphère lugubre de la pièce, tout était bien rangé.
Vinsk : « Qu’est-ce que vous voulez nettoyer, au juste ? »
Musmak : « Toi, là-bas, viens par ici, un instant. »
Hélie se crispa, mais finit par s’avancer, tout en bloquant la vue de son chef, autant que possible.
Hélie : « O-oui ? »
Musmak lui montra finalement un grand sourire.
Musmak : « Crois-moi, j’aime qu’on me regarde avec méfiance. Avec défiance, même ! Mais là, tout de suite, je suis occupé. Je n’ai pas de temps à accorder à un traître dans ton genre. »
Dans la seconde d’après, Musmak était derrière lui, et rangeait ses deux longs sabres dorés contre chacun de ses flancs.
Avant que Vinsk ne réalisa ce qui venait de se passer, Hélie s’écroula dans son propre sang.
Musmak retira la clé, et la reposa sur la patère où elle devait être rangée, l’air tout guilleret.
Hélie : « Hh… Hhh… ! »
Sans pouvoir prononcer ses derniers mots, Hélie s’étouffa dans son sang, et s’immobilisa.
Vinsk écarquillait les yeux, sans pour autant laisser échapper quoi que ce soit d’autre que sa terreur. Il ne parvenait pas à détourner le regard.
Musmak : « Si pendant que tu nettoies, tu entends des pas dans le couloir, abandonne tout, verrouille la porte, et viens me prévenir avant de te faire rattraper. »
Pour ne pas salir ses chaussures, plutôt que contourner maladroitement la flaque de sang, Musmak marcha sur le corps inanimé d’Hélie.
Il finit par rejoindre la porte d’un bond.
Musmak : « On est jamais trop prudents n’est-ce pas ? D’expérience, je sais qu’il ne faut pas sous-estimer les alliés d’un Nefolwyrth. »
Avant de fermer la porte derrière lui, l’empereur de la fin obscure montra un visage meurtrier à son sbire.
Musmak : « Et même si tu oublies tout de ce cadavre, n’oublie pas de rappeler à tes collègues ce qui se passe quand on s’oppose à moi. »
Sur ces mots, il claqua la porte derrière lui, faisant sursauter Vinsk, le visage trempé de sueurs froides.
L’air furieux, le jeune homme fixait encore Hélie, puis, les yeux plein de haine, se tourna vers Ceirios.
-2-
L’homme à la robe sombre et à la longue cape se révéla à la lune. Musmak se tenait devant Nojù et moi, et laissa basculer son torse en arrière pour rire à gorge déployée.
Musmak : « Prodigieux ! Prodigieux ! Même si je ne m’étonne qu’à moitié d’une telle prouesse. Après tout, le pouvoir d’engendrer ce genre de miracle minable coule dans votre sang ! »
Nojùcénie : « Musmak ! Qu’est-ce que tu m’as fait ?! »
Si ma sœur était folle de rage à l’idée de voir cet homme, j’étais paralysé.
Ça recommence…
Musmak : « Oh, j’adore quand ça se passe comme ça ! »
Il prenait beaucoup trop plaisir à être là.
C’est exactement comme ce jour-là…
Je revivais ce traumatisme une fois de plus. L’instant où nous étions en sécurité, réunis tous les deux. Puis l’instant après, où un obstacle infranchissable se dressait entre nous et notre seule issue.
Comme dans cette tour… Je vais encore tout perdre…
Au moment où j’avais le plus besoin de me mouvoir, je m’en retrouvais incapable. Ce souvenir douloureux précipitait le dénouement que je redoutais.
Nojùcénie : « Lucé ! »
Je revins à mes esprits en entendant sa voix.
Elle me lança ma lyre, que j’attrapais maladroitement.
Nojùcénie : « C’est le moment de lui mettre la raclée de sa vie ! Sans ça, on ne pourra jamais reprendre la nôtre là où on l’a laissée ! »
Lucéard : « … »
Je me plongeais dans son regard comme pour effleurer la résolution qui brûlait en elle. Cette rage de vaincre, et ce courage de se dresser face à un tel ennemi ne m’étonnait pas d’elle, mais il y avait plus que ça. Tous les sentiments que je lui avais transmis à travers mes Anima bouillonnaient encore en elle. Elle portait tout ce que chacun de nous ressentait.
Je lui envoyais sa flûte-double qu’elle réceptionna fermement, sous le regard amusé de Musmak.
Lucéard : « …Tu as raison… »
Je me tournais vers notre adversaire.
Nous ne pouvons cependant rien contre lui. C’est un monstre. Nous ne pouvons que compter sur l’arrivée des autres. S’ils nous rattrapent assez vite, il y aura quelque chose à tenter.
Musmak : « Hoho ! Quels regards menaçants, ouh ! Je suis terrifié ! »
Il se mit à rire de nouveau. Son hilarité n’était qu’une provocation qui grinçait à nos oreilles.
Nojùcénie : « Quand on en aura fini avec toi, tu nous diras tout ce que tu sais ! »
Musmak : « Hahahaha ! Comme si ça pouvait arriver ! »
Nojùcénie : « Ne sois pas si sûr de toi ! LAMINA EIUS ! »
Elle tenta de le prendre de vitesse, et il ne fallut qu’une seconde pour que le sort rejoigne sa cible. Un humain normal n’aurait pas eu le temps de réagir, mais Musmak, lui, se décala sur le côté sans effort. Le souffle de l’attaque agita sa longue robe.
Musmak : « Constatez que vous ne pouvez rien contre moi ! »
L’air détendu, il étendit les bras pour se mettre en valeur. Tout dans son attitude présageait qu’il n’était pas à notre portée.
La crainte qu’il passe à l’offensive raidissait mon corps.
Nojùcénie : « Lucé ! Trouve-nous une stratégie, d’accord ? »
Profitant des grands éclats de rire de notre adversaire, Nojù m’invita discrètement à réfléchir à un moyen de nous en sortir.
Contre un adversaire si rapide… La meilleure stratégie est de ne pas l’affronter du tout…
Malgré ces conclusions pessimistes, j’espérais que le combat me permette de glaner des informations sur ses pouvoirs.
Musmak : « Je vous laisse encore une minute pour vous rendre et m’implorer à genoux de vous épargner ! »
Nojùcénie : « Tu rêves ! MAGNA ANGUEM IRIDIS ! »
D’un son de flûte, le ruban luminescent passa derrière ma sœur, se scinda en huit, et s’étendit comme les pattes d’une araignée derrière elle.
Elle perfectionnait cette technique à chacune de ces utilisations, mais son mana commençait à faiblir.
Les bandes de lumière prirent le temps d’encercler Musmak avant de plonger sur lui. L’empereur resta immobile, ou plutôt, détendu.
Musmak : « …Pathétique. »
En un instant, les rubans furent brutalement lacérés. Il était allé si vite, qu’on le vit à peine rengainer ses armes dans leurs fourreaux, sans avoir aperçu la couleur de leurs lames.
Nojùcénie : « …Mais… Comment est-ce qu’il peut être aussi rapide ? »
Ma sœur se retournait vers moi, abasourdie.
Lucéard : « J’en sais rien. Pourquoi tu me demandes ? »
Cela dit, il était certainement question d’éveil du combattant. Malgré sa posture un peu bossue, de telles prouesses athlétiques ne pouvaient s’expliquer autrement.
Je n’ai pas non plus pu le voir bouger. Je ne sais pas comment m’y prendre avec lui. Il vaudrait mieux lui soutirer des informations dès maintenant.
Lucéard : « …Qu’est-ce que tu nous veux, à la fin ? »
Musmak : « Je pensais que c’était clair : je veux vous anéantir, vous, vos rêves, vos espoirs, vos amis. Et tout ça juste pour passer le temps d’ici que le dernier acte de notre plan ne commence. »
Je restais sur mes gardes. Même s’il ne montrait pas d’hostilité, je savais qu’il ne fallait se fier à rien chez ce type.
Lucéard : « Tu veux dire que ce que vous complotez n’a aucun rapport avec nous… ? »
Ce qu’impliquait ce constat m’emplit de dégoût.
