Le groupe resta un long moment silencieux, puis Boss Li reprit :
― En temps normal, je ne le dirais à personne, mais vous me suivez depuis si longtemps que je vous considère comme ma famille. Puisque vous voulez savoir, je vais tout vous raconter.
Plein d’enthousiasme, le jeune homme s’écria :
― C’est génial ! Pour vous dire la vérité, ça faisait un moment que nous nous demandions si vous aviez des compétences particulières vous permettant de localiser des tombes anciennes du premier coup.
Boss Li marqua une nouvelle pause. Il semblait hésiter.
― Rien d’extraordinaire. En fait, ce n’est même pas un secret. Ce genre de chose concerne mes ancêtres et se transmet de génération en génération depuis des lustres. Écoutez bien, je vais vous le raconter.
Sur ce, Boss Li leur narra une histoire très intéressante :
Cela se passait sous la dynastie Wei du Nord (1). La société était alors en plein chaos et chaque jour, de nombreuses batailles faisaient rage. Bon nombre d’adultes étaient morts et son ancêtre, un garçon qui n’avait même pas six ans, devait aller garder le bétail pour soutenir la famille.
Cette année-là, une émeute éclata non loin de leur village et les troupes gouvernementales vinrent la réprimer. Tous les villageois s’enfuirent à l’exception de cette famille qui n’en eut pas le temps. Ils se barricadèrent dans leur maison tandis qu’au dehors, c’était un horrible massacre. La tuerie se poursuivit durant trois jours.
Mort de peur, son ancêtre se glissa furtivement hors de la maison pour jeter un coup d’œil. Le sol était jonché de cadavres et de blessés. Terrifié, il courut voir son bétail, mais en entrant dans l’étable, il constata que les animaux avaient disparu. Un soldat était couché dans la paille.
Grièvement blessé, celui-ci était muet. À l’époque, l’ancêtre de Boss Li était trop jeune pour savoir s’il faisait partie des troupes gouvernementales ou des rebelles, mais il eut pitié de l’homme et lui donna de l’eau ainsi qu’un morceau de tissu pour arrêter le saignement. Hélas, ses blessures étaient si graves qu’il ne tint pas longtemps.
Juste avant de mourir, le soldat remit au garçon un rouleau de lin couvert de caractères chinois et lui fit comprendre par des gestes qu’il devait en prendre particulièrement soin.
Tous les membres de sa famille étant hélas analphabètes, nul ne put lire ce qui était écrit dessus. Plus tard cette année-là, alors que de nombreuses personnes mouraient de froid, la famille utilisa ce lin pour fabriquer une veste rembourrée de coton.
Devenu adulte, l’ancêtre de Boss Li s’engagea comme soldat et partit en expédition. Il accomplit de nombreux actes méritoires au combat sous les dynasties du Sud et du Nord (2), ce qui lui valut d’être promu au rang d’officier. Mais la société était si chaotique à l’époque et les dynasties se succédaient si rapidement que la situation de sa famille se dégrada progressivement durant ses dernières années. De fait, lorsqu’il mourut, la seule chose que l’on enterra avec lui fut cette veste rembourrée.
Par la suite, la famille connut des hauts et des bas jusqu’à la dynastie Qing, où ils devinrent propriétaires terriens. Alors qu’ils déplaçaient les tombes ancestrales, quelques-uns des ouvriers (3) se montrèrent négligents. Ils firent accidentellement basculer le cercueil et tous les os tombèrent sur le sol. En les ramassant, son grand-père constata que tout ce qui se trouvait à l’intérieur s’était décomposé, à l’exception du lin de la veste qui était encore bien conservé.
Trouvant ce tissu très étrange, il l’amena à un antiquaire qui était de la famille. Celui-ci l’examina et s’aperçut aussitôt que les caractères inscrits dessus étaient ceux utilisés dans la « langue des muets », une langue écrite dont on disait qu’elle pouvait être comprise que par les muets.
