Nefolwyrth
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Chapitre 53 – La bataille du bois de Rougonde
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-1-

Ellébore

La chatoyante lumière orangée du crépuscule n’atteignait plus la cime des arbres, et leurs troncs se noyaient dans l’obscurité.

Dans cette petite clairière au bord de ce chemin, Alaia se tenait face à Semion et moi.

Des hommes armés sortirent des bois, se révélant prudemment à nous. Leurs prénoms étaient cousus à la main sur leurs vêtements, ce qui laissait penser que leur supérieure n’avait pas voulu s’encombrer à mémoriser tous leurs noms. Ils étaient une bonne trentaine.

Les goules de Semion produisaient un râle désagréable en ressentant l’hostilité autour d’elles. Je n’étais pas sereine avec de telles créatures autour de moi, mais ils nous octroyaient la supériorité numérique, et je ne pouvais douter que leur raison d’être était de nous protéger.

Sans leur aide, il n’y avait pas d’issue favorable à un combat contre une esper aussi puissante qu’Alaia. Mais que valaient les hommes à ses côtés ?

Alaia : « Je vous préviens, bande de demeurés, vous avez intérêt à m’écouter avant de foncer tête baissée ! C’est moi seule qui tuerai ces deux-là ! Vous n’avez le droit que d’utiliser vos armes paralysantes ! Et vous les archers, soyez pas débiles ! Visez leurs pieds ! »

Des archers ?! Je n’ai aucun moyen de protéger Semion des flèches… !

Ma résolution venait déjà d’en prendre un coup. Plus d’un adversaire était trop à gérer pour moi.

Le dernier survivant des Gedulas regardait en direction des cinq archers, tous alignés à une dizaine de mètres de nous. Ils bandaient leurs arcs.

Quelques goules se firent obstacles devant nous tandis que Semion s’accroupissait. Je n’étais pas sûre de pouvoir mener un combat avec un paramètre aussi difficile à gérer. Je pouvais me retrouver morte dès la prochaine seconde, malgré mes efforts.

Cette réalité me pétrifia, moi qui était plus déterminée que jamais il y a encore une minute de ça.

L’archer le plus à gauche vit soudain la corde de son arc rompre, en même temps que sa flèche et son bras, qui tomba au sol dans une effusion de sang.

Les autres n’eurent pas le temps de l’entendre crier qu’ils furent tranchés à leur tour.

Tous les manieurs d’arcs venaient d’être amputés de leur bras gauche en une fraction de seconde, le tout dans une déferlante sanglante.

Sous les regards horrifiés de ses camarades, un bandit portant une hache venait de mordre la poussière à son tour, révélant un jeune homme à l’aspect soigné, et ses deux étranges épées.

Nÿzel : « On dirait que j’arrive juste à temps. Le prince est déjà entré dans leur repère ? »

S’enquit-il en se tournant vers moi. On entendait un chariot s’approcher rapidement. Je soufflais, presque soulagée de son intervention. Pourtant, ce spectacle atroce m’avait déboussolée.

Ellébore : « Je… Ils…. Il faut que vous les rejoigniez au plus vite, laissez-nous nous occuper d’Alaia ! »

Même si je n’avais que peu d’espoir en mes chances de vaincre, c’était toujours la meilleure stratégie selon moi, et je lus dans le regard de Nÿzel qu’il était convaincu. Il nous salua avec désinvolture.

Nÿzel : « Eh bien à tout à l’heure dans ce cas ! »

À peine eut-il bondi qu’il se retrouva immobilisé en apesanteur.

Alaia : « Mais je rêve ?! Tu crois pouvoir débarquer comme ça, massacrer mes larbins, et repartir comme si de rien n’était ?! Votre petit groupe d’attardés me sort par les yeux ! »

Alors qu’elle se concentrait sur son emprise psychique, je tendis le bras loin devant moi.

Ellébore : « CROCHENWAITH SUMMON ! »

Un bol apparut dans ma main, et usant de chacune de mes techniques de renforcement, je parvenais à lancer le projectile aussi fort que mes maigres pouvoirs me le permettait.

Il suffit à Alaia d’entendre l’incantation pour relâcher son emprise et se décaler précipitamment. Hélas pour elle, ma précision étant ce qu’elle est, ce fut son esquive qui l’a conduit sur la trajectoire du bol, qui se brisa contre son bras.

Ce n’était qu’un bol en terre cuite, et même si on ne pouvait pas qualifier l’hématome qu’il allait causer comme une blessure sur un champ de bataille, la simple douleur et le ridicule de cette attaque suffit à faire enrager Alaia, au point qu’elle se désintéresse de Nÿzel et du chariot qui passait derrière moi.

Alaia : « Oh, toi, morveuse ! Je te torturerai ! Je ferai de toi mon esclave ! Je te ferai souffrir jusqu’à ce que tu sois brisée à jamais ! »

Je me libérai de sa soudaine tentative de m’immobiliser. J’avais ressenti sa rage bouillonnante dans son étreinte, mais il en fallait plus que ça pour m’intimider.

Ellébore : « Qu’est-ce que ça t’apporte de briser des gens ? Tu penses que ça m’amuse de te faire du mal ? Si tu ne t’en prenais pas à nous, je te laisserais tranquille ! »

En constatant que ma fureur n’était pas mue par la colère, Alaia grimaça.

Alaia : « J’en ai rien à foutre de toi et de tes questions ! Les gamines comme toi me saoulent plus que n’importe qui ! Mais vous me saoulez tous ! »

Ellébore : « Si tout le monde t’énerve, c’est peut-être ton caractère le problème… »

Rétorquai-je d’un air boudeur. Son sourire se crispa.

Alaia : « Oui bien sûr ! C’est ma faute ! Vous êtes tous des demeurés, et c’est de ma faute ! »

Le rocher derrière elle fit craquer la terre sèche, puis se hissa dans les airs.

Alaia : « Va crever ! »

Son projectile était massif. Au moment où elle l’eut lancé, mon corps s’immobilisa. Cette tactique était rusée, mais je m’y étais préparée. Je me défis de son étreinte, puis évitai de justesse le projectile à la force de mes jambes.

Alaia : « Mais quelle peste ! Tu vas arrêter de bouger, oui ?! »

Le rocher passé derrière moi se figea dans les airs, et repartit aussitôt dans la direction opposée. Elle tenta d’entraver mes mouvements au dernier instant, mais je sus me libérer, et me jetai au sol pour l’éviter encore.

Alaia : « Cette fois-ci- »

Un bras blanc agrippa soudain sa cheville. Une goule dont le corps se matérialisait lentement la retenait avec fermeté, et se hissait sur sa jambe. D’autres de ces créatures apparaissaient autour d’elle.

Alaia : « Mais dégagez, vous, putain ! »

Le regard d’Alaia s’illumina et elle s’envola précipitamment dans les airs, et était déjà de retour sur sa branche.

Alaia : « Et vous alors ?! Le spectacle vous plaît ?! Vous êtes là pour me débarrasser de ces horreurs, alors magnez-vous le cul ! »

Les bandits étaient aussi intimidés par Alaia que par les goules et peinaient à réagir.

Alaia : « C’est moi qui vous buterais si vous glandez rien ! »

Ces quelques mots décidèrent ses sbires à brandir leurs armes. Ils étaient plus vifs que les goules, mais celles-ci étaient plus robustes, et continuaient d’apparaître tout autour de Semion.

Semion : « Eh bien, quelle journée. »

Son après-midi jardinage avait été largement compromise. Le veuf tendait ses bras brûlants des deux côtés, concentré sur sa sombre magie.

-2-

Au milieu des cris des bandits et du fracas des armes, je jetais bols et cailloux sur Alaia pour accaparer son attention. Je me maudissais de ne pas pouvoir faire plus.

Un malfrat déjà essoufflé venait de transpercer une goule. Son sabre s’était enfoncé dans l’ectoplasme, et après être parvenu à le déloger, il se rendit compte avoir percer la défense du nécromancien, et ouvert un chemin vers le mage.

Suivi par quelques hommes, il hurla pour faire savoir qu’il avait réussi. Il ne lui restait plus qu’à faucher l’homme désarmé, et tout serait fini.

Semion voyait cette poignée de voyous brandir fer et fureur, mais dans ses yeux, il n’y avait pas de place pour la peur. Peut-être aurait-il pu trouver un semblant de réconfort dans l’idée de passer de vie à trépas, mais à ce moment précis, il ne pensait qu’à assurer notre victoire.

Celui qui menait la marche cria encore, son sabre levé vers les cieux avant d’abattre le coup décisif.

Mais sa lame fut balayée par une claymore avant qu’il n’ait pu atteindre Semion, et la lumière des flammes pourpres de celui-ci ne parvenait plus jusqu’au bandit, qui était désormais dans l’ombre d’un adversaire bien plus imposant que lui.

Terrorisé par cette rencontre d’outre-tombe, le bandit recula, les lèvres tremblantes, jusqu’à ses camarades, eux-mêmes pétrifiés sur place.

Un guerrier revenu d’entre les morts se dressait face à eux. Sa dense chevelure, autrefois glorieuse, était parsemée de trous laissant apercevoir son crâne putride. Sa peau, épaisse comme du cuir, avait été rongée par rats et vers. Ses loques cachaient à peine la musculature prodigieuse de cet homme. La magie avait su reconstituer la carrure de cette légende.

Ressentant l’émoi autour de moi, je me tournais à mon tour pour l’apercevoir, et le reconnus aussitôt : Gearan Grèim, le héros d’Absenoldeb.

Bandit : « C’est quoi ça encore ?! »

Le petit groupe fut décimé en un instant. La mobilité du zombie était de très loin supérieure à celle des goules. Quatre malfrats étaient au sol, inertes.

Ils avaient face à eux précisément le genre d’adversaire qu’un bandit n’approcherait jamais. Mais avaient-ils le choix ? Ils ne pouvaient atteindre Semion tant que son gardien macabre se tenait debout.

Son regard glacial les tétanisait, tandis qu’il levait la pointe de la claymore, prêt à passer à l’offensive. Mais le héros s’immobilisa aussitôt.

Alaia : « C’est pas un zombie qui résistera à mes pouvoirs ! Détruisez-le ! »

Pourtant, cette créature retint toute l’attention d’Alaia qui démontra qu’elle était capable de chuchoter.

Alaia : « …C’est comme si son système nerveux était toujours fonctionnel… Quel genre de magie peut faire ça… ? »

Alors que les goules s’attelèrent à la protection de Gearan, un bol éclata contre le tronc à côté de la séduisante jeune femme.

Alaia : « Oh, mais je vais te les faire bouffer tes bols ! On verra si ça t’amuse toujours autant ! »

Elle ne prenait même plus la peine de critiquer ma précision approximative. Mes tentatives vaines et répétées la rendait furieuse.

???: « Salut. »

Derrière moi, un homme venait de se faufiler discrètement entre les goules qui me protégeaient. Si je me fiais à sa tunique, son nom était Verd.

Verd : « Tiens-toi tranquille, si je m’y prends bien, ça fait pas trop mal. »

L’air malicieux de celui-ci n’inspirait pas confiance. Il me montra une lame imbibée.

Sans même être sous l’emprise d’Alaia, mes jambes s’immobilisèrent. La simple idée d’affronter quelqu’un me terrifiait toujours autant.

Verd : « C’est ça, reste tranquille ! »

Il tendit le bras, dans l’optique de trancher mon flanc.

Semion : « Ellébore ! »

Paniqué par mon inactivité, il ne put qu’assister au coup de poignard qui m’attendait.

Mais j’arrêtai la lame entre mes doigts, le poing serré, ce qui surprit mon allié, tout comme mon adversaire.