Musmak : « Disons qu’il y a un rapport minime. Mais dans l’ensemble, vous n’êtes qu’une distraction pour moi. »
Nojùcénie : « …Une distraction ?! C’est juste pour t’amuser que tu nous as fait enlever et vivre cet enfer ?! »
Nos réactions ne lui inspiraient que de l’allégresse.
Musmak : « …Allez savoir… »
Lucéard : « Mais alors c’est bien toi qui tient les rênes de cette organisation ? »
Musmak : « Pas du tout. Je ne suis rien de plus que l’intermédiaire entre les empereurs et notre chef, ici présente. »
D’un signe de main, il indiqua ma sœur.
Nojùcénie : « Ça ne prend plus ! Je ne sais pas ce que tu m’as fait, mais c’est fini, maintenant ! »
Musmak : « C’est plutôt à ton frère que vous devriez dire ça, ô grande impératrice. Il a certainement eu recours à de la sorcellerie pour vous mettre toutes ces idées en tête. »
Nojù me fixait un instant, avant de se retourner vers notre adversaire.
Nojùcénie : « Autant, je trouvais que ce titre d’empereur de la fin obscure collait bien avec le personnage de Lusio, mais toi, Musmak, tu n’es qu’un clown de la fin rigolote ! D’ailleurs, si j’étais vraiment la cheffe, jamais je n’aurais choisi un nom aussi ringard pour notre organisation ! »
Le sourire de Musmak se crispa un instant.
Musmak : « Tu as la langue bien pendue… Sache que je suis celui qui ai choisi l’emblème et le nom de cette organisation. »
Sans surprise.
Musmak : « Même si, je dois bien reconnaître qu’il ne me satisfait plus autant qu’avant, je pense sérieusement à nous renommer en Monarque du Grand Chaos ! »
C’est toujours nul… Bon, je reconnais qu’y a un certain progrès, cela dit.
Nojù grimaçait, vaincue.
Nojùcénie : « Mince alors… C’est plutôt classe comme nom, ça… »
Ne l’encourage pas, idiote !
Musmak : « Bien. Votre temps est écoulé. »
Il posa un pied en avant.
Lucéard : « Attends ! »
Je l’arrêtais d’un signe de main.
Lucéard : « Tu ne nous as pas encore dit ce que mijote votre organisation. »
Il s’arrêta aussitôt pour me toiser d’un air supérieur.
Musmak : « Ne fais pas l’erreur de me sous-estimer, Lucéard Nefolwyrth. Je connais vos combines familiales. Je sais que tu mises sur le fait que vous soyez rattrapés par la bande de bras cassé qui t’accompagnaient. Mais ne te fais pas d’illusion. »
Il avança d’un pas de plus. Le claquement de ses sabots de bois sur le marbre résonna à travers toute la cathédrale.
Musmak : « Ils ont toujours été tenus en échec par mes sbires, et aujourd’hui ne sera pas différent. Tout ce que tu gagneras à grappiller du temps sera l’arrivée de Mandresy et son équipe, une fois qu’ils auront massacré ces faiblards. Et quand ils nous rejoindront ici, couverts du sang de tes amis, que feras-tu ? »
Il a vu clair dans mon jeu…
Il m’avait réduit au silence. Même si j’avais confiance en ceux qui m’accompagnaient, leur victoire n’avait rien de sûr. Je n’avais peut-être aucun intérêt à perdre davantage de temps. Pire, cela pouvait nous condamner pour de bon.
Nojù n’eut qu’à me lancer un coup d’œil pour réaliser le mal-être qui m’engourdissait de l’intérieur.
Nojùcénie : « …Pendant que j’étais retenue prisonnière ici, tu as fait subir toutes sortes d’atrocités à Lucé, et à ma famille, ça, je l’ai bien compris. Et je ne te laisserai plus le tourmenter ! »
Musmak : « S’il vous plaît, Grande Impératrice de la fin obscure, reconsidérez votre véritable ennemi. »
Nojùcénie : « C’est tout vu ! »
Ma sœur empoigna sa flûte-double fermement. Elle fixait Musmak d’un regard incandescent.
Nojùcénie : « Je ne laisserais pas tous ses efforts être vains ! Je te vaincrai, Musmak ! »
Il ne lui fallait que ses cris pour m’atteindre en plein cœur. Ce qui animait son désir de vaincre était bien plus fort que la peur qu’essayer de lui instiller notre ennemi.
Musmak : « Eh bien vas-y, Nojùcénie, attaque donc. »
D’un regard froid, Musmak la dévisageait.
Nojùcénie : « LAMINA EIUS ! »
J’évitais la lame lancée à bout portant.
Lucéard : « Nojù… »
Si je ne l’avais pas sentie se tourner vers moi, je n’aurais pas réagi à temps…
En vérité, je m’étais douté que ça arriverait.
Désemparé d’avoir été la cible de son attaque, je reculais lentement le long du tapis central, sans la quitter des yeux. Il n’y avait plus que de la haine sur son visage. Sa détermination était toujours aussi forte, mais sa cible avait changé.
Musmak : « Hahahaha ! C’est déchirant ! Si déchirant ! J’ai raté ça la première fois, mais cette fois-ci, je suis aux premières loges ! »
Ce monstre rejoint Nojù lentement, et posa sa main pâle sur l’épaule de la jeune fille.
Musmak : « Bon retour, chef. Que diriez-vous de faire vivre un enfer à votre frère ? »
Nojùcénie : « Ce sera avec plaisir. »
Face à cette vue terrible, je n’osais plus bouger.
Ma petite sœur et mon plus terrible ennemi étaient face à moi, résolus à me vaincre.
Pas ça…
Musmak : « Hahaha ! Hahaha ! Oui ! Oh ! Je suis si flatté ! Quand tu me regardes comme ça, Lucéard, je sais que je suis ton pire cauchemar ! Rien ne pouvait me faire plus plaisir ! »
Lucéard : « …Pourquoi tu lui fais ça… ? Pourquoi tu nous fais ça ?! »
Il jouait avec mes nerfs, et même si garder mon calme était devenu facile pour moi, quand il s’agissait de Musmak, mon sang bouillonnait aussitôt.
Musmak : « Tu voudrais que je te laisse en paix, ta sœur et toi, c’est ça ? »
Il leva les yeux vers le plafond, et se frotta le menton.
Musmak : « Pourquoi pas, après tout ? Je vous ai déjà bien assez fait souffrir comme ça. »
Il me toisait de nouveau.
Musmak : « J’ai une idée. Si tu évites la prochaine attaque de ta sœur, je vous laisserais tranquille. C’est un marché intéressant, qu’en dis-tu ? Vous n’entendrez plus jamais parler de moi. »
Je n’étais pas dupe une seconde, mais avant même que je ne puisse rétorquer, Nojù poussa une gueulante.
Nojùcénie : « Qu’est-ce que tu racontes?! Il n’en est pas question ! »
Musmak : « Si vous tenez à ce point à le tuer, il vous suffit de le toucher du premier coup. Une simple formalité pour vous… »
Nojù confrontait Musmak du regard.
Comment il fait ça… ? Pourquoi est-elle de nouveau dans cet état… ?
Nojùcénie : « …Très bien. Je ne le laisserai pas s’échapper. »
Lucéard : « Nojù, je t’en prie… Il faut que tu reviennes à toi ! Ne l’écoute pas ! Tu as bien vu qu’il ne fait que mentir ! Il se moque de nous ! »
Nojùcénie : « LAMINA EIUS ! »
La lame de lumière partit au son de la flûte.
J’ai suffisamment reculé pour pouvoir l’esquiver, mais je suis prêt à parier qu’elle va réussir à dévier son sort pour m’atteindre.
Après une réflexion instantanée, je m’apprêtais à frapper les cordes.
La solution la plus sûre est d’utiliser un sort pour m’éloigner au plus vite.
Lucéard : « … ! »
Pourquoi… Pourquoi maintenant ?! C’est le pire moment possible pour avoir un trou de mémoire !
Le temps d’accepter que l’incantation ne me reviendrait pas à temps, il était trop tard. Ma tentative d’esquiver était un échec complet, et je fus projeté parmi les bancs.