Arrivé à ce point de l’histoire, Boss Li marqua une pause et demanda à son auditoire :
― Savez-vous à quoi servait ce lin ?
Tous restèrent un moment silencieux, puis une voix que je n’avais pas encore entendue se fit entendre :
― Mon oncle m’en a touché quelques mots. À cette époque, sous la dynastie des Wei du Nord, existait une armée composée uniquement de soldats muets. On avait recours à ce moyen pour transmettre, dans la langue des muets, des informations confidentielles que la plupart des gens ne comprennent toujours pas.
Le Boss Li hocha la tête :
― Comme on peut l’attendre d’un maître. Savez-vous ce que faisait cette armée ?
― Ça, je n’en sais pas grand-chose. Mais j’ai entendu dire que cette division des Wei du Nord était en fait Mojin Xiaowei, qui suivait les traditions établies par Cao Cao. (4) En public, ils constituaient la garde de l’empereur mais en secret, ils étaient impliqués dans le pillage de tombes. Comme tous ces soldats utilisaient cette langue des muets qu’ils étaient les seuls à connaître, seuls eux et l’empereur savaient quelles tombes ils avaient pillées. Leurs activités ont toujours été entourées de mystère.
Le maître marqua une pause, comme s’il réfléchissait à quelque chose :
― Boss Li, est-il possible que la pièce de lin dont vous venez de parler soit en fait « Une Collection de Rivières et d’Arbres » ? (5).
Boss Li sourit, hocha la tête et répondit d’un ton suffisant :
― Incroyable, incroyable. Avec un tel maître ici, je ne pourrais pas vous tenir en haleine quand bien même je le voudrais. Oui, c’est exact.
Le maître prit une forte inspiration :
― C’est vraiment incroyable ! Rien qu’à penser que des personnes exerçant la même profession puissent avoir des destins aussi différents. La famille Li a dû faire fortune avec ce truc.
Le jeune homme, qui ne comprenait pas de quoi ils parlaient, demanda au maître :
― Qu’est-ce qu’une Collection de Rivières et d’Arbres ? Qu’est-ce que ça a à voir avec les tombes antiques ?
― On dit que lorsque les soldats muets trouvaient une tombe ancienne, ils ne s’empressaient généralement pas de la fouiller, mais consignaient d’abord son emplacement. Puis, à l’aide de chevaux, ils nivelaient la surface et versaient du plomb fondu sur le sol pour la dissimuler. Lorsqu’ils étaient prêts à commencer à creuser, leurs notes leur permettaient d’en retrouver l’emplacement. Ce document dans lequel ont été consignés les emplacements des tombes s’appelle « Une Collection de Rivières et d’Arbres ». C’est un jeu de mots qui signifie : là où se trouvent les tombes. (6)
― Eh bien, que je sois damné, dit le jeune homme, surpris. Vous voulez dire que les dernières tombes que nous avons visitées ont été répertoriées sur ce morceau de lin ? Wow, Boss Li, vous n’avez vraiment pas été honnête avec nous. Si vous étiez en possession d’un trésor comme celui-ci, vous auriez dû nous en faire part.
― Ce n’est pas tout à fait vrai, répondit Li en riant. Cet objet, qui appartenait à mon ancêtre, n’est pas une ressource inépuisable. Le lin trouvé dans son cercueil répertoriait les emplacements de vingt-quatre tombes anciennes. Celle où nous nous rendons est la dernière, mais c’est sans doute la plus importante de toutes.
― Est-ce que ça dit ce qu’il y a dedans ? Demanda le jeune homme.
― Les notes ne donnent guère de détails, mais d’après le lin, le trésor que contient cette tombe ne peut pas être utilisé par des gens ordinaires. C’est le top du top, au moins trois fois supérieur à tous les trésors trouvés dans la tombe de l’empereur Qin Shi Huang. Croyez-moi, il n’y a aucune erreur possible.
