Chapitre 204 – Arrodes
En voyant la scène dans le miroir d’argent, Klein prit un air pensif.
Ce miroir est très puissant, il a même un nom. Il semblerait qu’il s’agisse d’un Artefact Scellé vivant…
Un objet comme celui-ci n’est sans doute pas trop dangereux, mais il est très difficile de le sceller. Il est rarement utilisé, sauf dans des situations spéciales. Ce Ikanser Bernard de la Conscience Collective des Machines semble être quelqu’un de haut placé. Ce doit être un diacre et certainement pas un simple diacre…
La divination étant limitée, je n’obtiendrais pas de meilleur résultat que ce miroir d’argent, même si je me transportais au-dessus du brouillard.
Aucun moyen de savoir à quoi ressemble l’Apôtre du Désir. Il y a une multitude de gens à Backlund qui ont les pommettes hautes et les yeux bleus…
Alors que Klein était plongé dans ses pensées, la scène produite par le miroir d’argent se dissipa et apparurent des mots écrits en rouge sang :
« Selon le principe de réciprocité, c’est à mon tour de poser une question. Si vous mentez ou êtes incapable de répondre, vous devrez accepter une mission que je vous donnerai ou subir une pénalité. »
Klein fronça les sourcils.
Un miroir Action ou Vérité ? Intéressant…
Les mots, qui ressemblaient à des gouttes de sang, formèrent alors une nouvelle phrase : « Quel est le vrai nom de Lumière Rouge ? »
Lumière Rouge ? L’un des leaders de la Grande Confrérie Blanche ? L’une des sept lumières pures au-dessus du monde des esprits ?
Le jeune homme réfléchit attentivement, mais il n’avait pas la réponse.
Il ne connaissait que Venithan, ou Lumière Jaune.
La pomme d’Adam d’Ikanser montait et descendait, et de la sueur apparut sur son front.
Après un bref moment de silence, il prononça d’une voix grave : “Nanides !”
« Faux ». Une nouvelle phrase rouge sang se forma : « Mission ou pénalité ? »
Le visage d’Ikanser exprimait clairement une lutte intérieure. Finalement, il soupira et répondit : « Pénalité. »
Il n’avait pas fini de parler qu’un éclair blanc argenté, comme surgi de nulle part, vint frapper sa tête.
Il y eut un grésillement. Les cheveux d’Ikanser se dressèrent et il s’effondra avec un bruit sourd. De petites bouffées de fumée noire s’échappaient de son corps.
Le miroir se mit alors à flotter tout seul et vint se poser sur le bureau.
Au bout de deux secondes, Ikanser se releva en titubant et s’assit là, haletant et tremblant.
Klein observait en silence, ne sachant comment réagir.
Au bout d’un moment, l’homme, qui était un peu remis, le regarda et lui dit avec un sourire forcé :
– « Vous avez sans doute entendu parler des Artefacts Scellés. Vous n’êtes pas sans savoir qu’ils ont certains effets négatifs. »
– « En effet. » Klein regarda les cheveux dressés sur la tête d’Ikanser et comprit soudain pourquoi il avait cette coiffure frisée, hirsute et rebelle. Il ne put s’empêcher d’ajouter : « En fait, vous pouviez faire l’interrogatoire seul. Il n’était pas nécessaire que je sois présent. »
– « Ouf… Pour utiliser ce miroir, il faut quelqu’un qui regarde à côté » expliqua l’homme qui tremblait encore.
C’est très sensible…
Klein s’approcha de la table et intrigué, regarda attentivement le miroir argenté. Mis à part les motifs étranges et les deux yeux décoratifs, l’Artefact Scellé n’avait rien de spécial.
Ikanser, qui se tenait devant lui, de profil, eut un petit rire tremblant :
– « Vous pouvez lui poser des questions. Nous n’y voyons pas d’inconvénient. »
– « Non, je n’en ai pas l’intention. »
Comment Klein aurait-il pu jouer à Action ou Vérité avec une sorte de planche de ouija ?
Tout en parlant, il tenta de toucher le bord du miroir argenté.
C’est glacé et il y a une sensation métallique…
Le jeune homme se faisait cette réflexion lorsqu’il vit l’antique miroir trembler légèrement.