Je me relevais précipitamment. Grâce au Giga Cura, j’avais retrouvé toute ma vigueur, ainsi que beaucoup de mon mana, mais je n’avais pas de quoi me réjouir.
Musmak avançait de quelques pas pour pouvoir rire à la lune, tandis que Nojù continuait de me fixer avec une fierté sanguinaire.
Quelle calamité… Gagner du temps n’est même plus une option viable. Aussi longtemps que Nojù est dans cet état, l’arrivée des autres ne ferait que compliquer les choses, et je ne parviendrais jamais à m’enfuir avec elle. Je n’ai aucune chance de pouvoir reproduire ce qui a pu lui rendre ses esprits avec Musmak dans les parages… Et de toute façon, s’il peut réduire ça à néant sans effort, ça ne vaut pas le coup… Que faire… ?
Musmak : « On dirait bien que tu as perdu, Lucéard. Tu sais ce que ça signifie, n’est-ce pas ? »
Lucéard : « Je suis sûr que tu n’as jamais eu l’intention de tenir parole de toute façon. »
Musmak : « Bien sûr que si. Je t’aurais laissé repartir avec ta sœur sans opposer de résistance. »
Lucéard : « C’est vrai, ça… ? »
Toujours incrédule, je le poussais à avouer.
Musmak : « Bien sûr que non ! Hahaha ! Tu es trop bête ! Je te laisserai tranquille quand tu seras mort ! Non ! Même après, je piétinerai ton cadavre jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien ! »
Toute la haine qu’il déversait sur moi était surprenante de mon point de vue. Qu’est-ce que je lui avais fait ? Il semblait nourrir ce sentiment avant même notre première rencontre.
Musmak : « Maintenant que tout est clair, il est temps de passer à la meilleure partie de cette soirée : celle où je t’humilie ! »
Son rire volontairement maléfique ne cessait de s’amplifier.
Nojùcénie : « Musmak, c’est moi qui le tuerai. »
L’homme se retourna vers son « chef » et s’inclina vaguement.
Musmak : « Ne vous en faites pas, je vous laisse ce plaisir. Mais récupérez un peu de votre magie le temps que je l’amoche un peu. Et profitez du spectacle ! »
Nojùcénie réfléchit à sa proposition. Elle avait senti des difficultés à lancer son dernier sort, et se laissa convaincre.
Nojùcénie : « Très bien. »
Je les fixais avec méfiance, n’osant toujours pas agir.
Et maintenant quoi ? Je ne peux rien faire contre un adversaire aussi rapide. Je dois le garder à distance si je ne veux pas me faire massacrer.
Je me mettais en garde, derrière ma lyre, tandis qu’il prenait la pose, sans me quitter des yeux. Même s’il se donnait de grands airs, ce qui émanait de lui était réellement néfaste.
Musmak : « Je suis Musmak Dryslwyn, Empereur de l’Oubli ! Ton ultime adversaire ! »
-3-
Dans l’instant d’après, il était juste devant moi.
Musmak : « Dès l’instant où tu m’as aperçu, tu avais déjà perdu. »
Je reçus un coup de pied dans l’abdomen, puis un second qui me projeta en l’air. Il me réceptionna d’un dernier coup qui m’éjecta contre une colonne de marbre.
Musmak : « Si lent, si faible ! »
Ses joues rougissaient de plaisir. Toutes ses expressions étaient puériles.
Avant même que je ne m’écroule le long du pilier, il m’attrapa par le cou.
Musmak : « Alors ?! C’est tout ce que tu avais ?! Tu peux encore m’implorer, tu sais ? Je ne sais pas si ça suffira, mais ça vaut le coup d’essayer, non ?! »
Il me projeta sur le tapis central. Sa force était surhumaine.
Je me relevais lentement, le souffle court. J’avais été soigné à la perfection, mais je sentais déjà mes os prêts à rompre à chacun de ses coups.
Lucéard : « Tu peux rêver… Si te vaincre est le seul moyen de sauver Nojù, alors je te battrais, quoi qu’il m’en coûte ! »
Plutôt que d’être intimidé par mon regard, il pleurait de rire.
Musmak : « Oh, j’ai si peur ! Mais que vais-je bien pouvoir faire contre un petit prince misérable d’un royaume amoindri par la paix ? »
Lucéard : « LAMINA EIUS ! »
Musmak : « Tu n’essayes même pas ! »
Il dégaina sa lame, et trancha mon sort avant de la rengainer aussitôt.
Il est parvenu à trancher mon sort avec une simple lame… ?!
L’écart de puissance qu’il y avait entre nous ne faisait que s’élargir à mesure que j’en découvrais plus sur lui. Nous ne jouions pas dans la même catégorie.
Dans l’instant d’après, il m’avait rejoint.
Je ne te laisserai plus me toucher !
Lucéard : « … ! »
Mon visage blêmit.
Ce sort… Je ne retrouve pas son nom !
Je reçus un coup de poing en plein visage qui m’éjecta, avant d’être rattrapé par la jambe.
Il m’écrasa au sol à la force d’un seul bras.
Il me frappa de son sabot dans les côtes pour me faire rouler sur le long tapis.
Avant que je ne puisse reprendre mes esprits, il m’empoigna par les cheveux et me souleva face à lui.
Musmak : « Alors ? Tu ne voulais pas me vaincre ? Pourquoi tu ne fais rien ? »
Il me frappa du poing en plein cœur, me coupant le souffle, puis du revers de la main, me gifla au visage, me laissant retomber au sol.
Il posa ensuite sa chausse sur mon cou. Il y mettait assez de poids pour ne pas me tuer.
Musmak : « Oh, que c’est agréable de te piétiner. Je ferais de toi le meilleur des tapis. De toute façon, c’est visiblement ta seule vocation ! »
Il força un peu plus pour essayer d’obtenir une réaction de ma part.
Musmak : « Il manquerait plus que quelques supplications et ce serait parfait. »
Lucéard : « …Arrêtez de me demander de me ridiculiser… Ça commence à être lourd… ! »
Je reçus un nouveau coup de sabot dans les côtes, et m’écrasa au sol une fois de plus.
La douleur me paralysait déjà, mais je n’avais lâché ma lyre à aucun moment.
Je levais difficilement la tête vers ma sœur.
Lucéard : « …Nojù… S’il te plaît… Si tu ne retrouves pas tes esprits… On ne pourra jamais… Rentrer chez nous… »
Ma sœur me toisait avec dégoût. Elle s’était mise à l’écart, et s’assis sur l’autel, les jambes croisées.
Nojùcénie : « Tu ne rentreras nulle part. »
Je me fis rapidement rattrapé par le rire de mon adversaire.
Musmak : « Il manque un ingrédient indispensable pour que je passe une bonne soirée ! Ton sang ! Il est temps que tu nous montres ton sang, Lucéard ! »
Musmak avançait lentement, révélant sous les rayons de lune ses deux lames dorées.
Je me redressais malgré la douleur, poussé par mon instinct de survie.
Musmak : « Je te présente les Crocs de l’Anisbys ! Ces lames légendaires ont croqué la chair de tant de malheureux ! Et ce seront ces flissas qui causeront ta perte !
J’avais déjà aperçu ces armes, mais leur aura terrible ne manquait pas de m’effrayer, Notamment car, malgré leur métal doré, de sombres traces les recouvraient, encore fraîches.
Lucéard : « …Ne me dis pas que ce sang… C’est celui de Ceirios ? »
Musmak : « Qui donc ? …Ah. Non. Ce jeune écuyer est trop précieux pour être simplement tué. »
Je ne connais qu’une seule de ses techniques à l’épée, mais est-ce qu’il en a besoin d’autres vu la force létale de celle-ci ?
Musmak : « Je jubile. J’imaginais déjà cette journée exceptionnelle. Je me voyais te surprendre en plein cœur d’Oloriel, tuer tous tes petits copains sous tes yeux, puis t’achever quand ton tout dernier espoir se serait envolé. Ou alors, peut-être te garder captif et te torturer jusqu’à ce que tu ne sois plus rien. Mais ça ne s’est pas passé comme prévu, et j’en suis ravi ! »
Il étendait les bras, ses lames pointaient vers le plafond.