Lao Yang et moi savions bien que ces gens étaient là dans un but précis, mais nous n’aurions jamais pensé qu’ils puissent être aussi expérimentés.
― Ce Li dit-il vraiment la vérité ? Me demanda Lao Yang. Existe-t-il réellement au monde une tombe supérieure à celle de Qin Shi Huang ?
― Je n’en ai aucune certitude, mais il a l’air si sûr de lui que je parierais qu’au moins une partie de son histoire est vraie. Ils vont certainement traverser la montagne demain, nous n’aurons qu’à les suivre.
― Dans ce cas, autant les suivre jusqu’au bout. Ce qu’ils recherchent n’est certainement pas une petite affaire, aussi même si nous nous contentions de ce qu’ils ont laissé, nous ne repartirons pas les mains vides. N’allons pas à la fosse sacrificielle.
Il était si excité qu’il bégayait beaucoup et en vint même à prononcer quelques mots d’une voix particulièrement forte. Sachant combien c’était risqué, je m’empressai de lui couvrir la bouche, lui recommandai de se calmer et tendis l’oreille pour savoir si le groupe près du feu avait entendu quelque chose. Mais il était trop tard. Leur silence laissait clairement entendre qu’ils avaient remarqué que quelque chose d’étrange se passait à proximité.
Lao Yang et moi retînmes notre souffle et le cœur battant à tout rompre, nous nous efforçâmes de ne pas faire le moindre bruit. Personne dans le groupe ne parlait, on aurait dit qu’ils tentaient d’écouter les sons environnants. Aucun des deux camps ne faisait de bruit, un équilibre précaire qui dura plusieurs minutes. Puis, n’en pouvant plus, le vieux Tai chuchota :
― Pockmark (le jeune homme), on dirait qu’il y a quelque chose derrière nous. Va voir.
J’entendis également le son distinct de deux pistolets que l’on chargeait et en eus des sueurs froides. Manifestement, ces types étaient vraiment des voyous. Ce que Lao Yang venait de faire allait nous faire tuer.
Je scrutai les environs. Si nous prenions la fuite maintenant, j’étais sûr à quatre-vingts pour cent que non seulement nous n’y parviendrions pas, mais il serait plus difficile, ensuite, de les suivre. Mais si nous restions là, en toute honnêteté, je n’étais pas certain que nous puissions nous cacher juste sous leur nez.
J’hésitais lorsqu’un grand bruit se fit entendre au loin. Une rangée de quatre ou cinq lampes de poche se dirigeait vers nous. Des patrouilleurs de montagne.
― Merde, allons-y, chuchota Oncle Tai.
Le groupe s’empressa d’éteindre le feu, de prendre son équipement et de s’enfuir en courant dans les profondeurs de la forêt.
Lao Yang était mort de peur :
― Que…que faire ? Doit-on les poursuivre ?
Prudemment, je penchai la tête pour jeter un coup d’œil et vis que personne dans le groupe n’avait allumé sa lampe de poche. Comme on n’y voyait rien dans cette sombre forêt, je répondis :
― Non, regarde comme il fait sombre. Si nous tentions de les poursuivre, nous pourrions nous retrouver face à eux. Reposons-nous d’abord et demain, nous suivrons leur trace. Ils ne devraient pas aller bien loin vu qu’eux aussi ont besoin de s’arrêter pour se reposer.
Lao Yang était encore très inquiet, mais les patrouilleurs se rapprochant, qu’aurions-nous pu faire d’autre ? Il nous fallait fuir immédiatement, faute de quoi nous risquions de nous faire prendre. Comme il continuait de parler, je lui intimai de se taire et l’entraînai plus profondément dans la forêt, dans la direction opposée.
N’osant pas nous aventurer trop loin de crainte de ne pas pouvoir, le lendemain, retrouver le chemin par où nous étions venus, nous nous cachâmes derrière un buisson, attendant que les lampes de poche disparaissent au loin s’éteignent pour pouvoir nous détendre.
Je réfléchis un instant.