Verd : « Pas malin, ça ! Un conseil, assieds-toi vite, tes muscles vont être engourdis dans deux secondes ! »

Malgré sa mise en garde, j’étais toujours debout, et il réalisa que le sang ne coulait pas. Et pour cause, ma main était gelée, et sa lame aussi se recouvrait de glace.

Il me faut quelques secondes pour recouvrir ma main d’une quantité de glace suffisante pour me protéger, mais c’est rapidement douloureux, et c’est aussi mauvais pour ma peau.

Ellébore : « Je suis désolée… »

Mes grands yeux innocents se levèrent vers mon agresseur. Avant même qu’il ne se décide à dégager son arme de mon emprise, mon ton mélancolique l’avait perturbé.

Puis le malfrat reçut un coup de pied à pleine puissance dans l’entrejambe.

Verd : « OOOOOOooooh !! »

Semion grimaça face à cette scène visuellement douloureuse. Quant à Alaia, elle n’en avait pas perdu une miette, et éclata de rire.

Alaia : « Ha ! Bien fait pour ta gueule, Verd ! »

Nul doute qu’elle méprisait chacun des hommes à son service.

Le pauvre bougre se tordait de douleur, prêt à tomber au sol, jusqu’à ce qu’une main compatissante attrape la sienne. La douceur sur sa peau le poussa à me regarder de nouveau. Son visage était rubicond.

Ellébore : « Je suis vraiment, vraiment désolée. »

Il comprit dans mes mots que son calvaire n’était pas fini, et son corps fut parcouru par un choc électrique qui lui fit lâcher prise sur son arme.

Je ne parvenais pas à m’immuniser au contrecoup des éléments que j’employais et avais aussi été électrisée, mais l’arme était retenue à ma main par la glace, qui commençait déjà à fondre. Je l’attrapais par le manche avec l’autre main, puis frappai en pleine face mon adversaire avec mon poing, dont la glace se brisa à l’impact.

Verd : « Yaaah ! »

Semion déglutit.

Semion : « Elle a du répondant. »

Alaia n’intervenait pas, et regardait avec satisfaction son larbin souffrir.

Verd : « Moi qui essayais d’être sympa ! Tu vas voir ! »

Comme une bête sauvage, il se jeta sur moi, et m’entraîna au sol avec lui.

Je croisai mes deux bras au-dessus de moi tandis qu’il essayait de me rouer de coups au visage.

J’avais beau avoir durci ma peau autant que possible, je n’avais toujours que peu de force, mais, bien assez tôt, ses attaques devinrent molles.

Il fixait alors ses mains dans l’incompréhension, avant de se reculer.

Une tache de sang s’élargissait sous ses vêtements. Ce n’était qu’une blessure superficielle et presque accidentelle, mais je ressentais toute l’horreur d’avoir poignardé un être vivant.

Verd : « Non… No…n… »

Même sa mâchoire ne répondait plus.

Je l’ai… Vraiment fait…

Mon adversaire chuta face contre terre. Ce poison était presque instantané, ce qui me confortait dans la thèse qu’il s’agissait d’un paralysant magique. Les poisons naturels de ce genre agissaient plus lentement, et finissaient souvent par asphyxier leurs victimes.

Néanmoins, le dégoût me paralysa à mon tour. J’imaginais la douleur et la peur que je venais de lui infliger. Ne plus pouvoir bouger, ni articuler une phrase devait être une terrible sensation.

???: « Verd !! »

Un cri derrière moi me fit sursauter. Un homme hachait impitoyablement toutes les goules qui le séparaient de moi. Il s’arrêta essoufflé, et couvert de blessures. Si je me fiais à ses vêtements, son nom était Rugg. Et il était furieux.

Rugg : « Qu’est-ce que tu lui as fait ?! »

Je me relevais précipitamment. Mais plutôt que de chercher à m’expliquer, je laissais tomber le poignard au sol, intimidée. L’idée d’utiliser encore cette arme me répugnait plus que ce que cet homme me terrifiait.

Rugg : « Tu vas le regretter !! »

Avant même qu’il ne puisse lever sa hache, une lame épaisse l’expédia au sol dans un flot criard de sang.

Le héros d’Absenoldeb se tenait au-dessus de sa victime, dont le regard se vidait. Rugg tendait encore le bras vers son frère d’arme avant que ses paupières ne se ferment, et que ses forces ne le quittent.

Je ne pouvais pas détourner le regard de ce spectacle atroce. Je me sentais suffoquer.

Semion : « Ellébore ! Il faut que tu restes concentrée ! Si tu ne te sens pas bien, reviens auprès de moi ! »

Le veuf m’avait interpellé avant que certaines idées ne germent en moi. Je secouais la tête pour me ressaisir.

Je savais que les choses ne pouvaient être autrement. J’avais choisi de me tenir sur ce champ de bataille. J’avais même choisi de me battre, en connaissance de cause. Mais face à la mort, tout particulièrement celle des autres, je sentais ma résolution faiblir.

Ellébore : « …Désolée… »

Pendant ces précieuses secondes que j’avais gâchées, Gearan avait repoussé tous ceux qui m’avaient pris pour cible, jusqu’à s’immobiliser, tout comme celui qui le contrôlait, ainsi que moi-même.

Alaia concentrait toute son énergie pour nous entraver tous trois. Elle se rendait vulnérable pour donner un avantage écrasant à ses hommes.

Ceux-ci s’acharnaient sur le zombie dont le corps en décomposition ne cessait de se régénérer. Mais l’un d’eux s’avançait vers moi.

Ellébore : « N’insiste pas, Alaia, ça ne marchera plus jamais. »

Je m’affranchis de son pouvoir, avant de ramasser le poignard au sol, tandis que mon adversaire pointait sa lance vers moi. Je remarquais la large entaille qu’il avait à la joue.

Il avait l’avantage en terme de portée, et j’étais de toute façon incapable ne serait-ce que de tourner ma pointe dans sa direction.

Je finis par faire glisser le dos de la lame contre ma paume, ce qui le surprit.

Bandit : « Ben quoi ? T’aban- »

Je serrai mon poing quelques secondes avant de lui projeter de l’eau chaude au visage avant qu’il ne finisse sa phrase.

L’eau l’avait aveuglé, et même si ce ne fut que quelques secondes, il n’avait pu qu’en paniquer, et se précipita vers moi avant de tomber au sol.

Il venait de réaliser. L’eau s’était mélangée au poison sur ma main, et vu l’intensité de cette mixture magique, la moindre goutte au contact de son sang avait pu le paralyser.

Je continuais de faire couler de l’eau sur ma main, pour être sûre de me débarrasser du paralysant.

Ellébore : « À nous deux, Alaia… »

Je perdais confiance en moi. Je n’avais rien pour faire la différence contre une telle adversaire. Mais je n’avais pas un instant à perdre.

-3-

Ellébore : « CROCHENWAITH SUMMON ! »

Un bol apparut sur ma main. Une famille heureuse y avait été peinte par ce que j’espérais être un enfant.

Mignon !

Je le lançais en vain, mais les éclats du bol qui s’était brisé sur l’écorce avait suffit à déconcentrer Alaia.

Alaia : « Mais tu fais chier ! Comment tu fais ça à la fin ?! Personne n’a jamais pu échapper à mon pouvoir comme ça ! »

Ses cris d’ogre juraient avec son physique de rêve. Dans sa rage, elle essaya de me contrôler une nouvelle fois, mais je me libérai malgré tout.

Alaia : « Tu me pompes l’air ! »

Tout ce temps passé à apprendre cette technique n’aura pas été vain, au moins !

Après l’incident à Oloriel, j’avais demandé à monsieur Heraldos de l’aide. Et comme je m’en doutais, il s’y connaissait aussi en matière de psychisme.

Certaines personnes peuvent utiliser leur cerveau pour contrôler leur environnement. Ils peuvent ainsi reproduire certains usages de la magie, à la différence que les pouvoirs psys sont astreints aux lois de la nature. L’étreinte psychique d’Alaia requiert certainement des connaissances approfondies de l’anatomie humaine, du système nerveux, et une perception précise de l’espace. Mais ce pouvoir a toujours un point faible : la magie. Le mana échappe au contrôle des espers car il n’appartient pas au monde physique.

Gearan et Semion pouvaient reprendre l’avantage tandis que j’attisais la fureur d’Alaia.

L’idée d’utiliser une magie sans incantation ni rituelle pour échapper à son emprise m’a été proposée par monsieur Heraldos, mais c’est en route pour Port-Vespère que j’ai trouvé une solution.

Au début de cette année, je m’étais concentrée sur l’apprentissage d’une nouvelle technique.

Il me fallait un moyen de disparaître entièrement. Non pas devenir invisible, mais ne plus avoir d’enveloppe charnelle, ne serait-ce qu’un instant. Il suffisait de remplir cette seule condition pour rendre les pouvoirs d’Alaia inopérants, c’était du moins ma théorie. Et même si ça ne l’empêchait pas de recourir à l’emprise psychique, je ne craignais plus rien d’elle si j’étais capable de m’en défaire aussitôt.

Je regardais tout autour de moi, déterminée à trouver un moyen de gagner ce combat.

J’ai donc pensé à un type de magie extrêmement rare et redoutable. Une technique qu’on associe souvent au plus grand héros de Deyrneille : la téléportation instantanée.

Je m’étais entraînée sans relâche, et sans résultat. Les magies du temps et de l’espace étaient réservées aux dieux de ce qu’on disait. Mais il me suffisait de me rappeler de la peur et de l’humiliation de ce jour-là, et je pouvais ainsi repousser mes limites. Et pourtant, disparaître pour réapparaître à un tout autre endroit était bien sûr hors de ma portée.

Jusqu’à cette matinée où je parvins à bouger. Personne n’aurait pu s’assurer que je m’étais téléportée, moi comprise. Mais au bout de quelques essais réussis consécutifs, j’avais un pied sur la ligne que j’avais tracée au sol.

J’étais capable de me téléporter, oui, mais sur place, avec peut-être un millimètre de marge d’erreur. Et même si je ne donnais pas l’impression de disparaître, je parvenais finalement à ressentir la magie fonctionner, comme un léger courant d’air sur ma peau.

Ce pouvoir d’apparence inutile était ma seule chance contre Alaia. Et si une magie aussi futile que celle-ci pouvait changer les choses, alors l’incapable mage qui l’utilisait avait aussi l’espoir de vaincre.

Ellébore : « Si tu veux savoir mon secret, il va falloir descendre de cet arbre une bonne fois pour toutes ! »

Je pointais mon index vers elle avec un air provocateur.

Si je parviens à la paralyser, même si elle réussit à se déplacer à la force de son mental, utiliser son étreinte sur quelqu’un d’autre lui demandera plus d’efforts.

J’eus ainsi une chance de plus d’entendre son ramage.

Alaia : « Petite peste, je vais te mettre en miettes ! »

Un homme inconscient, visiblement nommé Borg, s’éleva dans les airs, avant d’être violemment projeté sur moi.

Mais elle peut pas faire ça ! Ce pauvre homme est avec elle !

Après une esquive maladroite, je perdis l’équilibre, et agita vainement les bras avant de tomber sur mes fesses. Ce pauvre Borg, lui, s’écrasa tête la première dans la terre.

Ellébore : « Mais enfin, ne jette pas tes alliés ! »

Alaia : « Pour une fois qu’il se rend utile, celui-là ! »

La douzaine de bandits encore debout fut témoin du pathétique vol plané de Borg. Et ne voulant pas finir comme lui décidèrent de se montrer plus zélés qu’avant.

Après ma seconde esquive, je m’étonnais de voir le corps inanimé se soulever encore, et prendre pour cible Semion, qui ne put éviter l’impact.

Ellébore : « Semion ! »

Sa condition physique et son expérience du combat ne lui permettaient pas de faire face. Ses flammes s’étaient tues quand il avait heurté le sol.