Musmak : « Ce scénario est infiniment mieux ! Et savoir que tes petits camarades luttent en vain de leur côté contre mes sbires, c’est encore plus dramatique ! Ah ! J’en ai des frissons de bonheur ! »
Il fléchit sur ses genoux, prêt à passer à l’attaque.
Musmak : « Si seulement ça pouvait durer le plus longtemps possible ! Si seulement tu étais assez fort pour me tenir tête ! »
Lucéard : « … ! »
Le sort ne me vint pas. Peu importe combien de fois ça m’arrivait, je ne m’y habituais pas. C’était une sensation surprenante, néanmoins…
Musmak : « Cruxificsang ! »
Ses lames se croisèrent devant lui avant qu’il ne bondisse droit sur moi.
Lucéard : « ANGUEM IRIDIS ! »
Après un bond en arrière, j’invoquai le ruban qui s’enroula autour d’une fine colonne, et me tira hors de portée de ses lames. L’une d’elle m’avait effleurée.
Je disparus de leurs vues l’instant d’après. Le moindre pas s’entendait dans cette cathédrale, et ils savaient derrière quel pilier je me cachais, je n’avais que peu de temps pour rassembler mes esprits.
Quand j’y pense, c’est évident. Ce genre de trou de mémoire ne m’est arrivé qu’une fois auparavant : dans le bois de Sendeuil. Le seul dénominateur commun est Musmak. C’est lui qui m’a fait ça ! Il est bel et bien mage, et il utilise un sort de silence !
J’entendis bouger de l’autre côté du marbre.
Lucéard : « ANGUEM IRIDIS ! »
Vu sa rapidité, je dois le maintenir à distance, et rester hors de sa vue autant que possible !
Je me hissais jusqu’à une voûte où m’arrêter, aussi silencieusement que possible.
Et maintenant… Qu’est-ce que je peux faire… ?
Je ne voyais aucune issue favorable à cette situation.
Il n’y a rien à tenter contre un monstre pareil. Il me surclasse en tout… Que faire… ?
Nojùcénie : « LAMINA EIUS ! »
Une lame de lumière me prit pour cible, elle allait arracher la voûte.
Oh pitié…
Je bondis dans le vide.
Musmak : « N’espère pas m’échapper ! »
Il était juste en dessous de moi, toutes lames dehors, à plus de dix mètres du sol.
Comment peut-il bondir aussi haut ?!
Lucéard : « … ! »
Dès l’instant où je ne trouvais pas l’incantation de mon sort de défense, je m’étais préparé à changer de tactique.
Lucéard : « LAMINA EIUS ! »
Il para ma lame à l’aide des siennes, mais le souffle du Lamina avait interrompu son ascension.
Lucéard : « MAGNA LAMINA EIUS ! »
Nojùcénie : « ANGUEM IRIDIS ! »
Alors que j’avais enfin l’espoir de l’atteindre, Nojù le tira hors de portée de mon attaque.
Musmak : « Bien essayé Lucéard ! »
Lucéard : « AUXILIA EIUS ! »
Je me projetai le plus loin possible de lui, et atterris en roulade.
Si au moins elle était de mon côté, non seulement il n’aurait pas son soutien magique, mais de nouvelles tactiques s’offriraient à moi.
Je lançais un regard à ma sœur qui assistait avec satisfaction à ce combat.
…Mais elle deviendrait la cible des attaques impitoyables de Musmak…
Musmak : « Ne vas pas croire que tu aurais pu me toucher, Lucéard ! Tu es bien trop faible pour ça ! »
L’empereur reprit l’offensive.
Encore une fois, mon bouclier ne me vint pas à l’esprit.
Lucéard : « ANGUEM IRIDIS ! »
Heureusement, l’Anguem peut servir de substitut à mon sort offensif, et à mon sort défensif.
Musmak : « Tu n’iras nulle part ! »
Alors que je me hissais vers une voûte, je pus le voir bondir à ma poursuite. Sa détente était ahurissante, et il montait plus vite que moi.
Je laissai disparaître le ruban.
Lucéard : « AUXILIA EIUS ! »
Un bouclier gonfla entre lui et moi. Ses lames le tranchèrent, mais j’avais pu y rebondir juste avant.
Lucéard : « … ! »
Oh non, les lames ! Je ne retrouve pas l’incantation !
Musmak ne pouvait plus que retomber, totalement exposé, mais je n’avais pas de quoi le frapper. Pourtant, à notre distance, l’Anguem de ma sœur ne l’atteindrait pas à temps. Cette attaque aurait été décisive.
Je déglutis, intimidé. Ni son regard, ni son sourire ne se détournaient de moi tandis qu’il chutait.
Comment suis-je censé prendre le contrôle du combat contre un type comme lui ?
La hauteur de cette chute aurait été mortelle pour la plupart, mais lui se réceptionna sur ses sabots, sans douleur.
Je m’étais mis à l’abri sur la voûte pour assister à cet atterrissage.
Musmak : « Tu as peur ? »
Je le regardais depuis mon perchoir pour répondre à ses provocations.
Lucéard : « Ici, ça va. »
Musmak : « Oh ? Dans ce cas, fais-moi un peu de place ! »
Il accourut puis s’élança en l’air de nouveau, rebondit sur une colonne et fonça droit sur moi.
Lucéard : « … ! »
Pas d’attaque…
Je lui montrais un sourire railleur avant de me laisser tomber en arrière.
Musmak : « Tu fuis encore ?! »
Lucéard : « MAGNA ANGUEM IRIDIS. »
Je scindai le ruban en deux. La première bande s’accrocha à la voûte, et la seconde à la cheville de Musmak. Elle le hissa loin de la voûte où il comptait atterrir.
Je descendais en douceur, sans le quitter des yeux, jusqu’à toucher le sol.
Musmak : « Futile ! »
Lorsqu’il trancha le ruban à l’aide d’une de ses flissas, celui-ci se désagrégea.
Tu as bien un point faible, Musmak. Ton silence, tes sabres, et tes capacités physiques hors normes forment une combinaison redoutable, mais en combat aérien, tu ne vaux rien !
Je levais la lyre devant moi, prêt à frapper les cordes.
Pas maintenant ! Il faut que ça passe ! Il me suffit d’un seul coup !
En une fraction de secondes, je ressassais tout depuis le début de ce combat.
Il peut m’empêcher d’utiliser un sort à n’importe quel moment. Il peut changer le sort qu’il me bloque tout aussi facilement. Mais parfois, il ne m’a pas bloqué. Si je pars sur l’hypothèse qu’il ne peut m’en bloquer qu’un seul à la fois, tous les autres me sont disponibles.
Musmak chutait lentement. Le temps avait ralenti pour moi.
Il essaye d’anticiper mes actions. Pourtant, tout à l’heure, après ma lame de lumière, il aurait dû être sûr que j’allais la réutiliser juste après. Pourtant, il ne l’a pas bloquée… Ou plutôt… Il n’a pu bloquer qu’une seule de ses déclinaisons !
Lucéard : « MAGNA LAMINA EIUS ! »
À la stupéfaction sur le visage de Musmak, je devinais que j’avais vu juste.
Lucéard : « Ton pouvoir de silence ne peut toucher qu’un sort à la fois, et hélas pour toi, les déclinaisons de la magie musicale sont apparemment considérés comme des sorts distincts ! »
Fier de ma trouvaille, je lui expliquais mon raisonnement tandis que le sort fusait à l’horizontale.
J’avais calculé qu’il atteindrait le sol au même moment où le sort arriverait à sa portée, ne lui laissant aucune chance de l’éviter.
Nojùcénie : « AUXILIA EIUS ! »
Comme je le craignais, peu importe la distance, les Auxilia de ma sœur pouvaient sauver la mise à Musmak instantanément.
Le bouclier apparut entre lui et mon Lamina, puis fus brisé par la puissance de mon sort.
Nojùcénie : « Hein ?! »
Sa fatigue magique, et la qualité de ma lyre permirent à mon attaque d’avoir le dernier mot.