― Alors que nous étions en chemin, les gens du coin m’ont dit que nous étions dans la période la plus propice au pillage de tombe. J’ai bien peur qu’il y ait de nombreux patrouilleurs ce soir, nous n’allons sans doute pas passer une nuit de tout repos. Nous devrions trouver un endroit où passer la nuit et attendre demain pour nous aventurer plus loin dans la forêt. Sans quoi, les deux étrangers que nous sommes seront arrêtés avant même d’avoir eu le temps de s’expliquer, lui dis-je.
Lao Yang acquiesça de la tête mais ne répondit pas. Je le secouai et constatai qu’il était déjà à moitié endormi. Avec un soupir, je m’emmitouflai dans mes vêtements, sachant que je devrais prendre le premier tour de garde, et allai m’adosser à un arbre à proximité. J’étais si épuisé que je finis par m’endormir sans même m’en apercevoir.
Nous nous réveillâmes tôt le lendemain matin, la tête couverte de fientes d’oiseaux du fait que nous avions dormi sous un arbre. L’odeur était si forte que je faillis vomir. Lao Yang, qui n’avait pas l’air de s’en soucier le moins du monde, secoua simplement sa tête d’un geste expert et me cria de me dépêcher, que nous devions retrouver ce groupe. Ne supportant pas l’idée de courir dans la forêt avec des crottes d’oiseau sur la tête, je sacrifiai une demi-bouteille d’eau pour m’en débarrasser.
Cela fait, je suivis aussitôt mon compagnon jusqu’à l’endroit où nous avions espionné le groupe la nuit précédente. J’espérais qu’ils avaient laissé des indices sur le sol, mais nous fîmes plusieurs fois le tour des lieux sans même retrouver ce qui restait de leur feu de camp. Lao Yang commença à se plaindre, un harcèlement qui bourdonnait dans mes oreilles :
― Je t’avais bien dit hier qu’il fallait les suivre. Et maintenant, regarde où nous en sommes. Une si belle opportunité et elle nous glisse entre les doigts !
― Tu as sans doute beaucoup à dire ! M’écriai-je, furieux. Regarde, il n’y a qu’une seule route de montagne ici. Où auraient-ils pu aller si ce n’est par là ? Continuons notre chemin, nous allons certainement les retrouver.
Toute la matinée, nous suivîmes la route au pas de course et ce jusqu’au bout sans retrouver la moindre trace du groupe. Devant nous se dressait une forêt extrêmement dense avec des arbres qui semblaient atteindre le ciel, des buissons envahis par la végétation, mais aucun panneau de signalisation. J’étais un peu impressionné. Il était évident que les patrouilleurs eux-mêmes ne s’y aventureraient pas. Nous étions sur le point d’entrer véritablement dans la montagne de la Tête de Serpent, d’emprunter un vrai sentier montagneux qui s’enfonçait à travers de vieilles forêts. Je ne pouvais imaginer le nombre de falaises que nous aurions à escalader dans un avenir proche.
Alors que nous marchions, j’étais inquiet de ne voir aucune trace de feu de camp. Il était possible que ces gens, effrayés par la patrouille la nuit précédente, aient poursuivi leur chemin sans prendre le temps de se reposer. Si tel était le cas, nous n’avions quasiment aucune chance de les rattraper.
J’étais là, debout à l’extrémité de la route, hésitant à prendre une décision. L’énergie de l’homme étant limitée, en admettant que ce groupe ait voyagé toute la nuit, il aurait dû, d’une façon ou d’une autre, se reposer dans la journée. De plus, on voyage plus lentement la nuit que le jour. Ils ne devaient donc pas avoir beaucoup d’avance sur nous. Nous avions encore un espoir de les rattraper, mais il allait falloir nous montrer prudents et être le plus discrets possible.