Les goules n’opposaient plus autant de résistance sans le feu qui les guidait, et les hors-la-lois prirent le dessus, jusqu’à être en supériorité numérique.

Le temps que le veuf se dégage du poids qui pesait sur lui, son mur de défense avait de nouveau été percé.

Un homme devant lui, dont la tunique l’indiquait comme Dirch, regardait les corps de ses camarades autour de lui.

Dirch : « Pas de chance, fumier, c’est moi qui vais te faire la peau ! »

Il révéla un sabre, avant de s’élancer vers Semion, qui se relevait à peine.

Une motte de terre se souleva devant le pied de Dirch, ce qui suffit à le faire tomber de tout son poids. Son arme se planta au pied du nécromancien qui l’empoigna tandis que ses poignées s’embrasèrent.

Semion : « Voilà qui est intriguant. Tes pouvoirs sont fabuleux, Ellébore ! »

Hélas, ce sauvetage ne lui avait fait gagner que quelques misérables secondes. Il était encerclé.

Les malfrats attaquèrent tous simultanément.

Ellébore : « Non ! »

Gearan : « Uuuuaaah ! »

Mon cri fut éclipsé par le hurlement d’outre-tombe du héros, qui pétrifia tous ses adversaires.

Il bondit à côté de son guide, et se lança dans une boucherie impitoyable.

Semion : « …Gearan… »

Empli d’amertume, Semion regardait sa créature commettre l’irréparable. Par sa faute, le héros de son village se retrouvait souillé, déchu. J’assistais moi-même à cette scène navrante.

J’étais pourtant sûre que Semion m’avait parlé de sa volonté de ne plus exploiter les morts avec ses pouvoirs…

Je me sentais inutile. Je ne pouvais que faire l’appât pour Alaia, et tenter de la distraire. Semion et Gearan faisaient tous les sacrifices.

Une sensation me ramena à la réalité. Comme une piqûre d’insecte, je sentais au mollet une douleur qui s’avéra persistante.

Je baissais les yeux pour tenter d’apercevoir le sang qui coulait sous mes vêtements.

Verd : « …ous…ayé…our…uer…Rug… »

Le bandit rampant à mes pieds avait réussi à m’atteindre du bout de son poignard. Je n’avais pas compris ses mots, mais la fureur dans son regard avait tout dit. Je n’osais déjà plus bouger.

Il avait réussi sa mission, et j’avais échoué la mienne.

N-non !

J’attrapais précipitamment son arme. Il suffisait d’un seul bon lancer, et je pouvais donner l’avantage à mes alliés.

Je tirais l’arme derrière mon épaule, en me tournant vers Alaia. Nos regards se croisèrent.

Je ne lançais pas le poignard.

Il faut que je gagne ! Pour tout le monde ! Si je n’y arrive pas… !

La brise nocturne agitait doucement les cheveux d’Alaia. Quand elle ne grimaçait pas, son visage était si joli.

Je tombais sur un genou, puis lâchai l’arme au sol.

Ellébore : « Ça ne peut pas… Finir… Comme ça… »

Mes mots annonçaient ma défaite comme certaine. Je savais quelles seraient les conséquences de cet échec, et ce qui m’attendait à partir de là. Mais je m’écroulai au sol, sans pouvoir opposer de résistance.

Semion : « Gearan, vite ! Ellébore est en danger ! »

Plutôt que de communiquer par ses flammes, Semion s’adressa directement au robuste guerrier, qui accourut vers moi, avant de s’immobiliser une fois de plus.

Alaia : « …Parfait. »

Semion réalisait alors ce que ma défaite impliquait.

Semion : « Nous sommes tous… bloqués… ! »

La claymore tomba dans l’herbe.

-4-

Seules les flammes pourpres ne faiblissaient pas. Et quelques goules protégeaient vaillamment leur chef, résistant difficilement aux assauts incessants de quelques malfrats.

Deux hommes, déjà bien amochés, s’approchaient de Gearan, haletants. L’un, le visage en sang, s’appelait Eoln, et l’autre, le bras brisé, Fjör.

Eoln : « Même si c’est la dernière chose que je fais, je vengerai les autres ! »

D’un mouvement vif, il transperça le cœur de Gearan avec son sabre.

Fjör : « Voilà pour toi, monstre ! »

Celui-ci planta sa hache dans le dos épais du héros d’Absenoldeb.

Ellébore : « Arr…êtez… ! »

Je n’avais déjà plus de voix. Même lever la tête m’était impossible. Le zombie se faisait entailler, perforer de toute part, avec une violence inouïe. Le héros semblait ressentir la douleur de chacun des coups.

Je me retrouvais soudain sur l’épaule d’un homme assez musclé, sur lequel était écrit ” Ird “.

Ird : « En voilà une ! Bien joué, Verd ! »

Le félicité en question ne bougeait plus. Il restait face contre terre.

Alaia : « Je m’occuperai d’elle tout à l’heure ! Pour l’instant, fais en sorte qu’elle regarde ce nécromancien au rabais se tuer lui-même ! »

Avec une satisfaction non dissimulée, Alaia m’invita à voir Semion, qui soulevait le sabre entre ses mains. La lame se dressait lentement au-dessus de sa tête. Le fugace sourire de la psychique retomba aussitôt, en constatant la lenteur de son mouvement.

Alaia : « Quelle résistance, lui aussi ! »

Semion fermait les yeux, agaçant davantage son adversaire. Il parvenait à se concentrer malgré le danger imminent. Ses flammes s’embrasèrent plus fort que jamais.

Alaia : « …Comment… ? »

L’intense surprise fit ressortir la voix aiguë de notre ennemie. Quelque chose d’autre lui résistait. Quelque chose qui n’aurait pas dû pouvoir lutter contre son pouvoir.

Eoln : « Et ça, c’est pour Rugg ! »

D’un furieux coup d’estoc, la lame d’Eoln se planta au travers de la paume de Gearan. Alors que le bandit se satisfaisait de ce coup, il vit soudain la poigne de Gearan se refermer sur le fer.

Eoln : « H-hein ?! »

Après de multiples coups, Gearan Grèim avait finalement répondu. Il ne laissait plus son ennemi reprendre son sabre.

D’un mouvement brusque et soudain, le héros lui décocha un coup de l’autre poing, qui projeta le bandit.

Eoln : « Aaaagh !! »

Dans un cri, il se retrouva au sol, parmi ses complices. Les quelques bandits en état de se battre réalisèrent que la victoire n’était pas encore acquise. Le guerrier zombifié venait de surpasser les pouvoirs psychiques d’Alaia.

Aussi surprise que mon ennemie, j’ignorais comment Gearan pouvait se mouvoir. Même quand les flammes de Semion s’étaient éteintes, il n’avait jamais cessé de bouger. C’était presque comme si…

Fjör : « Va en enfer, sale monstre ! »

Le pied du mort-vivant s’enfonça dans le visage de Fjör, qui fut désarmé et s’écroula, sonné par le coup.

Gearan arracha la lame plantée dans sa main, et la laissa tomber sur le jeune homme.

Derrière lui, Eoln se relevait, soulevant la claymore du héros, furieux.

Eoln : « Tu aurais dû rester dans ta tombe ! »

Il abattit la lame imposante de toutes ses forces.

Les deux mains de Gearan se rejoignirent en un claquement, interceptant sa propre arme. Alaia n’en revenait pas. Elle venait de se laisser déconcentrer par la force prodigieuse du revenant.

Eoln fixait avec terreur le visage du guerrier. Il reconnut avec horreur sur sa chair terne et son regard froid, ce qu’il identifia comme de la souffrance.

Gearan : « Pas… Encore… ! »

Cette voix d’outre-tombe intimida tous les bandits encore en combat.

Ird : « Il… Il a parlé !! »

Eoln lâcha l’arme, terrorisé.

Les lèvres sèches de Gearan tremblaient.

Après notre visite à Absenoldeb, il y a quelques mois, le soir suivant notre départ, Semion s’était décidé à donner au héros local une sépulture qu’il avait plus que mérité.

Par pudeur ou par honte, il n’avait su demander leur aide aux villageois. Peut-être souhaitait-il encore sauver l’image de la légende Grèim en faisant ainsi. Semion ranima le corps une dernière fois, pour qu’il marche de lui-même jusque dans son cercueil. Les flammes pourpres n’étaient pas plus larges que des bracelets, et n’éclairaient rien.

Le nécromancien assistait à cette scène tragique et solennelle, seul. Sous les étoiles de ce ciel de fin d’été, Gearan avançait lentement jusqu’au large trou en amont du cimetière. Il allait tout droit vers sa dernière fin.

Semion : « J’espère que vous saurez me pardonner, Gearan Grèim, vous qui vous êtes toujours levé pour les autres, je vous ai forcé à prendre les armes par égoïsme. Puissiez-vous enfin connaître le repos du guerrier. »

L’homme n’était ni fossoyeur, ni prêtre, mais avait souhaité faire l’éloge funèbre du héros.

Semion : « Je me démènerai chaque jour comme vous l’auriez fait, je vous en donne ma parole. Absenoldeb redeviendra le charmant village que vous avez protégé jusqu’au bout. »

Par ferveur pour le héros, mais aussi par culpabilité, Semion prit un engagement ému, face au regard vide et froid du macchabée.

Un cri résonna au loin. Au milieu des sons de la faune nocturne, il était difficile de savoir si c’était un appel à l’aide, ou un accès de folie. Il était si distant que Semion ne l’entendit pas. Mais Gearan, lui, s’arrêta face à sa propre tombe.

De son visage décomposé, le héros fixait le trou bien trop sombre, et l’accueillant cercueil.

Semion : « Eh bien ? Vous ne bougez plus ? »

Seule une chouette hulotte lui répondit, après quelques secondes. Personne n’aurait pu lui expliquer pourquoi ce corps sans vie lui résistait.

Semion : « Voilà qui est intriguant. »

Le nécromancien réfléchissait longuement. Il aurait déjà dû mettre un pied dans la tombe.

Gearan : « …Pas… Encore… »

Semion se recula, stupéfait. Entendre la voix d’un mort, surtout à une telle heure, aurait fait fuir le premier venu. Celle-ci était grave et dissonante, comme si ses cordes vocales putréfiées ne pouvaient plus que produire un râle macabre.

Mais ce timbre lui était familier : c’était la voix du héros.

Gearan : « Je dois… Je dois les aider… Je veux… Les aider… »

Semion ne sut pas comment réagir. Personne n’avait jamais mentionné un phénomène de ce genre dans les livres de Kotrina.

Pouvait-il aussi entendre dans l’état où il était ? Pouvait-il penser ? Semion n’avait a priori ranimé que sa chair. Il ne s’agissait pas de l’enchantement qui avait ramené Meila.

Semion : « …Mais ce sort vous fait terriblement souffrir, non ? »

Par politesse, Semion se tenta à lui répondre.

Et après un court silence…

Gearan : « J’ai mal… J’ai mal… Mais je ne veux… pas… m’arrêter… Je veux… Continuer. »

Les yeux clairs de Gearan se tournèrent vers le pauvre veuf qui avait enterré sa fille la veille. Son corps putride se tourna tout entier vers lui, animé par sa seule volonté. Une volonté qui était restée incrustée dans sa chair pendant toutes ses années.

Sous le ciel nocturne, les deux hommes se faisaient face.

Gearan : « Laisse-moi… me battre… Pour… Absenoldeb… »

Il n’y avait pas la moindre humanité dans ce regard presque opaque, et pourtant, une force puissante brûlait encore en lui.

Semion restait pantois. Il subissait plus que jamais le poids de ses crimes.

Semion : « Ne m’en voulez-vous pas ? Même après ce que je vous ai fait… ? »

Gearan s’avança vers le veuf, son imposante musculature couvrait les étoiles.