Les sabots de Musmak heurtèrent le sol au moment où il empoigna les crocs de l’Anisbys dans leurs fourreaux.
Musmak : « Crucificsang ! »
Il parvint à trancher mon Magna Lamina, mais dérapa sur plusieurs mètres, repoussé par la puissance du sort.
Lucéard : « …Non… »
Voir le désespoir peser sur mes traits provoqua l’hilarité de Musmak.
Musmak : « Que tu es mauvais ! À quoi bon être aussi perspicace quand on est aussi nul que toi ! »
Il rangeait ses flissas, sans s’arrêter de rire.
Musmak : « Ta magie ne te sera d’aucun secours contre moi. Tu n’es rien, Lucéard ! Rien de plus qu’un gamin prétentieux qui s’est lancé dans une quête qui le dépasse ! »
Il est encore plus puissant que Lusio… Plus puissant que tous ceux que j’ai rencontrés jusqu’ici…
Ce monstre souriait à s’en décrocher la mâchoire. Me voir réaliser mon impuissance était la plus douce des visions à ses yeux.
-4-
Musmak : « Magnifique… »
Comme il l’avait lui même dit, je n’étais qu’une distraction pour lui.
Musmak : « Tu as été impressionné, avoue-le ! Réussir un sort de silence sans incantation est une prouesse que seul un véritable maître en la matière tel que moi peut accomplir. »
Il levait les mains de chaque côté, et bascula en arrière comme pour s’assurer que la lune entende son cri.
Musmak : « Et si tu es si malin, tu dois avoir réalisé qu’il s’agit de mon sort de silence le plus faible ! »
Hein… ?
Il mit sa main tatouée face à son visage. Je pouvais voir son regard luisant entre ses doigts.
Musmak : « Je vais te donner un petit aperçu de mes véritables pouvoirs ! »
Après un court rire, il reprit.
Musmak : « Lamina eius Gostegg. »
Un de ses doigts se replia, et semblait se rigidifier. Une fine aura en émanait désormais, et quelque chose dans ma tête semblait s’éparpiller.
Musmak : « Auxilia eius Gostegg. »
Un deuxième doigt se plia. J’avais déjà oublié les mots qu’il venait de prononcer.
Musmak : « Anguem iridis Gostegg. Magna Lamina eius Gostegg. Magna anguem iridis Gostegg. »
Toute sa main se referma, et l’aura sombre la recouvrit.
J’étais confus par ce qui venait de se passer, mais je fis rapidement le lien.
Lucéard : « …Tu peux bloquer jusqu’à dix sorts à la fois… »
Ce nouveau revers était terrible. Il venait de me démontrer que même ma magie ne pouvait servir contre lui.
Musmak : « Hahaha ! Quelle tête tu fais ! C’est le visage d’un perdant ! »
Il reprit subitement son calme. Il avait une facilité déconcertante à faire taire ses émotions en quelques instants.
Musmak : « Lors de notre dernière rencontre, j’ai vu que tu maniais un cimeterre. Voilà qui est amusant. La dernière génération d’une longue lignée de mages qui se tourne vers l’escrime. Je suis sûr que c’est à mourir de rire. Montre-moi donc à quel point tu es minable ! »
Lucéard : « Je ne vois pas pourquoi je te ferais ce plaisir. »
Musmak : « Vu comme tu es mauvais en magie, tu ne peux pas être pire à l’épée, et puis, tu penses vraiment être en position de décider de quoi que ce soit ? »
Il me souriait, l’air hautain. Il pouvait faire ce qu’il voulait de nous, et il le savait. Je pouvais tenter de résister, mais s’il le souhaitait, il pouvait me tuer à chaque instant.
Musmak : « Regarde, je n’utiliserais qu’une seule de mes flissas, c’est équitable, non ? De la main gauche, même. »
…Je me suis entraîné si longtemps… Tout ça pour me faire ridiculiser par le premier adversaire sérieux que j’affronte… Je ne peux même pas me dire qu’il me sous-estime. Je ne sais pas si je saurais faire face à une seule de ses armes…
Il révélait sa lame dorée à la lumière de la lune pour m’inviter à le rejoindre.
J’avais beau grimacer, je dégainai Caresse à mon tour.
Musmak : « Oh, voyez-vous ça ! Tu détiens une arme légendaire, toi aussi ! Mais où as-tu déniché ça ? Ce genre d’artefact n’est pas fait pour être manié par des mauviettes ! »
Il me gave… !
Empli de frustration, je n’osais pourtant pas me lancer le premier à l’attaque. Sa garde ne m’inspirait pas l’envie de m’exposer à ses coups.
Il prit l’initiative, et après des pas rapides, frappa droit vers mon cœur. Je parai le coup difficilement.
Musmak : « Mouais, c’est mou tout ça ! »
Il enchaînait les attaques. Sa vitesse de mouvement était tout aussi intimidante que je l’imaginais. J’avais l’impression qu’il utilisait deux lames tant ses coups étaient vifs.
Même rester sur la défenive me demandait de me surpasser. Contre-attaquer me semblait hors de portée.
Musmak : « Pathétique ! C’est tout ce que tu as ?! Tu es parvenu jusqu’ici pour te faire vaincre sans opposer la moindre résistance ?! »
Je tentais d’être aussi mobile que possible, mais il lisait dans mes mouvements avec une précision terrifiante. La plus grande menace n’était finalement pas sa vitesse, mais sa longue expérience de combattant.
Et maintenant quoi ? Je ne trouve pas la moindre ouverture dans son style !
Même si je considérais avoir du sang froid, cette menace de mort imminente à chacun de ses coups me donnait des sueurs froides.
Il faut que je me calme. Il faut que je retrouve mon souffle.
Le rythme effréné qu’il m’imposait ne me permettait pas de corriger ni ma posture, ni ma respiration, ni mon état d’esprit.
Je m’étais entraîné sans relâche pendant des mois. J’avais subi bien plus que ce que je pensais pouvoir endurer. J’avais appris à rester impassible face à bien des dangers. Mais dans une telle situation, tout en sachant que les enjeux de ce duel allaient bien au-delà de ma propre survie, mon cœur ne pouvait que s’emballer.
Allez Lucéard… Détends-toi ! Ce n’est pas en étant si raide que tu vaincras. Il a beau être surpuissant, il va forcément me laisser une ouverture à un moment. Si je ne suis pas dans les meilleures conditions, je ne pourrais ni la remarquer, ni en profiter.
Musmak continuait d’aller de plus en plus vite. Tout ça n’avait été qu’un échauffement pour lui.
Je parviens à ne pas me faire toucher, c’est déjà pas mal ! Tout ce que j’ai fait jusque là n’a pas pu qu’être vain !
Je cherchais à imposer mon rythme, mais c’était peine perdue. Ses assauts étaient imprévisibles, et ma respiration était saccadée.
Je… Je n’y arrive pas… ! Je ne peux plus continuer… ! Je suis à bout de souffle ! Je vais lâcher prise… !
Je remarquais fugacement sa main droite après une esquive, elle était revenue à la normale.
Je dois tenter quelque chose !
Lucéard : « ANGUEM IRIDIS ! »
Après un bond en arrière, je claquais des doigts.
Musmak décida malgré tout de s’élancer vers moi.
Je lui lançai Caresse au visage, le forçant à parer le coup.
Musmak : « Hein ?! Mais t’es débile ! »
Le manche de mon arme fut rattrapé par deux bandes roses.
Lucéard : « Maintenant ! Moresque du serpent ! »
Je dégainai ma lyre et frappai sur ses cordes pour accompagner la danse de mon arme. Mes coups étaient plus rapides et précis que les fois d’avant.
Musmak : « C’est quoi ça ?! C’est nul ! »
D’un coup bien placé, il trancha les deux bandes sans perdre de temps.
Musmak : « Tu te fous de qui ?! C’est même pas une technique spéciale ! C’est pitoyable ! »
Je me retrouvais désarmé par ce choix peu judicieux. Cette technique que j’essayais de réaliser était toujours trop lente, et rares étaient les occasions où elle s’avérait plus intéressante que de manier Caresse avec mes propres mains.