Nous sortîmes de nos sacs à dos nos couteaux tactiques, les attachâmes à nos ceintures et cassâmes deux grosses branches qui nous serviraient de bâtons de marche. Il y avait beaucoup d’animaux sauvages dans les montagnes de Qinling, les tigres et les ours figurant parmi les plus grands, et les loups et les sangliers parmi les plus petits. Si, par malchance, nous en rencontrions un ou deux, mon compagnon et moi suffirions certainement à les nourrir pour plusieurs repas.
Lao Yang me demanda ce que nous ferions si ma prédiction s’avérait fausse et que nous ne puissions pas les rattraper. Je réfléchis un moment et lui répondis que d’après les recherches que j’avais faites avant de venir, on trouvait, sur cette montagne, de nombreuses cabanes qui avaient été construites par des cueilleurs de plantes. Celles-ci contenaient des ustensiles de cuisine, du bois de chauffage et de la viande séchée, donc si nous parvenions à en trouver une, nous pourrions passer une bonne nuit de repos avant d’élaborer un nouveau plan.
― Il faut en être sûr, dit Lao Yang, Nous…nous avons encore une chance de faire demi-tour, mais si…si nous allons plus loin… Re…regarde, il n’y a même pas de fantôme par ici. Quand on se perd dans les bois, il est déjà trop tard. La route de Shu est difficile, plus difficile que de grimper jusqu’au ciel bleu. (7) Depuis des temps reculés, des gens sont morts sur la route qui va de Chang’an à Shu. En fait, nul ne sait combien ont péri sur ces centaines de kilomètres de montagnes au cours des mille dernières années. Il se pourrait que leurs fantômes hantent cet endroit la nuit.
― Qu’est-il advenu de l’ardente ambition que tu avais quand nous sommes arrivés ici ? Lui dis-je en lui riant au nez. Apparemment, ce n’étaient rien d’autres que des paroles en l’air. Nous ne sommes pas encore très loin dans les montagnes et déjà, tu me fais le coup du : « La route vers Shu est difficile ». Si tu as trop peur pour continuer, alors faisons demi-tour.
Lao Yang eut un sourire :
― Si je t’ai averti des difficultés que nous pourrions rencontrer, c’était pour voir si ta détermination allait vaciller. Mais il semblerait que notre jeune Wu ait effectivement renoncé à son esprit livresque pour se rapprocher d’un voyou, comme nous tous. Ne t’inquiète pas, ton frère ne fait pas que parler. La route de Shu ne me fait pas plus peur qu’une autre putain de route.
Nous écartâmes les buissons à l’aide de nos bâtons de marche, entrâmes dans la forêt et prîmes la direction de l’un des pics montagneux que nous apercevions au loin. Ce sentier de montagne non aménagé était très pénible car le sol était envahi de hautes herbes et la canopée si épaisse que la lumière du soleil ne filtrait pratiquement pas. Depuis combien de temps marchions-nous ? Je n’aurais su le dire, mais j’avais l’impression que le ciel s’assombrissait et que tout ce qui m’entourait se ressemblait. Je commençais à me demander si nous ne tournions pas en rond lorsque le sentier prit soudain l’aspect d’une pente raide et nous atteignîmes une falaise. Je vis qu’on y avait encastré une rangée de planches pour former un chemin.
À en croire la teinte vert sombre qu’elles avaient prise en raison de l’humidité, celles-ci n’avaient pas été entretenues depuis des temps immémoriaux. Les plantes grimpantes fleuries et les ambroisies qui s’étaient enroulées autour laissaient à penser qu’il y avait longtemps que personne n’y était passé. Nous étions sur le point de grimper lorsque nous entendîmes quelqu’un crier de derrière les arbres :
― Hé ! Que faites-vous ?
Surpris, Lao Yang et moi nous retournâmes et vîmes s’approcher un groupe d’hommes et de femmes. Il s’agissait de locaux, qui apparemment, se rendaient au village de l’autre côté de la montagne. Tout comme nous.