Gearan : « Peu importe… Tu te bats… pour les autres, maintenant… Alors… Je me battrai… Avec toi… »

Les lèvres du survivant tremblaient. Il savait tout ce qu’impliquait cette proposition.

Semion : « …Je ne peux pas. »

Semion baissa la tête, confus. Il hésitait à faire définitivement taire ses flammes, plutôt que de continuer cette discussion surréaliste.

Le vent frais caressait les cheveux terreux de Gearan, dont le visage ne savait plus qu’être impassible.

Gearan : « J’ai juré… De protéger… Tout le monde… Tout le village, ce sont… Mes amis. »

Le culpabilité faisait vaciller les bras du nécromancien.

Gearan : « Kotrina… Meila… Et toi… Vous étiez… Ceux que je devais… Protéger… »

Sur les trois mille absenoldains, aujourd’hui moins de deux mille, il n’y en n’avait pas un seul qui ignorait le nom de Gearan Grèim. Et lui non plus n’ignorait pas leurs noms.

Le héros avait voyagé à travers tout le royaume, mais avait passé le plus de temps possible dans son village natal. Il n’était pas seulement une légende, mais aussi un précieux voisin pour tous les locaux.

Combien de fois avait-il porté Meila sur ses épaules pour l’amuser ? Combien de fois avait-il aidé Kotrina à ramener ses courses au manoir Gedulas ? Ces deux-là étaient amis depuis leur plus tendre enfance.

Mais Semion, lui, n’était pas d’ici. Il n’était même pas de la région, et passait le plus clair de son temps à Oloriel pour son travail.

Semion n’avait jamais essayé de s’intégrer, et privilégiait le confort de son foyer quand il le pouvait. Et pourtant, il avait été accepté par le village. Même pour cet homme discret venu de loin qui arpentait rarement les rues, Gearan Grèim avait toujours été prêt à se battre, quitte à en mourir.

Et même après sa mort, il ne demandait toujours qu’à poursuivre la lutte qui avait animé toute sa vie.

Gearan : « Je veux… être là… Pour ceux qui restent… »

Les sentiments du héros venaient de briser la dernière frontière. Et Semion venaient de les ressentir à son tour. Cette nuit d’été, un pacte entre le nécromancien et le guerrier avait été formé. Ils avaient tous deux le même objectif. Un objectif pour lequel l’un était prêt à mourir, et l’autre à vivre de nouveau.

La claymore s’abattit sur Eoln, qui hurla, projeté au sol.

Gearan : « Tuer… Ce n’est pas… Pour les héros… »

Eoln qui pensait sa dernière heure venue, remarqua que malgré la brutalité du coup, l’hémorragie était assez faible pour qu’il espère s’en sortir.

Il réalisa alors que la plupart de ses alliés étaient en vie.

Gearan avait dû achever d’innombrables ennemis de son vivant, sans jamais s’y être habitué. Il essayait toujours d’épargner ses adversaires, aussi longtemps que les innocents n’étaient pas directement menacés.

Nul ne pouvait deviner ce qu’il voyait, ni ne sentait, mais il entendait les trompettes annonciatrices du trépas, et savait quelle force ferait périr ses ennemis.

Eoln restait pétrifié. Qui était le monstre ? Son adversaire, ou lui-même ?

Le corps de Gearan ne cessait de se recomposer. Chacune de ses fibres musculaires se raccordaient dans une douleur insupportable. Mais aucune émotion ne pouvait être lue sur son visage.

Semion : « Gearan, n’oublie pas. Nous portons ce fardeau tous les deux ! »

Une lueur macabre s’élevait plus haut encore que Semion. Les flammes pourpres de sa nécromancie illuminaient ce champ de bataille chaotique, plus encore que le crépuscule mourant.

Alaia : « Cette chose a sa propre volonté… Mais le pouvoir du nécromancien lui permet de contrôler lui aussi ce corps. À eux deux… »

La demoiselle serra les dents. Leurs forces combinées ne lui permettaient pas d’entraver les mouvements du héros.

-5-

Avant qu’elle ne puisse reprendre ses esprits, une main empoigna fermement son poignet.

Alaia : « H-heiiiin ?! »

Née du bois de ce tronc, une goule dont l’apparence rappelait l’écorce sombre s’était entièrement matérialisée à côté d’Alaia. Seule une de ses jambes faisait encore partie de l’arbre.

Semion : « J’ai bien fait d’apprendre à en invoquer différents types… ! Je te présente les goules sylvestres. »

Le veuf se révélait être un allié exceptionnel. Il compensait son manque d’expérience avec sa force morale et son sang-froid à toute épreuve. …Contrairement à moi qui n’avais su rien accomplir.

S-semion… !

J’aurais aimé lui tendre la main, juste pouvoir l’appeler. Mais mon corps ne répondait déjà plus du tout. Je ne pouvais qu’assister aux conséquences de ma défaite.

Ird : « N’-n’approche pas ! Ou je la tue ! »

Face à Gearan, l’épée d’Ird tremblait. Il avait une peur panique de ce mort-vivant et de sa fureur. Il n’osa même pas bouger quand le guerrier se rua sur lui.

D’un coup du plat de la claymore, il faucha les jambes du hors-la-loi, et nous tombâmes tous deux au sol. Je ne pus même pas ressentir la douleur de cette chute, et si je m’étais blessée, je n’avais aucun moyen de le savoir.

Avant qu’Ird ne mette ses menaces à exécution, Gearan lui agrippa la cheville, le souleva dans les airs, l’agitant comme un étendard au-dessus de son épaule, avant de lui faire heurter la terre de plein fouet.

Le zombie avait retenu sa force au dernier moment. Il avait perçu que ce choc aurait pu lui être fatal.

Mais le bandit tremblait de tout son corps, il ne se relèverait plus.

Alaia : « L-Lâche-moi, bordel ! »

Alaia ne parvenait pas à se débarrasser de la goule sylvestre. Après lui avoir flanqué quelques coups de pieds, elle desserra sa poigne avec ses pouvoirs psychiques, mais une seconde goule tomba de la branche au-dessus, et se cramponna à elle.

Alaia : « Aaaah !! »

Ce duo allait bien au-delà de mes espoirs. Les flammes pourpres se reflétaient paisiblement dans le regard de Semion. Cet étrange détachement faisait de lui un redoutable adversaire.

Quant à Gearan, il surclassait n’importe lequel de ces bandits, les décourageant de s’en prendre à lui.

Des griffes de bois sortirent de la goule accrochée aux épaules de l’esper.

Alaia : « Ça y est… »

Je sentis une forte énergie au-dessus de moi.

Alaia : « J’en ai ma claque !! »

Une explosion d’énergie psychique balaya tout autour de la jeune femme. Les monstres agglutinés sur elle s’envolèrent dans un tourbillon de feuilles et de brindilles qui fit grincer le grand arbre.

Alors que le héros d’Absenoldeb se courbait pour me récupérer, son corps se figea.

Semion : « Zut. »

Une pierre s’éleva dans les airs, et fut violemment projetée contre le crâne de Semion, qui s’écroula aussitôt.

Les yeux de l’esper luisaient plus intensément que la lune. Elle s’élevait dans les airs. Ses vêtements et ses cheveux s’agitaient dans la tempête qu’elle venait de provoquer. L’énergie qui émanait d’elle attirait l’attention de chacun.

Un bandit me souleva discrètement sous le regard impuissant de Gearan, puis s’écarta d’un combat auquel il n’avait pratiquement pas participé. Le haut de sa tête était un peu aplati, et ses cheveux noirs reculaient d’années en années, laissant place à une peau à peine ridée.

Alaia : « Shen, on peut savoir où tu vas ?! »

La voix amplifiée de l’esper venait de le figer sur place. Rien n’échappait plus à son regard.

Shen : « M-madame, enfin ! Je vais juste la ramener à notre camp pour que vous puissiez tuer le nécromancien sans avoir à vous soucier d’elle ! »

Cette voix effarouchée sifflait dans mon oreille, tout comme son odeur aigre brûlait mes sinus. S’il avait pu faire partie des six bandits restants debout, c’était uniquement grâce à sa lâcheté.

Alaia : « Madame ?! Tu crois parler à une grand-mère ?! Laisse la mioche ici, j’en ai plus pour longtemps ! »

Shen : « M-mais, m-mademoiselle… »

Il avait la carrure pour me soulever sans trop d’effort, mais rien n’était plus fragile que son mental. Après avoir bredouillé cette réponse, il n’osa plus tenter de persuader Alaia, et préféra s’éloigner à pas lents, faisant fi des ordres.

Semion mit un coude et une main au sol. Les flammes se ranimèrent avant même qu’il ne se relève.

Son sang coulait le long de sa nuque, mais ses jambes avaient encore la force de le hisser debout.

Semion : « Tiens bon, Ellébore ! »

Gearan forçait comme une brute pour se défaire de l’étreinte psychique.

Même avec la magie de Semion, il ne parvenait pas à s’astreindre des pouvoirs de la psychokinésiste.

Un homme hurla. Il venait de se faire poignarder par l’une des goules sylvestres tombée au sol.

Alaia osa jeter un coup d’œil vers ce cri. Les goules échappaient à sa perception accrue. Cette simple inattention permit à Gearan de mettre au tapis le bandit derrière lui.

Même si elle reprit aussitôt le contrôle, les trois sbires encore en état de se battre n’osaient plus s’approcher.

Le rocher de tout à l’heure se souleva une nouvelle fois, et heurta Gearan dans le dos, ce qui brisa sa colonne vertébrale.

Fjör : « Maintenant ! »

Le solide gaillard était toujours prêt à se battre malgré son bras ballant. Il abattit sa hache encore et encore sur le cou du zombie. Il ne parvenait pas à le décapiter et dut s’y reprendre maintes fois avant d’entamer la musculature étrangement robuste de Gearan.

Semion ne se concentrait plus que sur son zombie, et les projectiles que lui envoyait Alaia.

Il s’étonna qu’elle ne l’immobilisait plus, et déduit qu’elle préférait concentrer ses efforts sur le revenant, comme si elle mettait sa force à l’épreuve.

Dirch, dans un dernier effort, parvint à venir à bout de la toute dernière goule. Elle fondit au sol, laissant de la chair ectoplasmique recouvrir la végétation.

Dirch : « Je vous laisse la suite, les gars… »

Sur ces mots, il s’effondra, anémié de toutes ses blessures. Les deux derniers se lancèrent un regard. Déterminer si les sacrifices de leurs frères d’armes avaient été vains ne dépendaient plus qu’eux. Ils suffisaient qu’ils achèvent le mage déjà mal en point pour broyer leurs dernières chances de victoire.

Semion : « Non… Pas ça… »

Plutôt que de s’apitoyer sur sa situation désespérée, le veuf s’alarma de ne plus me voir.

Un homme au large sourire s’approcha de lui. C’était le hors-la-loi le plus robuste de l’équipe. Il avait brillé du début à la fin de cet affrontement, notamment contre l’armée de goules.

???: « Alaia, je peux le tuer ?! »

On peinait à dire s’il était furieux ou enchanté à l’idée de pouvoir donner le coup de grâce à ce nécromancien de malheur. Il avait néanmoins la décence de se référer à sa cheffe avant d’agir.

Alaia : « Fais en sorte que l’autre peste l’entende hurler ! »

Avec un sadisme partagé, Alaia tourna son regard luisant vers Semion, qui se retrouva de nouveau sous son étreinte jusqu’à en trembler.

-6-

Les flammes pourpres ondulaient de plus en plus vite. Elles se gorgeaient du mana de Semion.

Pourtant, l’homme montrait un visage calme tandis qu’il lisait l’inscription sur la tenue ensanglantée de son adversaire.