Musmak : « Auxilia eius Gostegg ! Magna auxilia eius Gostegg ! Lamina eius Gostegg ! Magna lamina eius Gostegg ! »
Après avoir rengainé son arme, il empoigna ses deux flissas par leurs manches. Cette position, je ne la connaissais que trop bien.
Lucéard : « ANGUEM IRIDIS ! »
En utilisant l’auriculaire et l’annulaire de chaque main, il pouvait encore manier aisément ses armes.
De mon côté, je ramenais précipitamment Caresse à ma main.
Musmak : « J’en ai déjà assez vu ! Tu n’es pas à la hauteur, et tu ne le sauras jamais ! Tu n’es qu’un novice imbu de lui-même ! Tu n’es même pas assez fort pour me divertir ! »
Il bondit droit sur moi.
Non… Tout sauf ça…
J’avais déjà fait les frais de l’attaque qui arrivait. Je ramenais mon cimeterre devant mon corps, pris de panique. Il était déjà trop tard pour incanter quoi que ce soit.
Je ne peux pas… Je ne peux pas contrer une telle attaque… !
Nojù se leva, sentant que le dénouement de ce combat était imminent.
L’espace d’un instant, je vis de la peur dans ses yeux.
Musmak : « Je graverai cette défaite dans ta chair ! Crucificsang ! »
Il dégaina ses armes à une vitesse supersonique et se retrouva derrière moi. Le souffle fit virevolter sa robe et ses longues manches.
Lucéard : « … »
Je restais immobile, Caresse me tomba des mains.
Mon regard devint flou un instant, et je chus au sol, face contre terre.
Nojùcénie : « … ! »
Musmak avait rangé ses lames, et se tournait lentement vers moi.
Musmak : « Aucun résistance. Pitoyable. »
-5-
Ma sœur se leva, et descendit les marches prudemment.
Nojùcénie : « Que… Que faisons-nous maintenant ? »
Elle était troublée, mais Musmak n’en fit pas grand cas.
Musmak : « …Tout bien réfléchi, ce serait plus dramatique de partir maintenant. J’ai retenu mon coup, et je suis certain qu’il survivra. Cela dit, notre base est découverte, il est temps de plier le camp. Quand il reviendra à lui, il ne lui restera plus rien ! »
Il destinait cette dernière phrase à son adversaire au sol. Mais à sa stupéfaction, le prince se relevait.
Musmak : « …J’ai été si doux que ça ? Personne n’est censé se relever après cette attaque. …Peut-être que ta résistance physique est la seule aptitude que tu as développée, mais quand même… »
Je me remettais en garde, face à sa perplexité.
Lucéard : « …Je ne te laisserais pas repartir avec ma sœur. Maintenant que je sais qu’elle est en vie, je la ramènerai à Lucécie… Quoi qu’il m’en coûte ! »
Nojùcénie : « … »
Musmak : « Haha ! Nous y voilà : les grands discours ! Qu’est-ce que ça peut m’énerver ! Tu penses qu’avoir des desseins honorables te rendra magiquement plus fort ! Tu n’es qu’un gamin faiblard et aucun concours de circonstances ne saura t’épargner la défaite ! D’ailleurs, tu as déjà échoué, tu as perdu ta sœur, et tu ne la retrouveras jamais ! »
Lucéard : « …Je ne l’abandonnerai pas une seule fois de plus… ! Cette fois-ci, c’est moi qui la sauverai ! »
Le cœur serré, je m’apprêtais à attaquer. La douleur était plus que supportable, mais je n’y pensais pas.
Musmak : « Tu fais pitié à voir. Laisse-moi te rappeler que tu n’es pas le héros que tu penses être. Tu n’es que le passe-temps du seigneur du mal que je suis ! Tous tes bons sentiments ne te seront d’aucun secours contre moi ! »
Il se remit en position. Cette garde était légèrement différente de sa précédente attaque. Il se laissait basculer en avant. Le temps semblait ralentir autour de lui.
Allez, Lucéard, garde ton calme… Garde ton calme ! Il doit bien y avoir une solution… !
Dans l’instant d’après il poussa sur ses jambes pour foncer d’un bond vers moi. Le voir approcher en une fraction de seconde était bien trop angoissant pour que je puisse réagir. Je sentis ma vie en sursis.
Le souffle passa tout autour de moi comme s’il avait disparu. J’entendis une voix dans mon dos tandis que ses lames glissaient dans leurs fourreaux respectifs.
Musmak : « Crucisaillement. »
Mon corps se souleva en l’air, comme si l’élan de son attaque me parcourait.
Le sang jaillit de mon torse, alors que mon corps volait au-dessus de mon adversaire.
Je finis par m’écraser au sol comme un pantin désarticulé.
La violence de cette variante du Crucificsang laissa Nojù sans voix.
Musmak profita de ce silence terrible. Le prince à ses pieds ne bougeait plus.
Musmak : « Avec ça, je suis certain que tu ne te relèveras plus pour nous agacer avec tes idéaux insignifiants ! »
Nojùcénie : « J’en ai assez vu, partons. »
La jeune fille s’éloigna sans attendre vers les portes de la cathédrale, le visage fermé, mais l’empereur n’en avait pas encore fini avec moi.
Musmak : « Alors, tu la laisses partir finalement ? »
Il s’amusait à mettre ma résolution à l’épreuve, mais je n’avais plus rien en moi pour lui répondre. Ses mots étaient confus dans ma tête.
Où suis-je… ?
Rien que de me rappeler de mon identité avait été difficile. La lumière revenait à peine dans mes yeux.
Je me sens vide…
Toute ma volonté de me battre s’était envolée, toutes les émotions qui me poussaient à lutter s’étaient évaporées. Je n’étais plus qu’une carcasse.
J’entendais pourtant le son de pas qui s’éloignaient. Je ne savais pas à qui ils appartenaient, mais ils m’étaient familiers.
Je fêtais l’anniversaire d’Ellébore à Oloriel…
Sans parvenir à relever la tête, je me rendais bien compte que cette grande bâtisse froide m’était tout à fait inconnue.
Qu’est-ce que je fais ici… ?
De fil en aiguille, des détails me revenaient. Je revoyais le docteur Ystyr, le sourire d’Ellébore, j’entendais le rire de Léonce.
Les images se bousculaient dans ma tête. L’arrivée de Mandresy, le combat sur la place ovale, l’entrée des bandits d’Azulith, puis de Ceirios.
Puis le dernier regard que m’avait lancé Ellébore avant que nous entrions dans la base de Musmak, la promesse que j’avais faite à Léonce avant de m’engouffrer dans ce sombre couloir.
Ellébore, Léonce… Mais oui…
Je reconnus enfin la voix hilare à une dizaine de mètres de moi.
Musmak : « Alors, tu ne bouges plus ? J’en déduis que tu me laisses partir avec ta sœur ? Pourtant, tu ne disais pas un truc comme « Je la sauverais quoi qu’il m’en coûte ! » ou quelque chose de pitoyable dans ce genre ? »
Il m’imitait de la manière la plus vulgaire qu’il le pouvait, et rit de nouveau.
Musmak : « Alors c’était un mensonge ?! Ou alors tu te berçais juste d’illusions ? Tu croyais être un preux justicier, mais tu es nul ! Nul ! Tu n’es personne, tu n’es rien ! »
La lueur revint enfin dans mes yeux.
…Nojù… !
Je posais mon coude sur le son froid.
Ce son si faible avait pourtant suffi à ce que ma sœur ne se retourne.
Musmak : « Ohoh ! Mais quel courage ! C’est impressionnant ! Chercher à se relever alors que ton Némesis peut t’achever à tout moment, c’est tellement plus glorieux que de faire le mort ! »
Faisant mine d’être surpris, il s’interrompit un instant.
Musmak : « Attends, c’est pas du courage tout ça, c’est de la pure bêtise ! Même le plus stupides des rongeurs aurait compris qu’il valait mieux rester immobile ! »
Nojù s’approcha discrètement, juste assez pour m’apercevoir.
Musmak : « Alors qu’est-ce que tu vas faire maintenant, hein ?! Tu crois encore pouvoir avoir la fin que tu espérais ?! »
L’empereur s’amusait excessivement de la situation et espacait chacune de ses provocations par un long fou rire.