Ne sachant pas comment réagir sur le coup, je fis comprendre d’un regard à Lao Yang qu’il valait mieux cacher son couteau. Il le dissimula sous sa ceinture et nous nous approchâmes du groupe.
― Grands frères et grandes sœurs, dis-je en affichant un sourire des plus sincères, nous sommes des touristes. Nous voulions nous rendre au village situé de l’autre côté de la montagne et nous nous demandions si vous saviez quel chemin prendre.
Une femme au long manteau rouge me regarda :
― Vous parlez de notre village ? Pourquoi avoir fait tout ce chemin pour venir à notre village en déclin ?
Elle me semblait assez vigilante, aussi décidai-je d’inventer quelque chose :
― Je cherche quelqu’un. Je suis venu dans votre village il y a deux ans et un vieil homme m’a accueilli. Je voulais le revoir, mais comme je ne suis pas revenu depuis, je ne me rappelle plus le chemin.
La femme d’âge moyen me jeta un regard furieux :
― Bah, je sais reconnaître un voleur quand j’en vois un ! Qui sait ce que vous pensez vraiment ? J’ai vu trop de gens comme vous creuser des tombes ou braconner. Vous êtes trop mouillé derrière les oreilles pour espérer me tromper !
Abasourdi par sa brusque réprimande, je ne savais que lui répondre lorsque Lao Yang m’écarta, agita cent yuans devant le visage de l’inconnue et lui dit :
― Qu… Quelle absurdité ! Avec quels yeux nous avez-vous vu déterrer des tombes ? Répondez poliment à notre question et ces cent yuans sont à vous. Mais si vous dites encore une seule parole négative à notre encontre, je vous gifle !
Plusieurs des hommes de ce groupe étant plutôt costauds, ma première pensée fut que nous allions passer un sale quart d’heure. Les montagnards étaient des durs à cuire et il osait dire des stupidités devant eux. Je reculai d’un pas, prêt à m’enfuir lorsqu’à ma grande surprise, un homme qui se tenait derrière la femme, voyant l’argent, s’empressa de le prendre et sourit :
― Ne vous mettez pas en colère, ne vous mettez pas en colère, ma femme vous fait marcher. Si c’est notre village que vous cherchez, prenez à gauche. En contournant cette montagne, vous verrez une chute d’eau. Suivez la rivière et vous arriverez au village. C’est le raccourci le plus rapide à travers la montagne.
Lao Yang ricana :
― Vous mentez. Ne serait-il pas plus rapide de remonter ce chemin de planches au lieu de faire tout le tour ?
― Nul ne sait quand ce passage a été construit, répondit l’homme. De plus, il n’a jamais été renforcé. Personne n’oserait l’emprunter de nos jours.
Sidéré par ce que je venais d’entendre, je me dis que nous avions de la chance de les avoir rencontrés. J’étais si hébété tandis que nous marchions que j’avais bien failli prendre ce chemin dangereux sans même réfléchir. Qu’aurions-nous fait si nous étions restés coincés là-haut ?
L’homme leva les yeux au ciel :
― Oh, je doute que vous y soyez ce soir. On dirait que vous allez devoir passer la nuit dans les montagnes. Plusieurs ruisseaux partent de la rivière et si vous ne connaissez pas bien le terrain, vous risquez fort de vous perdre. Voilà ce que je vous propose : nous allons là-bas pour cueillir de l’ambroisie. Si vous voulez bien nous attendre, nous repartirons tous ensemble demain. C’est mieux pour tout le monde, non ?
Sur ces paroles, il s’approcha de moi et me proposa de m’aider à porter mon équipement.
Devant son enthousiasme et voyant qu’il n’avait pas l’air d’un mauvais bougre, je pesai rapidement nos options. Nous nous dirigions vers une vallée, de l’autre côté de la montagne de la Tête de Serpent. Il nous avait déjà fallu près de trois jours pour arriver où nous étions. Limités quant au matériel que nous pouvions transporter, il nous avait été impossible d’emporter plus de dix jours de nourriture sèche. Nous allions impérativement devoir nous rendre à leur village pour faire des provisions une fois la montagne gravie. De plus, les cinq personnes que nous poursuivions étaient introuvables. Elles avaient probablement bifurqué en cours de route. Comme, de plus, il était rare de rencontrer des gens dans ces montagnes, mieux valait rester avec eux plutôt que de courir le risque de nous perdre.