Semion : « Barnug… C’est ça ? Je ne te laisserai… Pas faire ! »

Gearan encaissait les coups de hache sans pouvoir répondre. Il fixait celui qui l’avait ramené dans ce monde.

Cela ne faisait pas de doute pour lui : s’il se servait des cadavres de ses adversaires, Semion pouvait encore s’en sortir. C’était probablement sa seule chance, d’ailleurs.

Gearan : « Semion… …La promesse ? »

La promesse de ne plus faire souffrir aucun mort, à l’exception du héros d’Absenoldeb. Malgré ce rappel, Gearan aurait compris qu’il cède pour être sûr de me sauver, de se sauver lui-même, et ainsi de sauver le plus de monde possible. Mais que pouvait-on penser d’un homme qui brisait son engagement dès la première occasion ?

De plus, rien ne disait que le nécromancien avait assez de force. Sa magie se consumait depuis le début de cet affrontement.

Pourtant, les flammes pourpres devinrent soudain éblouissantes. Elles éclairaient la forêt de leurs teintes macabres.

Alaia : « … ! »

Barnug gardait ses distances, de peur de se faire brûler par ce feu d’outre-tombe. Seuls Lucéard et moi connaissions la fureur qui animait Semion à ce moment-là.

Semion : « Pour moi, tu as bafoué tant de principes, Gearan. Et pour Ellébore, je serais prêt à ramener tous les morts… Mais ce ne sera pas la peine. »

Sur un discret rictus, un son angoissant se fit entendre tout autour de ses adversaires. Fjör et Barnug tournaient la tête à gauche, puis à droite, sans comprendre ce qui se passait.

Barnug : « C’est quoi ça, encore ?! »

Il vit le bras d’une goule se traîner lentement au sol. Le corps inanimé d’un de ses frères d’armes glissait aussi sur l’herbe. Tous ces membres perdus, ces restes que la vie avait quitté, ces amas de chair magique, tout se rassemblait en un même point.

Une silhouette s’éleva dans la lumière violette.

Barnug : « Oh bordel ! »

Sa voix tremblait. Les corps des goules, funestes comme sylvestres, ainsi que ceux des vaincus, et quelques charognes d’animaux aux alentours avaient formé un monstre dont la forme chaotique aurait pu suffire à rendre fou le pauvre homme qui décrivait de grands « non » de la tête.

Un visage cauchemardesque se tenait entre lui et la lune. Cette chose était plus massive encore que Gearan, c’était l’ultime atout de Semion.

Semion : « …La goule chimère. »

Alaia se concentrait toujours sur Gearan. Elle devait laisser le temps à Fjör de lui arracher la tête. L’affrontement se jouait sur ça. Tuer Semion serait alors aisé, et sa goule se disloquerait d’elle-même juste après.

Barnug : « A-au secours !! »

Alaia : « Si t’es pas capable de le vaincre tout seul, tant pis pour toi ! »

Prévint l’esper qui ne faisait que peu de cas de ses sbires. Cela dit, elle les gardait à l’œil.

Mais Barnug ne comprit pas le conseil sous-entendu d’Alaia. Celui qu’il lui fallait vaincre était Semion. Néanmoins, le bandit n’osait pas faire dos à l’aberration.

Barnug : « Putain de journée ! »

Avant même qu’il ne brandisse sa masse, une dizaine de bras l’agrippa.

Semion : « La goule chimère n’utilise pas le système nerveux des corps, et ne réanime personne. Ce qui la compose ne sont que comme les briques d’un golem. Je peux même y incorporer des humains inconscients. »

Voyant son dernier allié, prêt à se faire absorber par la créature, le bourreau de Gearan continuait de frapper le cou presque entièrement arraché. Un dilemme s’offrait à lui, et il se hâtait encore davantage.

L’aberration souleva le malfrat dans les airs sans effort. De ses bras libres faits d’ectoplasmes sortirent des griffes spectrales.

Barnug : « Aaah !! Non ! Pas ça !! »

Il lâcha rapidement son arme, et suffoquait de panique.

Fjör : « Mais merde ! »

Délogeant sa hache une fois de plus, Fjör avait peut-être une chance d’en finir sur ce coup, mais avant de l’abattre, tourna sur ses talons et accourut vers Barnug.

Fjör : « Accroche-toi ! J’arrive ! »

Alaia : « Tch ! »

Alaia souleva le rocher qu’elle avait tant exploité et l’expédia sur la goule chimère qui explosa à son contact.

Barnug tomba au sol au milieu des débris de chair et de roche.

Il se releva péniblement au milieu de ses camarades évanouis, et se tourna vers Fjör.

Barnug : « Merci quand même, mec. »

Dit-il à son camarade, juste avant que son corps ne se raidisse.

Barnug : « Eugh ! »

À la stupéfaction de Fjör, il s’écroula, un poignard dans le dos.

Semion : « …Plus qu’un. »

Le nouveau héros d’Absenoldeb haletait. Il avait porté le coup de grâce à Barnug de ses propres mains, profitant de l’inattention d’Alaia.

Alaia : « Quel enfoiré ! »

Fjör : « Tu l’as… ? »

Voyant le désarroi et l’incompréhension de son adversaire, Semion se sentit compatissant.

Semion : « Il est vivant, pour sûr, seulement paralysé. Mais je serais toi, je ne traînerais pas avant de lui administrer les premiers soins. »

Fjör n’était pas le plus vif d’esprit de l’équipe, mais il réalisa à ces mots que Semion aurait eu bien plus de facilité à utiliser une arme plus proche pour mettre Barnug hors d’état de nuire. Il avait perdu du temps, et prit le risque d’être interrompu trop tôt, tout ça pour trouver une arme paralysante à utiliser.

Fjör : « Je vais… »

Furieux malgré tout, l’homme au bras gauche qui pendait mollement le long de son corps jeta sa hache au sol avant d’empoigner sa propre dague paralysante.

Fjör : « Je vais quand même te neutraliser !! »

Il était déjà tout proche de Semion, mais celui-ci était serein, et lui montra même un sourire inquiétant.

Semion : « Derrière toi. »

Ces simples mots déclenchèrent un frisson qui fit presque perdre son équilibre à Fjör. Il tourna la tête sèchement, pour apercevoir la silhouette putride qui le dominait.

Les yeux de Gearan luisaient comme la pleine lune. Sa tête presque entièrement arrachée reposait à plat sur son épaule. Cette vision aurait pu suffire à le faire tourner de l’œil, mais le jeune homme avait le cœur bien accroché, et se contenta d’être pétrifié de terreur.

Gearan soulevait sa claymore jusqu’au ciel étoilé.

Alaia : « Qu’est-ce que t’attends ?! paralyse-le ! »

L’esper savait que ses adversaires avaient déjà joué leur dernière carte. Si son sbire était assez réactif, sa victoire serait parfaite.

Car elle ne souhaitait qu’une victoire à l’arrachée depuis le début. Si elle n’avait pas encore réussi à vaincre Semion, elle trouvait beaucoup de satisfaction à voir tous ses hommes au sol, elle qui les détestait avec passion.

Semion : « Juste un dernier… Effort… ! »

La claymore se figea, tout comme le corps du zombie. Semion ne pouvait plus non plus bouger, et ses flammes se mourraient autour de ses poignets. Il avait tout donné sur la goule chimère.

Fjör leva le coude, prêt à planter l’arme dans l’épaule de Semion.

Fjör : « Vous nous en aurez fait baver ! »

Sa lame s’était arrêtée.

Le seul bras fonctionnel du bandit était déjà bien affaibli par tous les coups qu’il avait donné, mais pourquoi ne pouvait-il pas lui non plus aller au bout de son mouvement ?

Il tourna la tête sur sa droite pour comprendre la raison. La douleur se fit enfin ressentir.

Le pommeau de la dague et une partie de sa main était dans la mâchoire de Gearan.

Le héros d’Absenoldeb n’avait pas pu bouger ses bras, toujours levés vers le ciel, mais avait réussi à surpasser Alaia l’espace d’un instant, pour arrêter l’arme du bandit.

Fjör blémit. Un zombie pratiquement décapité était en train de le mordre au sang. La fureur du revenant stupéfia Alaia qui lutta pour ne pas se laisser déconcentrer.

Alaia : « Qu’un cadavre ambulant ait un mental plus fort que la plupart des vivants, j’y crois pas… »

Voir une telle ferveur calma la jeune femme. Mais son désir de gagner en montrant sa supériorité au duo du nécromancien et de sa chose n’était que plus fort. Ce caprice pouvait bien lui coûter la victoire s’il le fallait. Elle ne finirait pas ce combat autrement qu’à la force pure de son esprit.

Ainsi, les trois derniers protagonistes étaient alignés pour la conclusion de cette bataille.

Tenté de lâcher l’affaire, Fjör voyait pourtant que sa lame ne s’était pas arrêtée bien loin du cou de Semion. En forçant encore un peu, il pourrait l’atteindre.

Son bras tremblait. Rapidement, tout son corps suivit. Même si Alaia retenait le guerrier mort-vivant, il ne lâchait pas le morceau.

Fjör : « Allez… Allez… ! »

Tous ses muscles le faisaient souffrir. Sa force ne faisait que diminuer, tout comme les flammes de Semion.

Semion : « …Je sens mon corps s’engourdir… C’est donc ça la limite magique… Intriguant… »

Le nécromancien grimaçait. Tous ces efforts pour être si près d’échouer. La lame le menaçait, et il ne pouvait pas se reculer.

Gearan ne parvenait pas à serrer davantage sa mâchoire. Pire encore, Alaia tentait de lui faire ouvrir la gueule en grand. Tout en luttant, il tirait sur son cou pour empêcher le bandit de gagner du terrain.

Ce n’était qu’une question de centimètres. Tout allait se jouer sur la force brute de chacun. Physique, mental, et psychologique. La volonté de vaincre d’un de ces duos était appelée à l’emporter.

La lame descendait encore lentement jusqu’au cou de Semion. Celui-ci gardait les yeux grands ouverts, défiant le regard de son adversaire.

Semion : « Gearan… ! On s’accroche… ! »

Les flammes s’évanouissaient.

Fjör : « J’y suis…presque ! »

Ses muscles le brûlaient.

Le visage de Semion s’approchait contre sa volonté de la lame, malgré sa résistance. Tout son corps tremblait.

Une goutte du poison coula du bout de la lame, jusque sur sa clavicule.

Alaia : « … ! »

La psychique serrait les dents. Elle ne parvenait pas à exalter sa colère. Rien ici ne l’énervait. Au contraire, quelque chose d’aussi pur que cette lutte aurait pu l’apaiser.

Le bout de la dague tremblait. Il allait le faire. Fjör allait réussir.

Gearan : « … ! »

Les dents de Gearan craquaient. La régénération était interrompue, et ses quenottes pourries s’apprêtaient à céder.

Les quatre combattants étaient absorbés par cette dernière action. Ils envoyaient chacun leur maximum, qui n’avait plus rien d’exceptionnel.

Du point de vue de Fjör, la lame était contre la peau de sa victime. Il ne fallait plus que la percer.

Sa respiration haletante devint erratique. Chacun contracta tous ses muscles dans cet ultime instant.

Clac !

Ce son étranger à ce dénouement rompit la concentration de tous. Fjör ressentit sur son visage la violence de cet inattendu coup de cravache.

Fjör : « Aaaaaah !! »

Les coups se multiplièrent jusqu’à ce qu’il ne lâche son arme.

Cynom : « Prends ça, voyou !! »

Le chauffeur s’était décidé à passer à l’action, et s’acharna sur le grand blessé qui finit par se recroqueviller sur lui-même pour protéger son visage.

Semion : « Vous ?! »

Ses alliés étaient tout aussi surpris de le voir.