Je retombai à genoux. La douleur me rappela la dernière chose que j’avais oubliée.
…J’ai encaissé par deux fois sa technique… C’est à cause de ça que ma mémoire est devenue floue… Mais…
Je passais faiblement ma main contre mon torse. J’espérais que mon corps ne se soit pas engourdi au point que je ne ressente plus la sensation qui annoncerait que je sois condamné.
J’écarquillai les yeux. La chaleur d’un fluide poisseux recouvrait mes doigts.
…Pourquoi… ? Pourquoi ça ne m’a pas tué ? …Pourquoi la plaie est si peu profonde ?
Le prochain stimulis que j’effleurai me ramena des mois en arrière, là où se trouvait la réponse à ces questions.
…Comment ai-je pu oublié… ?
Musmak : « Je ne connais pas de plus grand plaisir que de voir des candides dans ton genre se heurter à la dure réalité de la vie. Les gamins niais comme toi sont une des deux choses que je hais par-dessus tout. Et Llynel était la pire dans cette catégorie. »
Je relevais les yeux vers lui, toujours surpris d’entendre ce nom sortir de sa bouche.
Musmak : « Ta mère était bien plus forte que toi, mais tout aussi insupportable ! Elle croyait toujours qu’elle triompherait quoi qu’il arrive ! Cette idiote ne pensait qu’à apporter la fin la plus heureuse et insipide à chacune des histoires où elle fourrait son nez ! Elle était toujours là pour s’interposer et réduire nos plans à néant ! Et par des concours de circonstances déplorables, le sort lui donnait toujours raison ! Quand je repense à toutes ces fois où elle montrait ce sourire gerbant, sans jamais réaliser ne serait-ce qu’une seule fois qu’elle n’était qu’une idiote ! »
Malgré sa frustration, un rictus vint déformer le visage de Musmak.
Musmak : « Quoique si… Il y a bien un jour où elle a enfin compris que son petit monde plein d’amour et de sens n’avait pas sa place ici-bas. »
Il me montrait toutes ses dents, plein d’une fierté meurtrière.
Musmak : « Et au moment où toi aussi tu réaliseras la cruauté de ce monde, je te tuerai. »
Nojù frissonna en entendant le rire macabre de Musmak.
Musmak : « …Tout comme j’ai tué ta mère !! »
Il riait, riait encore, et l’écho répondit à cette cacophonie dans un son ignoble.
Ma sœur le fixait avec sérieux, mais la commissure de ses yeux était devenue humide.
Je me hissais sur un genou, lentement.
Musmak : « Vous auriez vu sa tête au moment où elle a réalisé qu’elle ne vous reverrait jamais ! C’est le meilleur souvenir de ma vie !! »
Je retrouvais la force de me tenir sur mes deux jambes.
Lucéard : « …Ce n’était pas la peine d’en dire autant… »
Musmak était aux anges. Je le perçai d’un regard glacial.
Musmak : « Relève-toi encore, et encore ! J’adore quand vous faites ça ! Tu as vraiment le même sang qu’elle pour oser me faire face après avoir encaissé cette attaque ! »
Lucéard : « Ne perds pas ton temps… Je sais que tu cherches à me faire enrager… Mais je me doutais bien que tu avais quelque chose à voir avec sa mort, d’une façon ou d’une autre… »
Me voir réagir ainsi ne l’amusait pas.
Lucéard : « Pas la peine de chercher à ce que je te haïsse. Je me suis déjà juré de t’arrêter moi-même… Le jour où tu as tué Kynel sous mes yeux ! »
À chaque fois que je voyais le visage de Musmak, que j’entendais son rire, je revoyais les derniers instants de ce pauvre garçon.
J’ignorais pourquoi ce souvenir était si fort. Je n’avais connu ce Kynel que pendant moins d’une heure, mais aujourd’hui encore, je le voyais comme un ami proche.
Musmak : « Kynel ? C’est qui ça ? …Ah ! Oui ! Ce bouseux ! Il s’appelait Kynel ?! »
Musmak éclata de rire jusqu’à en avoir les larmes aux yeux.
Musmak : « Décidément, il ne vaut mieux pas croiser ma route quand son nom finit par -ynel ! »
Lucéard : « Tu ne l’as pas simplement tué… Tu as effacé son existence de la mémoire de tous ! »
Je me remettais en garde, furieux.
Musmak : « Oh, mais c’est vrai, ça… ! Tel est le pouvoir des Crocs de l’Anisbys. Quand ses deux lames causent simultanément la mort, mes victimes sont éradiquées de toutes les mémoires. Du malheureux qui se fait mordre par les crocs de l’oubli, il ne reste rien de plus en ce monde qu’un corps pourrissant, dénué de nom ! »
Il riait toujours plus fort, et se délectait de chaque instant. Je peinais à garder mon calme.
Musmak : « Il avait donc vu juste ! C’est au-delà de mes espoirs ! Ce pendentif de malheur a vraiment le pouvoir de repousser les malédictions ! Tu détiens le pouvoir de te souvenir de tous ceux que je tue, félicitations ! »
Son attitude me répugnait, mais je n’osais toujours pas l’attaquer. Ses mains étaient déjà sur les manches maudits de ses flissas.
Musmak : « Qu’il n’y ait pas de méprise, j’adore ces armes ! J’ai tué par centaines dans ma vie, et la malédiction des Crocs m’a permis de ne jamais être ennuyé par la garde ! Toutes mes victimes ont tout bonnement disparu comme si elles n’avaient jamais existé ! Mais tu sais quoi, Lucéard ? »
Son air bienheureux était totalement inapproprié.
Musmak : « Ce que je préfère quand je tue quelqu’un, c’est que je vais être haï, maudit, craint ! En tuant une seule personne, je permets à tant d’autres d’être rongées de l’intérieur jusqu’à leur mort. Certains par la rancune, d’autres par la vengeance qui ne cesse de leur échapper, mais tous par la perte irréversible, le trou qui continuera de s’élargir pour le reste de leur vie ! »
J’en étais à présent certain : Musmak était le Mal absolu. Il n’y avait rien de bon à tirer de lui. Il ne s’épanouissait qu’à travers la mort et la destruction. Savoir les horreurs qu’il infligeait aux autres n’était pas un frein à ses ambitions, c’était peut-être même le plaisir qui nourrissait chacune de ses actions.
Si ce qu’il disait était vrai, son palmarès faisait de lui un individu plus sanguinaire encore que certains tyrans.
Lucéard : « …Tu es un monstre… Je ne peux décidément pas te laisser continuer ainsi, et je ne te laisserai certainement pas repartir avec ma sœur ! »
Je m’abaissais sur mes appuis. Il n’était plus question de subir ce combat. Il n’était plus question d’avoir peur de lui.
-6-
Musmak était hilare, décidé à ne prendre au sérieux aucun de mes mots.
Musmak : « Vous avez entendu ça, chef ? Qu’est-ce que vous en pensez ? »
Nojùcénie avait les yeux encore humide. Des sentiments conflictuels la déchiraient.
Nojùcénie : « …Je m’en fiche. »
Elle cachait autant que possible l’émoi dans sa voix.
Musmak : « Vous pensez qu’il survivra à un troisième coup ? »
L’air malicieux, il mit Nojù à l’épreuve.
Nojùcénie : « Qu’importe qu’il survive ou non… Ça n’a plus d’importance… »
Elle tentait de se détourner des émotions qui la parasitaient.
Lucéard : « Je survivrai. »
Ma réponse attira son attention.
Je mis la main sur le cœur.
Lucéard : « Parce que je ne suis pas seul. »
Mon ennemi fit mine d’être pris d’une soudaine nausée.
Musmak : « Oh non, tout sauf ça ! Tu penses que le fait que tes amis soient en train de se battre en ce moment même te confère une partie de leurs forces ou d’autres foutaises de ce genre ? Si tu commences à déclamer des répliques de ce registre, je vais vraiment vomir ! »
Lucéard : « Interprète ça comme tu veux, ce n’est pas mon problème. »
Peut-être qu’il y a un peu de ça aussi, mais si je suis encore en vie, c’est définitivement grâce à ceux qui puisent leurs espoirs en moi.