Lao Yang et moi échangeâmes un regard et acquiesçâmes d’un signe de tête.
― Merci, grand frère. Nous attendrons, nous attendrons.
Puis je sortis mes cigarettes et en offris aux hommes.
Si la femme aurait bien voulu continuer à nous chercher des noises, un seul regard de l’homme l’en dissuada. Mais même si elle n’osait rien dire, elle continuait à nous regarder d’un air renfrogné.
En général, dans les montagnes, les hommes étaient les chefs de famille et les femmes se taisaient, aussi, tant que nous étions en bons termes avec les hommes, ces villageoises ne pouvaient rien nous faire. À voir l’expression de cette femme, je riais intérieurement.
Nous rejoignîmes leur groupe. Cet homme, visiblement le plus âgé, ne semblait guère avoir beaucoup à faire, si bien que Lao Yang fit tout son possible pour se rapprocher de lui. Il nous fit savoir qu’il était le secrétaire du village et que celui-ci était très en retard. Certes, ils avaient l’électricité, mais le fait qu’il soit si difficile d’accès rendait impossible tout développement ultérieur. Les jeunes étaient tous partis travailler en ville et il n’y avait personne pour gérer les travaux agricoles. Les villageois devaient donc parcourir des dizaines de kilomètres de sentiers montagneux pour aller cueillir de l’ambroisie. (8) Mais cet homme, qui souffrait du dos, ne pouvait pas travailler longtemps et devait fréquemment se reposer.
Je répondis pour la forme en me disant que ces gens non plus n’avaient pas la vie facile.
Nous marchâmes un certain temps avec eux, puis ils s’arrêtèrent et se mirent au travail. Lao Yang et moi observâmes le terrain, mais comme nous étions trop bas là où nous nous trouvions, nous ne pouvions pas voir le paysage de l’autre côté. J’avais la vague impression que cette montagne se fondait dans la suivante pour former une luxuriante mer de verdure. Tandis que j’observais cette chaîne montagneuse qui semblait flotter dans les airs, je me demandai où pouvait bien se trouver la fosse sacrificielle de Lao Yang.
Lorsque la cueillette prit fin, c’était déjà le soir. Nous attrapâmes chacun un sac de leur récolte, qui était presque aussi grand que nous, et leur emboîtâmes le pas. Nous marchâmes environ une heure tandis que le soleil couchant projetait sur nos dos sa lumière mourante. Le ciel s’assombrissait de plus en plus et chemin faisant, je constatai soudain que l’expression de Lao Yang avait changé. Il scrutait constamment les environs.
Je lui demandai ce qui n’allait pas et il me répondit en chuchotant :
― Je suis déjà venu ici. Si je me souviens bien, il doit y avoir, un peu plus loin, un emplacement où se reposer.
Nous marchâmes encore un peu et, en effet, vîmes devant nous une cabane de cueilleurs en bois. Ravi, Lao Yang me lança un regard qui semblait dire « J’avais raison ! ». L’homme poussa la porte de la cabane et se tourna vers moi :
― Nous allons passer la nuit ici. Il y a ici un poêle alors si vous voulez cuisiner quelque chose, n’hésitez pas.
Je les suivis à l’intérieur et vis que la cabane était composée de deux étages, avec une échelle qui menait à un loft. La cabane n’était pas meublée, mais on pouvait voir çà et là des planches qui traînaient et au centre de la pièce, une fosse creusée dans la terre pleine de cendres de charbon de bois. Je me dis qu’elle servait probablement à faire du feu. Nous déposâmes notre équipement, sortîmes chercher du bois et fîmes aussitôt un feu pour nous réchauffer. Puis nous prîmes dans nos sacs nos rations sèches que nous réchauffâmes. Notre repas terminé, il faisait nuit et nous pouvions entendre, venus de partout, des cris d’animaux sauvages.