Alaia : « Je rêve ?! Mais t’es qui toi, encore ?! »

Elle était obnubilée par ce combat au point de s’être désintéressée de tout ce qui pouvait être extérieur à cet affrontement, et enragea d’avoir été aussi imprudente.

Mais plutôt que de laisser exploser ses pouvoirs de nouveau, elle ferma les yeux pour s’imprégner de son environnement. Il n’y avait aucun autre gêneur aux alentours.

Alaia : « Je ne ressens plus sa présence… »

Ce murmure fut suivi d’un accès de rage.

Alaia : « Cet enfoiré de Shen s’est barré avec la mioche ! »

Semion profita de la confusion pour reprendre ses distances, même s’il jugeait que son adversaire avait suffisamment donné de sa personne.

Fjör enleva sa main de son crâne après avoir réalisé que les coups s’étaient arrêtés. Il finit par rouvrir les yeux et inspecta les alentours.

Fjör : « Il s’est sérieusement taillé ? »

Cynom lançait un regard perplexe à Semion. Nos deux adversaires ne montraient plus d’hostilité envers eux.

Alaia : « Tu es témoin, Fjör, j’ai bien été claire avec lui ! Et ce gros porc s’est enfui pendant que j’étais concentrée sur autre chose ! Je vais le massacrer !! »

Fjör soupirait. Il ne montrait aucune compassion pour son camarade.

Fjör : « Il perd toujours les pédales quand il voit une fille, celui-là… »

Alaia se mordait les lèvres, sa colère était plus authentique que jamais.

Alaia : « Oh, j’vais m’le faire. J’vais me le faire !! »

La jeune femme bondit de sa branche et s’envola vers l’est.

Semion : « … »

Alors que Semion constatait que son corps peinait toujours à se mouvoir, cette fois-ci par anémie magique, il entendit le râle de Gearan. Fjör s’était relevé, dague en main.

Fjör : « Attendez, vous allez pas me laisser en plan ! »

Sans s’arrêter dans sa lévitation, la jeune femme fit virevolter ses cheveux en se tournant vers lui.

Alaia : « Si je n’arrive pas à temps, même le torturer pour le restant de ses jours ne me calmera pas ! »

Puis, galvanisée par ses propres sentiments, elle repartit comme une flèche, et disparut dans l’obscurité.

Semion : « Nous n’avons pas un instant à perdre nous non plus ! Allons porter secours à Ellébore ! »

Gearan hocha la tête. Cette dernière se décrocha après ce mouvement de trop, et s’écrasa au sol.

Semion : « Ah bon sang, Gearan ! »

Les flammes pourpres lui revinrent, quitte à ce qu’il n’épuise ses dernières réserves. Gearan tenait sa tête entre ses mains, et la posa entre ses épaules, attendant que la magie opère.

Fjör : « Vous pensez que je vais vous laisser filer ?! »

Le dernier bandit était toujours debout. Et malgré tout le sang qu’il avait perdu, il était suffisamment fort pour vaincre Cynom et Semion, avant que la tête de sa plus grande menace ne soit raccordée.

Il aurait pu d’ailleurs les prendre par surprise, mais s’était contenté de cette menace.

Semion : « Tu es le seul en état de soigner tes alliés. Si nous continuons ce combat, certains d’entre eux mourront de leurs blessures. »

Fjör : « … ! »

Fjör ne considérait pas avoir ce qu’on aurait pu appeler une dignité de combattant, mais son ego s’embrasa à l’idée d’être ignoré alors qu’il pointait sa lame vers son adversaire.

Néanmoins, il savait que Semion avait raison, et entendre ses voisins de chambre agoniser finit par le pousser à rengainer son arme. Il baissa la tête et soupira.

Semion : « Allons-y Gearan. Monsieur le chauffeur, ne restez pas dans le coin, mais préparez-vous à secourir les autres dès leur sortie du repaire. »

Cynom effectua un salut militaire avant de s’empresser de rejoindre ses chevaux.

Le cou de Gearan était encore fragile, mais il pouvait le renforcer lentement en chemin.

Semion se tourna vers les ténèbres pesantes de la forêt.

Fjör : « La base se trouve autour de ce qu’on appelle la cabane. Elle est à moins d’un kilomètre dans cette direction, mais Shen est fourbe. Je suis quasi sûr qu’il a dû s’arrêter avant. Et faites attention, la plupart d’entre nous sont encore à notre repère. »

Semion se retourna, stupéfié. Son dernier adversaire répondit à son regard. Il y lut du respect, un respect qu’il lui rendit aussitôt.

Le nécromancien n’imaginait pas cette bataille se finir de manière si courtoise. Il s’agissait de bandits, après tout.

Il s’était montré vertueux le premier, et les hommes qui étaient prêts à se relever, sans se concerter, s’accordèrent pour le laisser s’éloigner.

Semion : « Merci. »

Sur ce maigre sourire, il repartit. Ses flammes brûlaient un peu plus fort, éclairant le chemin à travers les arbres.

Gearan : « Semion… »

Cette voix d’outre-tombe fit sursauter le nécromancien.

Semion : « Qu’y a-t-il ? »

Gearan : « C’est la première fois… Que je vois… Un héros nécromancien. »

Sans s’arrêter, Semion fixait son zombie avec perplexité.

Semion : « Je rêve ou tu viens de t’essayer à l’humour ? »

Gearan : « Je t’ai vu… Pendant tout ce combat… Tu as l’étoffe d’un héros… Je suis… Mortellement sérieux… »

Semion : « Très drôle, celle-là. »

Sans un rire, Semion se plongea dans ses pensées. Il n’avait jamais voulu se faire remarquer et ne s’intéressait pas à la gloire. Mais si Meila savait que Gearan Grèim avait reconnu son père comme un héros, elle aurait été la plus fière des filles.

La commissure de ses lèvres se retroussèrent, en une discrète satisfaction.

Semion : « Quand même… Un mort-vivant qui fait des blagues. Intriguant. »

-7-

Je ne voyais rien. Je n’entendais que le bois et les feuilles craquer sous des pas hâtifs, et ne percevait que l’odeur désagréable de ce dos qui me portait. Je ne sentais rien, si ce n’est le poids de mon échec.

Cela faisait déjà quelques minutes que je ne pouvais qu’écouter cette même voix agaçante, et sa fâcheuse manie de se montrer familière.

Mon corps était toujours immobile, et se balançait mollement sur son épaule, comme un simple polochon. Ce monologue se poursuivait.

Shen : « Ah, je commence à fatiguer, mais je crois qu’on arrive, ma petite Ellébore. »

J’étais terrorisée. Ne pas pouvoir faire le moindre mouvement était la chose la plus angoissante que j’ai jamais vécu. J’étais entièrement à la merci de cet homme.

Il dévia de sa trajectoire en apercevant les lumières lointaines d’un campement, et finit par s’arrêter dans un sous-bois silencieux.

Shen : « Quand même… Quel gâchis. »

Il me posa délicatement contre le tronc d’un arbre, puis s’éloigna pour mieux me toiser.

Shen : « Perdre une femme comme toi, ça serait vraiment trop bête. Tu n’es pas d’accord ? Je suis le seul à me rendre compte de ta valeur ou quoi ?! Haha ! »

Son sourire était celui de l’embarras, et son rire nerveux.

Shen : « Oui, je suis le seul ici qui pourrait prendre bien soin de toi ! Le seul qui te traiterait comme tu le mérites ! »

Il remuait ses doigts, agité. Mon esprit s’était embrumé. Je ne parvenais plus qu’à penser à ma propre impuissance.

…J’ai encore échoué…

Je ne pouvais pas bouger, et était forcée de répondre à son regard. Même ainsi, tout le monde aurait pu deviner quel effet me faisait cet homme.

Shen : « N’aie pas peur, enfin ! Je suis de ton côté ! Haha ! Ne fais pas cette tête, je ne la laisserai pas te faire de mal ! On va s’enfuir tous les deux, voilà ce qu’on va faire ! »

Il avait eu cette brillante idée dès le début, mais feint d’y avoir pensé à l’instant.

Ellébore : « N-non… ! »

J’étais enfin parvenue à articuler un mot. J’ignorais combien de temps ce poison agissait, mais j’avais l’espoir que la faible quantité que j’avais inoculée me permettrait de fuir au plus tôt. En attendant, je devais survivre, captive de mon propre corps.

Shen : « Oh non, non… Ne force pas, garde ton calme. Je comprends que tu sois inquiète, mais tu seras très heureuse avec moi ! Je te le promets ! Et puis, ce sera bien mieux que de mourir ici, non ? Haha. »

Après une intervention bien trop mielleuse, il riait à sa propre blague, dont le mauvais goût aurait pu me faire frissonner.

Shen : « J’en ai peut-être pas l’air, mais je suis très délicat, et attentionné. Je sais y faire avec les femmes. Haha. »

Il se gratta la tête, nerveusement, puis s’approcha. Il écarta les bras et me montra son sourire, espérant me mettre en confiance.

Shen : « On trouvera un endroit où dormir. On pourra même vivre une vie normale. Je trouverais un vrai travail, et toi, tu pourras rester à la maison ! »

Je ne pouvais pas sentir son souffle chaud, mais j’avais l’impression que des miasmes se répandaient sur mon corps.

Shen : « Oh, ta peau a l’air si douce, Ellébore. Ah, Ellébore… »

Il prenait un plaisir pervers à prononcer mon prénom, me poussant à me débattre davantage, en vain.

Dans la position où il m’avait mise, je pouvais le voir tout entier. Il s’accroupit à mon niveau, et tendit sa large main jusqu’à mon bras.

Je savais que je n’allais rien sentir. Ni la chaleur de ses doigts, ni leur moiteur. Je ne pouvais que regarder, et deviner.

Cette paluche hirsute tremblait à l’idée d’atteindre ma peau, tout comme mes pupilles à l’idée qu’il la touche.

Shen : « Agh ! »

Il recula précipitamment sa main contre son torse. Après une seconde, il produisit un rire inquiétant.

Shen : « Oh, haha… Haha ! Je me suis pris la statique ! C’est bon signe, ça signifie qu’il y a du magnétisme entre nous ! »

Alors qu’il tenta de nouveau de s’approcher de mon bras, un nouveau choc électrique le parcourut.

Shen : « Oh, Attends. Attends. Haha ! C’est de la magie ? Tu ne me fais toujours pas confiance ? »

Je me murais dans le silence. Lui répondre me demandait trop d’effort. Et je n’avais pas le cœur à ça. Je me sentais si faible et misérable.

Shen : « Allez, ouvre-moi ton cœur ! Je ne te ferais pas de mal, c’est juré ! Et de toute façon, tu ne pourrais pas le sentir, haha ! »

Ma nuque tremblait. Le dégoût avait ravivé des sensations dans mon corps. Je le fixais d’un regard particulièrement méprisant.

Shen : « Ellébore, mon ange. Tout va bien se passer. Je suis sûr qu’un câlin réussira à t’apaiser. »

C’était la seconde fois. La seconde fois que je me retrouvais contre un arbre, impuissante, face à un hors-la-loi obsédé par ses plus sombres désirs. Tout comme la dernière fois, je ne pouvais plus que me reposer sur autrui pour m’en sortir.

J’avais été minable. Je m’étais engagée à gagner. Je m’étais engagée à ne pas les inquiéter. Mais je n’avais finalement que traîner Semion dans un piège mortel. Lui qui ne pouvait rien faire contre l’étreinte psychique d’Alaia ne pouvait pas avoir survécu.

Une partie de moi pensait déjà que je méritais tout ce qui m’arrivait.

Shen : « Alors ? C’est bon, je peux ? »

Inquiet à l’idée d’approcher encore sa main, il se plongea dans mon regard, impatient.