Puis une phrase écrite en blanc apparut à sa surface : « Votre loyal et humble serviteur, Arrodes, à votre service. »
Ah ?
L’esprit momentanément vide, Klein s’éloigna de la table sans changer d’expression.
Que se passe-t-il ? Il y a un instant, d’une froideur impitoyable, ce miroir jouait encore à Action ou Vérité avec les gens… Comment a-t-il pu changer en un clin d’œil ? se demandait-il, à la fois amusé et perplexe.
Très vite, une hypothèse lui vint :
Cet Artefact connaît le vrai nom de Lumière Rouge. Il semble donc, dans une certaine mesure, lié au monde des esprits… Tout comme l’espace mystérieux au-dessus du brouillard gris… Au moins, quand je m’invoquerai, je pourrai voir ce qui semble être le monde des esprits après avoir franchi la porte…
Ce miroir nommé Arrodes est-il capable de percevoir l’aura du brouillard gris ?
Alors que ces pensées défilaient dans son esprit, Klein vit qu’Ikanser, rétabli, se relevait. Il s’empara de l’antique miroir d’argent tandis que les deux autres membres présents dans la pièce cessaient de faire semblant de n’avoir rien vu et fouillaient la chambre sans but.
Ces inspections terminées, Klein fit ses adieux à Ikanser et compagnie, et alla retrouver Isengard Stanton qui était retourné dans la salle d’activité.
– « Que faisons-nous à présent ? » demanda-t-il de but en blanc.
Isengard prit une expression solennelle :
– « Faisons en sorte que Stuart et les autres fassent emménager leurs familles ici. Il sera plus facile de les protéger. Cela dit, ce ne peut être qu’une solution à court terme.
« Vous, moi et Kaslana agirons normalement et bénéficierons d’une protection secrète. Espérons que l’Apôtre du Désir sera retrouvé au plus vite.
« Vous êtes un fidèle du Dieu de la Vapeur et des Machines, n’est-ce pas ? »
– « Oui », répondit Klein traçant sur sa poitrine un Emblème Sacré triangulaire.
En même temps, il était un peu déconfit :
Dans un avenir proche, je serai contraint de me rendre à la salle de bains si je veux me transporter au-dessus du brouillard…
…
Quartier de l’Impératrice, dans l’opulente villa du Comte Hall…
Audrey jeta un coup d’œil à l’horloge murale aux formes élégantes et en dépit de sa nervosité et de son excitation, s’assit lentement devant sa coiffeuse.
Elle se préparait à se rendre chez Escalante, son professeur de psychologie, et à franchir l’étape clé pour devenir un membre officiel des Alchimistes de la Psychologie.
Mais avant cela, il lui fallait se réserver un moment pour solliciter l’aide du Fou.
Je devrais être en mesure de voir l’ange cette fois, non ? se dit-elle, impatiente.
Après quelques secondes de silence, elle joignit les mains au niveau de son visage et psalmodia doucement le titre honorifique du Fou.
Au 15 de la rue Minsk, Klein, debout dans le salon, soupira en constatant que le calme était revenu.
Pour lui, l’Apôtre du Désir ne représentait qu’un danger, mais pour Stuart et les autres, c’était un changement dans leur vie.
J’espère que la question sera réglée au plus vite… Parmi tous ces Transcendants et tous ces Artefacts Scellés, il doit bien y avoir quelque chose d’efficace contre la voie du Diable…
Le jeune homme en était là de ses réflexions lorsqu’il entendit soudain une série de supplications irréelles.
Ce doit être Mlle Justice…
Comme il s’y était préparé, il regarda autour de lui et se dirigea vers la salle de bain comme si de rien n’était.
La porte verrouillée, il ne put s’empêcher de soupirer intérieurement :
Ma vie aussi a quelque peu changé…
Avant que la menace que représentait l’Apôtre du Désir ne soit éliminée et discrètement protégé par la Conscience Collective des Machines, il devait se rendre le moins possible au-dessus du brouillard.
La semaine prochaine, pour la réunion du Club du Tarot, il faudra simplifier le programme. Mais même compressé, cela prendra près de dix minutes. Voyons, la constipation est une chose très normale. Qui a dit que les Transcendants ne pouvaient pas être constipés ?