Je posai mes doigts contre ma poitrine, je ne pouvais déjà plus sentir la blessure.
J’avais pratiquement oublié que je l’avais. J’avais pratiquement oublié à quoi je m’étais engagé.
Ce qui m’avait sauvé, c’était la courpentière en orétoile.
Entouré de toute ma famille, j’avais reçu ce cadeau salvateur.
Brynn : « L’orétoile est un métal prodigieux. Il est si fin et souple, et pourtant si solide. Même s’il est percé, il se dilate grâce à la chaleur corporelle, sans jamais s’oxyder. Il lui suffit de quelques minutes pour être aussi robuste qu’en début de combat. »
La seule chose qui ne reviendra pas, ce sont les noms qui ont été tranchés sur la couche intérieure du vêtement. C’est comme si toute ma famille jouait aussi leurs vies dans cet affrontement.
Musmak : « Tu oses encore espérer me battre ? Ton idiotie n’a donc aucune limite ?! »
Face à la résolution qu’il lisait dans mes yeux, ses pulsions sanguinaires se réveillèrent.
Musmak : « À la bonne heure ! Voyons voir si tu te relèveras après ce coup-là ! »
Avant qu’il n’ait pu empoigner ses armes, j’avais bondi sur lui.
Le fracas du métal retentit tout autour de nous.
Lucéard : « Je me relèverais autant de fois qu’il le faudra ! »
On échangea quelques coups, assez pour me rappeler sa supériorité.
Il répondait avec ses deux lames, ce qui ne me laissait aucune chance de m’imposer, malgré ma fureur.
Musmak : « Tes efforts sont vains ! Tes bonnes intentions sont minables ! Rien de ce que tu pourras dire ou penser ne compensera tes piètres qualités de guerriers ! Tu es condamné à perdre contre moi ! »
D’un coup de pied impitoyable, il me projeta à plusieurs mètres de distance.
Je me réceptionnai sur mes deux jambes après avoir roulé sur le long tapis.
Musmak rengaina ses flissas, et les empoigna de nouveau, formant une croix avec ses bras.
Lucéard : « … »
Je posais la main contre la fusée de Caresse, prêt à dégainer à mon tour.
Les jambes de Nojù vacillaient malgré elle.
Il prit une grande inspiration.
Musmak : « Lamina eius Gostegg, magna lamina eius Gostegg, anguem iridis Gostegg, magna anguem iridis Gostegg, auxilia eius Gostegg, magna auxilia eius Gostegg ! »
Il enchaînait les mots comme s’il s’agissait d’une seule incantation, et ses deux mains se tinrent d’une émanation inquiétante.
Garde ton calme, Lucéard…
J’apercevais ma sœur derrière lui. Elle ne clignait plus des yeux, et assistait sans bouger à ce duel, comme pour se tester, comme pour savoir de quel côté elle était.
Si je ne suis pas capable de parer sa technique, je n’aurais pas d’autre chance de le battre, je n’aurais jamais ce qu’il faut pour le vaincre. Tout se joue maintenant !
Je ressentais encore dans ma chair toutes ces heures d’entraînements acharnées. Je revoyais le visage impitoyable d’Heraldos.
Vous pourrez être fier de moi, maître. Je prouverais au monde entier que j’ai reçu le meilleur entraînement qui soit. Je le prouverai dès maintenant !
Musmak bascula en avant, prêt à s’élancer. Il ne lui faudrait qu’un instant pour me rejoindre.
Je levais ma main libre devant moi.
Musmak : « Tu n’as plus aucune échappatoire ! Tu es à ma merci, Lucéard !! »
Je posai mon pouce contre mon majeur, comme si je pouvais broyer Musmak entre mes doigts.
Lucéard : « J’ai encore mon lot de surprises, Musmak ! »
L’empereur de l’oubli jaillit sur moi comme une bête sauvage.
Lucéard : « ANIMA EIUS !! »
Ce hurlement fit ralentir mon ennemi.
Musmak : « J-j’ai bien entendu ?! Llynel n’a jamais utilisé un tel sort ! »
Le nuage rose jaillit dans un claquement de doigt qui résonna à travers toute la cathédrale.
Musmak : « Une attaque ?! Ne me fais pas rire ! Elle est plus lente encore que toi ! »
Nojùcénie : « … ! »
Ma sœur n’osa pas le prévenir, et laissa échapper un cri étouffé.
Musmak dégaina ses sabres pour trancher mon attaque.
Musmak : « Futile ! »
Avant de s’apercevoir que le sort était indemne, il avait déjà rengainé ses armes.
Lucéard : « Futile, en effet ! »
Le sort le frappa en plein cœur.
Musmak : « I-impossible !! »
Toujours porté par son élan, l’empereur perdit son équilibre, secoué de toute part, mais il ne bascula pas.
Musmak : « C’est tout ce que valait ta botte secrète ?! C’est nul ! Et passé l’effet de surprise, ce sort non plus ne vaut rien !! »
Même s’il ne valait rien, juste te déséquilibrer me suffit pour renverser tout ce combat !
Sans ralentir, Musmak fonça droit sur moi.
Musmak : « C’était ta dernière chance ! Crucisaillement ! »
J’avais une main sur le manche de Caresse, l’autre sur son fourreau. Je fléchissai davantage sur mes genoux, me penchant en avant.
J’ai si peur… Le voir foncer sur moi me terrifie… Je ne parviens pas à garder mon calme… !
Comme s’ils hantaient chacune de mes pensées, les arbres de la forêt d’Azulith m’entouraient de nouveau. Le calme de l’hiver demeurait encore dans mon esprit.
Dans ce cas…
Je fermais les yeux, et relâchais mes épaules en un souffle.
Malgré la pénombre, Nojù et Musmak s’en étaient aperçus, à leur grand étonnement.
Musmak : « Tu te résignes enfin ! Alors meurs ! »
Alors qu’il dégainait ses flissas, le temps semblait ralentir jusqu’à s’arrêter.
J’entendis le tintement d’un carillon. Les ténèbres dans mon cœur se dissipèrent.
Maintenant.
Je rouvris les yeux.
Le monde s’était figé. Le silence était parfait.
Nojù me fixait, le poing contre le cœur.
Musmak hurlait à moins d’un mètre de moi.
Une plume d’un blanc immaculé passa sous mes yeux.
Lucéard : « Olor Ascensio !! »
Je dégainais Caresse en un instant. La lame se heurta à celles de Musmak, et ce choc assourdissant illumina toute la cathédrale, balayant toute la poussière autour de nous.
Musmak : « N-non ! C’est pas possible !! »
Une force d’un autre monde me permit de repousser Musmak, qui glissa sur ses sabots contre le sol.
Une lacération de plusieurs mètres avait tranché le marbre à sa droite.
Musmak : « C’est une blague ?! Il a vraiment une technique spéciale ?! »
J’étais resté immobile après ce coup, la lame du cimeterre pointait vers la lune.
Je ne quittais pas Musmak des yeux, déterminé à vaincre.
Nojù restait elle aussi béate.
Nojùcénie : « …La… »
Ses poignets tremblaient.
Nojùcénie : « …La classe… »
Pour la première fois du combat, je lui montrais un sourire confiant.
J’ai réussi… Je suis enfin parvenu à l’utiliser !
Une des longues manches de la robe de Musmak s’était faite tranchée nette.
Musmak : « En plus d’avoir un sort que je ne connaissais pas, tu as aussi développé une technique qui t’es propre ?! Mais ça ne change rien ! Tu n’as toujours pas réussi ne serait-ce qu’à m’effleurer ! Tu ne pourras jamais gagner ! »
Lucéard : « Je te l’ai déjà dit, Musmak. Qu’importe ce qu’il m’en coûte ! Qu’importe par quel moyen ! Je sauverai Nojù, et je la ramènerai à Lucécie !! »
Je me remis en garde, perçant mon adversaire du regard. L’espace d’un instant, il crut revoir sous la lumière de la lune sa plus grande ennemie.