Nous nous étions habitué à l’obscurité, et il pouvait voir la lueur se mourir dans mes yeux.

Il prit cette non-réaction pour un accord tacite, et agrippa ma cheville pour pouvoir écarter ma jambe.

Shen : « G-g-g-gaaaaAaaAAh ! »

Il se prit une nouvelle décharge. Et moi aussi. Je ne l’avais presque pas ressenti, mais j’endommageais mon propre corps en recourant à cette magie.

Comment pouvais-je encore me prétendre mage alors que les éléments que j’employais ne m’épargnaient même pas ?

Shen s’était reculé, prêt à revenir à la charge d’un instant à l’autre.

Shen : « C-ce n’est plus drôle, haha ! Qu’est-ce qui te fait peur ? Tu vois bien que je ne veux que ton bonheur. »

J’appréciais toujours la compagnie d’autrui, mais de ne pas être en mesure de bouger provoquer une si terrible frustration… Non. Il n’y avait pas que ça. La douceur feinte dans sa voix m’était insupportable. De si sombres sentiments naissaient en moi.

Il faisait assez sombre pour que son énième tentative de me toucher produise une fugace lumière.

Shen : « J-je veux juste t’enlacer pour te montrer que tu n’as rien à craindre de moi ! Je fais tout ça pour toi ! Alaia te tuera, elle ! Moi, je te donnerai tout mon amour ! »

Il passa sa main sur ma joue, et le violent choc le fit tomber sur ses fesses.

Shen : « Bon… Haha… »

Il était gêné, comme un adolescent prêt à se déclarer.

Shen : « S’il te plaît, ouvre-toi à moi. Je ne pourrais te sauver que si tu veux bien me faire confiance. On pourra fonder une nouvelle famille tous les deux ! Tu as juste à te laisser faire, d’accord ? »

Cet air doucereux était si près de mon visage qu’il se mêla à son haleine immonde.

Une silhouette indistincte m’apparut en souvenir. Il y a dix ans de cela, je l’avais aperçue pour la première fois. Quand son sourire s’était tourné vers moi, j’en avais été éblouie.

Ellébore : « …utô… …ou…i… »

Mon corps tremblait. Il aurait dû voir la fureur dans mon regard, mais se réjouit au point de se lever d’un bond.

Shen : « Tu viens de dire oui ?! Oh, tu as une si belle voix. J’aimerais l’entendre encore ! Haha ! Tu acceptes, alors ? Tu veux bien qu’on s’enfuie ensemble, loin d’ici ! Vivre tous les deux ! »

Il s’était aperçu que l’émotion était revenue dans mes yeux. Des sentiments avaient brutalement refait surface. Ce qu’il y lut n’était pas de l’engouement, mais du désespoir.

Ellébore : « …J’ai… dit… »

Mon visage se relevait lentement vers lui. Ce désespoir avait prit la forme d’une fureur qui l’intimida.

Ellébore : « Plu-tôt… Mou-rir ! »

Shen était du genre poltron, et mes mots l’avaient réduit au silence. Il s’était reculé de quelques pas avant de réfléchir : Je ne pouvais toujours pas bouger. Ce constat lui donna le courage de retenter une approche.

Shen : « Oh non, ne dis pas ça ! Il n’y a rien de pire que mourir, non ? Dis-moi ce que tu souhaites ! Je te donnerais tout ce que tu veux ! Tout ce que tu aimes ! Je te jure, tu ne regretteras pas de partir avec moi ! »

Le bout de mes doigts tremblaient. La commissure de mes yeux devint humide.

Ellébore : « Plutôt… »

Une brume froide nous entourait tous deux. Mon corps se mit à geler sous ses yeux.

Ellébore : « …Mourir… ! »

Ses lèvres tremblaient. Il réalisait ce qui était en train de se passer. Ma peau se recouvrait de glace. Lentement, mais bien assez vite pour le faire paniquer.

Shen : « Je ne comprends pas ! Pourquoi mourir ?! Je t’offre tout ce que j’ai à t’offrir ! Je ne vous comprends pas les femmes ! Qu’est-ce qu’il vous faut ?! Dis-moi ! »

Sans un mot, je continuais de le fixer. Ce cercueil de givre était l’incarnation de ma résolution. Le bandit était totalement dépassé.

Shen : « Pourquoi ?! Qu’est-ce qu’il y a de pire que la mort ?! »

Cette tentative de réflexion n’était pas prête à aboutir. Ce n’était que la rhétorique d’un homme aveuglé par sa concupiscence.

Shen : « …Arrête ! Arrête ! Arrête ! »

Il finit pourtant par se faire une raison.

Shen : « C’est bon ! C’est bon ! Je ne ferais rien que tu ne veux pas ! Juste, laisse-moi te ramener en sécurité. On pourra parler du reste plus tard, hein ? Promis ! »

Je n’aurais pas pu affirmer que ce que je venais de faire était du bluff, mais sa réponse me soulagea.

Je ne me fiais nullement à lui, mais seulement à sa réaction. Il ne tenterait rien pour un moment après ça.

De la vapeur s’échappait de moi. Je parvenais à subir la brûlure sans sentir la fraîcheur. C’était bon signe.

Shen : « Tu t’arrêtes, hein… ? »

J’agitais mes doigts pour stimuler mes nerfs, tout en redoutant le contrecoup de mes sorts.

Shen : « Oh, mais tes vêtements sont tout mouillés ! Si tu restes comme ça, tu vas attraper froid ! Attends, laisse-moi t’aider ! »

Ellébore : « Bats… Les pattes ! »

Avant qu’il ne m’atteigne, le mouvement brusque du haut de mon corps le poussa à prendre ses distances. Je n’avais pourtant pas eu la force de lever le bras.

J’ai l’impression que je pourrais bientôt bouger, mais comment…

Une idée me vint.

En accélérant ma circulation sanguine, le froid aurait pu me permettre d’évacuer le poison de mon système !

Shen : « Oh, tu as vraiment une sacrée force pour réussir à bouger si tôt ! Haha ! Tu me plais de plus en plus ! Allez, enfuyons-nous. Il n’y a pas un instant à perdre. »

Il s’approchait de moi, me rappelant que ma seule chance de m’en sortir était d’être portée sur son dos sur des kilomètres.

Malgré tout, je nourrissais encore l’espoir que Semion soit en vie. Et si par malheur, une pauvre fille comme moi était sa dernière chance, je ne pouvais pas l’abandonner.

Ellébore : « …Jamais de la vie ! »

Cette colère exprimée sans encombre le fit sursauter.

Shen : « Mais, tu comprends que c’est pour ton bien, non ? Si elle te trouve, elle te tuera ! Avec moi, tu seras en sécurité ! Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?! »

Il essayait de rester doux, mais les limites de son esprit l’effrayait. Il m’agrippa le poignet, contrarié. Le courant électrique le fit tomber à la renverse.

J’inspirais profondément. Je me savais en état de choc, et reprendre le contrôle sur mon corps n’était pas ma seule priorité. Je tentais de retrouver ma lucidité.

Ellébore : « Te rends-tu seulement compte de ce que tout ce que tu dis implique pour moi ? Mets-toi à ma place, Shen ! Tu vois bien que tu me fais peur ! Tu vois bien que je me sens mal quand tu m’approches ! Tu vois bien que c’est ignoble ce que tu me fais subir, mais tu continues ! Je ne te demande que de me laisser tranquille ! »

Sans céder aux larmes, je tentais de lui partager mon ressenti sans m’emporter. C’était peut-être naïf de ma part de tenter de lui expliquer, mais ça me tenait à cœur.

Shen : « Oh, tu es craquante quand tu t’énerves comme ça. Mais tu n’as pas à t’inquiéter ! Je suis avec toi ! Je ne veux que ton bien ! »

Ellébore : « Tu n’écoutes même pas… »

Il ne me prenait pas au sérieux. Il ne sut même pas interpréter la déception dans ma voix.

Mes jambes tremblaient, tandis que je poussais sur le sol, dos contre le tronc.

Shen : « Mais si ! J’écoute tout ce que tu dis ! Je comprends tout ! Mais pour l’instant, il faut que je t’emmène à l’abri, Ellébore ! »

Je soupirais. Que fallait-il pour qu’il cherche à considérer mes sentiments ?

Ellébore : « Si tu m’avais écouté, tu aurais compris que je n’irais nulle part avec toi… »

Alaia : « Laisse tomber. Un gros con de son espèce ne comprendra jamais ! »

Cette voix impitoyable venue du ciel fit sursauter Shen. La jeune femme se tenait en apesanteur, au-dessus de nous. Ses yeux luisaient de rage.

Shen : « O-oh ! M-mademoiselle ! Vous avez vu ?! Je l’ai-AAAAARRRHH !! »

Alaia : « Les déchets comme lui ne comprennent que la douleur. »

La sbire de Musmak atterrit à côté de moi, et soulevait Shen dans les airs, sans effort, comme si son étreinte se concentrait autour du cou de son sous-fifre.

Elle qui d’habitude ne faisait que hurler sa colère, agissait étrangement. Elle concentrait toute cette haine dans son regard.

-8-

Je restais immobile, presque fascinée par ce que je voyais. Ce type, tout ce qu’il m’avait fait endurer…

Le corps de l’homme commençait à se tordre dans des positions qu’il ne pensait pas pouvoir prendre.

Alaia : « Tu es vraiment le pire de tous ! Un demeuré dans ton genre ne devrait pas être autorisé à faire le malin ! Tu t’es pris pour qui, sérieux ? Un preux chevalier sur son cheval blanc ?! Même toi, t’es pas assez con pour croire à ton baratin ! Parce que oui, j’ai tout entendu, putain de crevard ! »

Au temps pour moi, elle ne mit pas longtemps avant d’extérioriser de nouveau.

Alaia : « Un enfoiré de ton niveau a pas besoin de ligaments, si ?! »

Elle s’empressa de mettre ses menaces à exécution.

Shen : « AAAAAAAAAAAAAAAAAAHHH !!! »

J’étais confuse, abasourdie. Deviner ce qui arrivait à son corps dans la pénombre me pétrifiait d’horreur. Et ses cris, c’était trop pour moi.

Shen : « AAAAAAAAAAHHH !!! »

Elle le tournait dans tous les sens. Elle l’étirait et le tordait comme un torchon.

Shen : « YAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !!! »

Cette voix était plus insupportable que jamais. Mais toute la colère que j’avais pu ressentir s’était tue en l’entendant.

Comme une poupée de chiffon, il n’était plus que le jouet de l’esper excédée.

Alaia : « Ben alors ?! T’aimais bien ça de faire souffrir les autres y a quelques instants ?! Qu’est-ce qui t’arrive ?! C’est moins drôle quand c’est toi qui souffre ?! J’en ai pas l’impression !! »

Shen : « AAAAAAAAAAAAAAAAAHHHHH !!! »

Sa voix faiblissait, comme si elle se muait en un sanglot.

Ellébore : « …Alaia, s’il te plaît… Arrête… »

Ce chagrin qu’elle n’espérait pas entendre derrière elle, la poussait à se tourner vers moi, indignée.

Je m’étais levée, adossée à l’arbre, les genoux encore tremblants. Mes yeux luisaient d’une profonde tristesse.

Alaia : « Mais j’y crois pas ! Elle est sérieuse, elle aussi ?! »

Son cri aurait pu me vriller les tympans, mais je me serais surtout passée de la remontrance que je sentais dans son regard.

Alaia : « Me dis pas que t’as déjà oublié ce qu’il comptait te faire ?! C’est un porc ! Il recommencera avec autant de pauvres filles qu’il le pourra ! Je rends service au monde entier en éliminant ce nuisible ! »

Sur ces paroles, elle fit se heurter Shen de tout son long au sol avant de le relever toujours plus haut, et de le faire s’écraser de plus en plus fort.