Optimiste, Klein fit quatre pas dans le sens inverse des aiguilles d’une montre et se retrouva au-dessus du brouillard gris.
Audrey, quant à elle, fit ce qu’on lui avait enseigné. Elle mit en place un rituel simple et entra dans un état de « somnambulisme artificiel ».
Sitôt qu’il aperçut sa silhouette floue dans l’étoile cramoisie, Klein suivit la procédure : il utilisa son Corps Spirituel pour contenir la carte de l’Empereur Noir, puis prit la figurine de papier qu’il avait découpée – ses talents, dans ce domaine s’étant améliorés – et la lança.
Comme prévu, la figurine recueillit l’énergie qui se dégageait du brouillard et prit la forme d’un ange gigantesque doté de douze paires d’ailes noires.
Audrey vit alors cet ange sacré et majestueux descendre devant elle et l’envelopper de ses ailes. Durant un certain temps, elle resta sans voix.
Un ange, l’ange de M. Le Fou… Et il a même douze paires d’ailes… un archange ! Il est exactement tel que le décrivent les légendes canoniques… C’est aussi un ange de notre Club du Tarot !
La silhouette de l’ange s’estompa rapidement et Audrey ressentit soudain une impression d’extrême douceur.
Ravie et tout excitée, elle remercia pieusement Le Fou puis appela ses domestiques et leur demanda de se préparer en vue de sa sortie.
Klein sourit et retourna au salon. Perdu dans ses pensées, il regarda le trou que la balle avait laissée sur le mur.
Devrais-je le cacher avec un tableau bon marché ou le reboucher et peindre par-dessus ?
…
Dans la maison d’Escalante, Quartier Hillston, Septième Avenue…
Laissant au salon sa femme de chambre et son garde du corps, Audrey, accompagnée de son imposant golden retriever, suivit la maîtresse de maison dans la salle d’activités.
Deux hommes attendaient là. Hilbert Alucard, le psychologue qui lui avait été présenté par Lady Norma et Stephen Hampres, qui avait organisé la précédente discussion sur la psychologie.
Bien que ce fût l’heure de la réception, une seule bougie brûlait dans la pièce.
Celle-ci était placée au centre de la table basse et sa faible flamme jaune vacillait, dispersant l’obscurité qui régnait dans la salle d’activité.
Les salutations terminées, Hilbert – un homme à la peau légèrement brune due à une infime quantité de sang du Continent Sud – jeta un coup d’œil à Susie, mais sans dire un mot.
Audrey eut un sourire :
– « Je me sens plus en sécurité lorsqu’elle n’est pas loin de moi », s’excusa-t-elle.
Susie, de son côté, posa sur Hilbert un regard innocent.
– « C’est compréhensible. Asseyez-vous, je vous en prie », dit aimablement l’homme en prenant place sur un canapé de l’autre côté de la table basse. Hampres et Escalante l’imitèrent.
Lorsqu’Audrey se fut assise, Hilbert releva la mèche de la bougie pour qu’elle donne un peu plus de lumière et à travers celle-ci, regarda la jeune fille.
– « À présent, répondez-moi honnêtement. Êtes-vous certaine de vouloir rejoindre les Alchimistes en Psychologie ? »
À la lumière de la bougie, ses yeux semblaient teintés d’un soupçon d’or et tout au fond de ses pupilles on pouvait voir comme un autre œil, un œil vertical.
L’esprit d’Audrey partit un instant à la dérive, puis, se reprenant, elle hocha légèrement la tête et répondit :
– « Oui ».
– « Blesserez-vous intentionnellement les Alchimistes en Psychologie ? »
Il y avait, dans son ton, une étrange incitation. On aurait dit que si la personne interrogée donnait une réponse affirmative, elle allait involontairement s’y conformer du fond de son être.
– « Non », répondit très logiquement Audrey.
Les quelques questions d’usage terminées, Hilbert, Escalante et les autres soupirèrent de soulagement.
Le premier eut un sourire :
– « Souhaiteriez-vous ajouter quelque chose ? »
Audrey hésita un instant puis répondit avec sincérité.
– « J’ai acheté un jour la formule du Spectateur lors d’un rassemblement Transcendant. Je suis déjà une Spectatrice. »
Ce fameux rassemblement a pour nom le Club du Tarot… pensa-t-elle avec fierté.