Lao Yang alluma une cigarette et demanda au secrétaire du village de quel genre de bêtes il s’agissait, mais celui-ci l’ignorait. Il nous expliqua que, les chasseurs du village étant morts depuis longtemps, seuls les anciens pouvaient le savoir.
― Nous autres les hommes, nous ne pourrons dormir que la moitié de la nuit. Quelqu’un doit surveiller le feu afin qu’il ne s’éteigne pas, sans quoi les animaux sauvages entreront.
Trop épuisé après cette rude journée de voyage, je ne répondis pas. Conscient qu’il était possible que je vive ainsi plusieurs semaines encore, je ne pus m’empêcher de regretter d’avoir fait cette promesse à Lao Yang.
― Je prendrai le dernier quart, lui dis-je, il faut d’abord que je dorme. Réveille-moi au milieu de la nuit, lorsque le temps sera venu de prendre le relai.
Il protesta bruyamment, mais j’étais tellement dans les vapes que je ne compris rien à ce qu’il disait et m’endormis rapidement.
Mon sommeil, hélas, ne fut guère paisible. Je me tournai et me retournai jusqu’à ce que soudain, quelqu’un me secoue. J’ouvris les yeux et vis que tout le monde dormait. Penché au-dessus de moi, Lao Yang regardait furtivement autour de lui. De nouveau, il me secoua doucement :
― Lève-toi, lève-toi vite ! Chuchota-t-il.
Notes explicatives :
(1) La dynastie des Wei du Nord était une dynastie fondée par le clan Tuoba des Xianbei, qui a régné sur le nord de la Chine de 386 à 534 après J.-C., pendant la période des dynasties du Nord et du Sud.
(2) Les dynasties du Sud et du Nord sont une période de l’histoire de la Chine qui a duré de 420 à 589, après l’époque tumultueuse des seize royaumes et des États Wu Hu.
(3) Le pinyin est “chang gong” (长工). Travailleurs dont la période d’emploi est relativement longue et fixe et qui ont signé un contrat à long terme avec le propriétaire ou le propriétaire foncier. Les travailleurs à court terme avaient leur propre maison et rentraient chez eux régulièrement. Ils avaient une relation de location avec le propriétaire foncier/le propriétaire de la terre.
(4) Cao Cao (155-220) était un célèbre homme d’État et général à la fin de la dynastie Han. Il était également poète et calligraphe de renom, puis chef de guerre, fondateur et premier roi de Cao Wei, et père de l’empereur Cao Pi. Il aurait pillé de vieilles tombes pour financer ses campagnes militaires.
(5) L’auteur a probablement inventé ce livre.
(6) Les mots chinois exacts sont “河(Rivière)木(Arbre)集(Collection)”. Cependant, lorsque les gens prononcent ces trois caractères chinois, ils peuvent avoir exactement la même sonorité que “何(Où)墓(Tombe)集(Collection)”, ce qui peut être interprété comme une façon simplifiée de dire “Une collection de l’emplacement des tombes”. Comme il s’agissait d’une activité qu’ils ne voulaient pas que les autres connaissent, ils ont choisi des mots normaux comme “rivière” et “arbres” comme couverture pour le pillage de tombes.
(7) Ligne tirée du poème “La route vers Shu est difficile” du poète de la dynastie Tang Li Bai. Le poème décrit le passage périlleux vers Shu, qui se trouve dans l’actuelle province du Sichuan.
(8) Fait amusant : on dit que l’ambroisie a de nombreuses vertus médicinales ; elle peut être utilisée comme astringent (pour la dysenterie et la diarrhée), antiseptique, émétique (qui fait vomir), hydratant et réducteur de fièvre.