Sa résistance psychique semblait s’amoindrir à chaque fois, tout comme la colère d’Alaia ne cessait de la rendre plus forte.

Cette scène était surréaliste. Je réalisais ressentir de la reconnaissance envers Alaia. Elle m’avait sauvé… Et pourtant…

Je tombai sur mes genoux pour pouvoir attraper sa main.

Ellébore : « Alaia, je t’en prie… Tu vas le tuer… ! »

Avec dégoût, elle baissa les yeux vers moi.

Elle laissa Shen tomber derrière elle.

Alaia : « …C’est pas croyable… Vous êtes vraiment tous des décérébrés… »

Le bandit se tordait de douleur, mais le moindre mouvement rendait son calvaire pire encore. Dans l’état où il était, s’il n’y avait personne pour s’occuper de lui en permanence durant ces prochains mois, il mourrait.

En le voyant, rien ne semblait indiquer qu’il pourrait remarcher un jour.

Le corps brisé, il trouvait encore la force de gémir.

Shen : « …Ellébore… ! Ellébore… ! »

Ce râle d’agonie était une supplication. Il tentait de m’apercevoir, quitte à distordre ses muscles davantage. Je pouvais apercevoir la grimace insoutenable sur son visage vrillé.

Les rôles s’étaient inversés. J’étais la seule à bien vouloir le sauver.

Je ne pouvais pas le regarder plus longtemps, et me tournais vers mon ennemie, tourmentée.

Ellébore : « Merci d’être venue à mon secours, Alaia. Mais même s’il ne comprendra jamais, même si je ne vois pas grand chose de bon en lui… Le tuer n’est pas la solution, et il n’y a aucune raison d’en vouloir à sa vie. »

J’ignorais si Shen nous écoutait. Il répétait mon nom, encore et encore, comme si c’était la dernière chose qui lui restait.

Alaia : « Que ce soit avec lui ou avec toi, ça ne sert à rien de discuter. Vous êtes enfermés dans vos petits esprits. C’est dingue que vous ayez réussi à survivre tout ce temps avec ces œillères. Tu ne sais même pas reconnaître tes ennemis ! »

Je me relevais sur mes jambes, animée de forts sentiments.

Ellébore : « Je n’ai jamais demandé à avoir d’ennemis ! Si vous ne vous en étiez pas pris à Lucéard sans raison, je n’en aurais jamais eu ! »

Alaia : « Grandis un peu, chipie ! C’est ça la réalité ! Si t’es pas prête à te faire des ennemis, c’est que tu vis dans ton petit monde ! Mais si tu tiens tant à y rester, t’as qu’à pas te mêler des problèmes des autres ! »

Presque vexée, elle finit par réfléchir.

Alaia : « Je sais pas non plus pourquoi ce taré de Musmak en veut autant à ce gamin, et pour être honnête, je m’en contrefous ! C’est vraiment pas mon problème ! »

Ellébore : « Pourquoi suis-tu ses ordres, alors ?! Tu n’es pas obligée de t’en prendre à nous ! »

Alaia : « Oh, mais tu me gonfles ! Je fais ce que je veux ! Et- »

Shen : « Elléboooooooore… ! Elléboooooore… !! »

Ses longs cris rauques venaient de couper la parole à Alaia, qui bouillonna de l’intérieur.

Alaia : « Ça y est, j’en ai ma claque !! »

D’un mouvement sec, elle tourna son regard luisant vers Shen, le bras tendu et la paume ouverte dans sa direction.

J’avais déjà vu cette position. Je me sentais comme aspirée vers Shen.

Ellébore : « Non ! Alaia ! Pas ça !! »

Son poing se referma brutalement, et je sentis mon cœur se compresser dans ma poitrine.

Shen cessa aussitôt de crier et de se débattre. Le silence revint dans la forêt.

Alaia : « Oh. Ça fait un bien fou. »

Du sang coulait de son nez, jusqu’à ses lèvres.

Ellébore : « …Pourquoi ? »

J’y avais assisté, encore une fois. Je m’appuyais d’une main sur l’arbre. J’avais senti mon corps et mon esprit faiblir face à cette horreur.

L’esper aussi avait perdu son équilibre, mais resta debout jusqu’à ce que la douleur soit passée. Elle sortit un mouchoir de sa poche et frotta délicatement son visage.

Alaia : « Il faudrait que je sois en transe pour que l’éclatement psychique puisse être mortel. Tant que je contrôle aussi facilement mon esprit, je ne peux rien faire de plus que briser sa psyché. »

Elle fixait avec mépris le corps au sol.

Alaia : « Non seulement il ne fera plus de mal à qui que ce soit, mais il n’est pas mort. C’est bien ça que tu voulais, non ? »

J’étais toujours sans voix. Ce à quoi j’avais assisté était bien trop dur pour moi. Mes lèvres tremblantes finirent par se délier.

Ellébore : « …Bien sûr que non… ! »

Alaia : « Oh ? Eh bien, je t’écoute, petit génie ? Comment tu comptais l’empêcher de tenter de s’accaparer la première fille qui a le malheur de croiser sa route ? J’imagine que tu as une super idée ! »

Je prenais mes distances avec elle. J’étais capable de marcher.

Ellébore : « Tuer ou invalider quelqu’un n’est pas une solution, c’est tout… »

Alaia : « Oh, tu me gaves, toi aussi ! C’est pas une morveuse toute niaise dans ton genre qui va me dicter ma conduite ! Par contre, si moi je peux me permettre un conseil : si t’es pas aussi débile que tu le montres, tu ferais mieux de m’implorer ou de fuir, maintenant ! »

Que ce soit à distance ou trop près, je n’avais pas l’impression d’avoir la moindre chance face à elle. Je décidais pourtant de lui tenir tête.

Ellébore : « Je n’ai pas peur de toi. Mais j’aimerais savoir pourquoi tu participes à ça. Pourquoi s’en prendre à Lucéard ? Pourquoi le pourchasser ainsi ? Si tu n’en sais rien, pourquoi te plier aux ordres de Musmak ? »

Les veines sur son front étaient prêtes à exploser d’une seconde à l’autre.

Alaia : « Quelle arrogance ! Tu crois que ça m’amuse, c’est ça ?! Je passe le plus clair de mon temps avec un psychopathe dégueulasse, un grand benêt complètement paumé qui passe son temps à chialer, un type super imbu de lui-même qui fait que des coups en traître et la ramène sans arrêt, toujours recouvert d’une tonne de tissus qui pue, et enfin ce gamin débile, pourri gâté jusqu’à l’os, enfermé dans le corps d’un vieux répugnant qui joue au seigneur du mal ! Mais tu sais quoi ?! C’est comme ça ! Ils me laissent faire ce que je veux ! Et je peux passer mes nerfs sur toutes les pourritures que je croise, sans en subir les conséquences ! »

Je ne m’attendais pas à ce qu’elle s’épanche autant. Mais il ne faisait plus aucun doute que si elle était mon ennemie, son ennemie à elle était le monde entier.

Ellébore : « …C’est tout ce à quoi tu aspires ? Je suis sûre que non… »

Alaia : « Oh mais oui, que tu es bien-pensante ! Bouhouhou, que je suis cruelle ! Je m’en prends à tous ces pauvres petits enfoirés de mes deux ! Tu l’as bien vu, non ? Pour la plupart des hommes, je suis qu’un bout de viande qui se dandine ! Même toi et ton corps de gamine tu attires ces rebuts ! Il faut bien quelqu’un pour s’occuper de tous ces fumiers, non ?! Si j’ai bien une raison de rester avec la petite bande de Musmak, c’est que ces abrutis sont bien trop occupés à être des ordures pour s’intéresser à autre chose qu’eux, et c’est une qualité précieuse, tu peux me croire ! »

Je peinais à la suivre dans ses élucubrations, mais tentai de dialoguer malgré tout.

Ellébore : « J’ignore ce que tu traverses, mais il doit bien y avoir une solution… Si tu détestes tant les gens, il doit y avoir une raison, et je suis sûre que- »

Alaia : « Mais tu vas la fermer ?! »

Je sursautai. Dans le regard furieux d’Alaia se reflétait l’image d’une jeune fille, de douze ans tout au plus. Ses cheveux vermeilles s’agitaient lentement, et ses grands yeux violets débordaient de douceur et de bienveillance.

Cette timide enfant face à elle fit grimacer l’esper.

Alaia : « C’est pas possible d’être aussi naïve ! Si tu tends la main aux gens, ils te rongeront le bras, et ils ne s’arrêteront que quand tu l’auras réalisé, ou qu’il ne te restera plus rien ! Comment as-tu pu vivre aussi longtemps sans te rendre compte qu’il n’y a que des chiens enragés dans ce monde ?! »

Ellébore : « …Peut-être que si je suis encore là aujourd’hui, c’est que tu te trompes ! »

Alaia : « Peut-être que si personne n’a pu profiter de toi, c’est parce que tu n’es qu’une BONNE À RIEN !! »

Elle m’avait contrainte au silence avec ses mots. J’avais moi aussi mes propres démons, et même si elle n’avait pas pu le deviner, son cri venait de les réveiller.

Je restais béate, ne pouvant plus lui répondre.

Alaia : « Oh, on t’entend moins d’un coup ! La vérité, ça pique, hein ! »

Je ne savais pas quoi faire. Je ne savais pas quoi dire. Je ne pouvais pas la battre, je ne pouvais pas la raisonner.

Elle n’était pas arrivée là où elle était aujourd’hui sans raison. Nier ce qu’elle avait traversé ne pouvait pas m’aider à la raisonner.

Et si mes mots ne suffisaient pas, je n’avais vraiment plus rien à tenter. J’ouvrais la bouche, déjà vaincue.

Alaia : « Non, c’est bon, te donne pas la peine. J’en ai plus qu’assez d’écouter tes pleurnicheries ! »

Mon corps se raidit.

Alaia : « Tu sais ce qui me saoule par-dessus tout ? Les petites chipies dans ton genre qui me prennent de haut ! Qui se la jouent compatissantes alors qu’elles ne comprennent rien ! T’es pas mieux que Shen de ce côté-là ! Et les merdeuses dans ton genre pétries de bonnes intentions, je leur fais découvrir de toutes nouvelles douleurs ! »

Avant de décoller du sol, je brisais son étreinte psychique.

Alaia : « Tch ! C’est vrai que tu sais faire ça ! Mais maintenant que tu es seule, ça ne change plus rien du tout ! Tu es trop nulle pour faire quoi que ce soit, tu ne serais même pas capable de me fuir ! Quand j’en aurais fini avec toi, tu regretteras de ne pas être devenue un putain de glaçon ! »

Elle força sur sa rage pour déraciner un long rocher derrière elle.

Alaia : « C’est ta dernière chance de m’implorer ! Après il sera trop tard ! »

Je me sentais si mal. Je n’avais pas le cœur à lutter.

Ellébore : « …Je suis désolée… »

La pierre s’arrêta en l’air. Ces mots étaient sincères, et Alaia décoléra subitement.

Ellébore : « …Désolée de devoir me battre contre celle qui m’a sauvée ! FLASH ! »

Profitant de l’obscurité, je créais une lumière concentrée qui éblouit mon adversaire.

Alaia : « Ah ! Je te hais ! Je te hais ! »

Quand elle put rouvrir les yeux, je n’étais plus là. Ses cris avaient étouffé le son de mes pas.

Alaia : « Tu perds rien pour attendre !! »

Je m’éloignais aussi vite que je le pouvais, mais il n’y avait plus aucune détermination dans mon regard.

…Désolée… Tout le monde, je suis désolée…

Alaia s’envola à ma poursuite, laissant derrière elle le corps inanimé de Shen.

Dans le silence de la nuit, il poussa un dernier soupir.



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